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Bruno De Wever: « Plus jamais la guerre ? Je pense que la guerre est parfois une absolue nécessité »

La Première Guerre mondiale a-t-elle vraiment semé les graines d’un second embrasement mondial ? La Seconde Guerre mondiale a-t-elle réellement commencé avec le traité de Versailles ? Le point avec le professeur Bruno De Wever.

Si vous regardez aujourd’hui la première moitié du XXe siècle, voyez-vous deux guerres mondiales ou la seconde est-elle le résultat de la première ?

De Wever : C’est le cliché d’une guerre de trente ans, qui aurait duré de 1914 à 1945. Sauf que cette idée se base en grande partie sur un point de vue européen : c’est oublié un peu vite qu’il s’agissait tout de même de guerres mondiales. D’un autre côté, il semble évident que les causes de la Seconde Guerre mondiale peuvent être recherchées dans la manière dont la Première Guerre mondiale a été traitée. Vu sous cet angle, vous pouvez effectivement en faire un seul et unique épisode.

Comment les historiens verront-ils cela dans cent ans ?

Il y aura probablement plusieurs écoles, comme c’est déjà le cas aujourd’hui. En ce qui me concerne, les différences sont claires. Pourtant, certainement dans un cadre européen, la Seconde Guerre mondiale peut s’expliquer beaucoup plus simplement que la Première. La Seconde Guerre mondiale, c’est Adolf Hitler et la voie était libre. Par contre, les historiens continueront d’être en désaccord sur ce qui a causé la Première Guerre mondiale. L’Europe était alors au sommet de sa puissance mondiale et avait progressé dans tous les domaines. C’était la belle époque ! Comment tous ces pays ont-ils pu se suicider de cette façon? La plupart des historiens s’accordent sur une cause structurelle: des tensions existaient lors de la deuxième révolution industrielle autour des besoins des pays, mais aussi sur la façon dont la politique mondiale glissait vers un nationalisme plus économique. Cela rendait les chefs de gouvernement nerveux. La superpuissance industrielle allemande dépendait de la bonne volonté des autres empires qui l’approvisionnaient en matières premières. La création de grandes organisations internationales autour du libre-échange, comme nous essayons de le faire aujourd’hui, aurait permis de trouver des solutions à ces problèmes. C’est, je pense, la cause profonde de cette guerre. Et c’est un problème auquel on ne s’est pas non plus attelé après 1918. Le monde a eu besoin d’une Seconde Guerre mondiale pour que cette idée devienne une réalité.

Caricature d'Hitler de 1939 avec le titre'Vredesbespreking'. Au nom de la
Caricature d’Hitler de 1939 avec le titre’Vredesbespreking’. Au nom de la  » plus jamais de guerre  » – je pensais que rien n’avait été fait contre la faim dans la région d’Hitler. C’est ainsi que l’Europe s’est à nouveau retrouvée dans un conflit majeur. Bibliothèque nationale d’Israël, Jérusalem© Bibliothèque nationale d’Israël, Jérusalem

Adolf Hitler était-il la conséquence directe de la façon dont la Première Guerre mondiale a été gérée ?

Non, il n’en est pas une conséquence directe. Mais le contexte qui découle d’un accord de paix qui a fait de l’Allemagne la seule coupable lui a fait payer pour l’ensemble des dommages de guerre – ce n’était pas intelligent.

Le traité de Versailles était-il une erreur ?

C’était une erreur dans le sens que cela plaçait l’Allemagne dans une position impossible. Mais dans l’histoire, rien n’est jamais joué d’avance: si le krach boursier ne s’était pas produit en 1929, l’histoire aurait pu tourner autrement. Quoi qu’il en soit, dans toute l’Allemagne, de gauche à droite, on s’accordait à dire que le traité de Versailles était une paix imposée et qu’il n’était pas raisonnable de laisser l’Allemand lambda, qui lui aussi avait souffert au front, payer pour la guerre.

Qu’est-ce qui a joué le plus grand rôle dans le revanchisme allemand : les réparations financières ou la perte de territoire ?

C’est l’ensemble. Les réparations ont touché en premier lieu la classe moyenne allemande. Surtout après la dévaluation, l’occupation franco-belge de la Ruhr et les grèves. Or il est désastreux d’avoir une classe moyenne appauvrie. C’est toujours la meilleure recette pour une radicalisation. Ceci dit, les territoires perdus, à l’Est, en Pologne, l’Alsace-Lorraine, ou encore dans les colonies, auront certainement aussi joué un rôle. Il est difficile de dire ce qui a pesé le plus lourd.

Panorama de l'usine Bayer à Elberfeld, vers 1895. En tant que superpuissance industrielle, l'Allemagne a dû compter sur la bonne volonté d'autres empires pour l'approvisionnement en matières premières. Cela a conduit à de grandes tensions et à un nationalisme économique accru.
Panorama de l’usine Bayer à Elberfeld, vers 1895. En tant que superpuissance industrielle, l’Allemagne a dû compter sur la bonne volonté d’autres empires pour l’approvisionnement en matières premières. Cela a conduit à de grandes tensions et à un nationalisme économique accru.© Deutsches Historisches Museum, Berlin

N’y a-t-il pas eu une sorte de démobilisation mentale après 1918 ?

C’est tout le paradoxe de ce grand massacre d’êtres humains. Il a introduit, pour toute une génération, l’idée qu’elle ne voulait, coûte que coûte, plus jamais la guerre. Et pourtant, trente ans plus tard, elle est à nouveau là. Surtout dans l’Europe démocratique – dans les années 1930, cela concernait l’Europe occidentale à l’exception de l’Allemagne, de l’Autriche et l’Italie, la population et la classe politique pensaient mordicus qu’il fallait éviter à tout prix une nouvelle guerre. Et ça, quelle que soit la façon dont on tourne la question, c’est une partie du problème. Presque tous les historiens s’accordent à dire que si le Royaume-Uni et la France étaient intervenus lors de la militarisation de la Rhénanie par l’Allemagne en 1936, cela aurait sonné le glas d’Hitler. L’Allemagne n’était pas en mesure de riposter à ce moment-là.

Hitler était-il en meilleure position en 1938, après la conférence de Munich ?

Toujours pas suffisamment, sauf que les Britanniques et les Français n’ont pas bronché et ont sacrifié la Tchécoslovaquie à la faim de conquête d’Hitler. Et pourquoi ne sont-ils pas intervenus ? Parce que la classe politique savait bien que la population ne voulait pas d’une guerre et n’avait pas le courage de l’imposer. C’est facile de le dire après coup, mais ils auraient peut-être pu éviter la Seconde Guerre mondiale s’ils avaient été prêts à se battre à ce moment-là. Je ne suis pas d’accord avec l’idée que la guerre est par essence mauvaise. Si vis pacem, para bellum. Je pense que la guerre est parfois une absolue nécessité.

« Certes, dans une Europe démocratique, la population et la classe politique pensaient toutes deux qu’une nouvelle guerre devait être évitée à tout prix ». Affiche du Parti socialiste britannique, 1935.© Library of Congress, Washington DC

Les expériences personnelles d’Hitler au front ont-elles joué un rôle?

Le fait qu’il ait connu la défaite, la misère et la désillusion lui a certainement donné un capital symbolique. Comme c’est généralement le cas avec les ex-combattants : ils ont voulu créer un Nouveau Monde et c’est la désillusion qui les attend. Les bons soldats ne sont pas toujours les meilleurs politiciens. Lorsqu’on est au front, on vit avec l’idée que les choses iront mieux quand l’enfer sera fini. Mais le monde continue de tourner et très vite on se retrouve à faire la queue pour une miche de pain et on n’est plus le héros soldat, mais un citoyen lambda. Après la Première Guerre mondiale, ce constat a joué un grand rôle, surtout dans les pays qui étaient dans le camp des perdants. Mais aussi dans des pays gagnants, comme l’Italie et le Japon, la déception était grande : nous sommes-nous battus pour cela ?

Cette déception est-elle à l’origine de la fameuse légende du coup de poignard en Allemagne?

En partie. Lorsque la capitulation inconditionnelle fut signée, l’empire allemand était déjà dissous. Les militaires pensaient qu’il serait préférable pour l’Allemagne qu’il y ait un autre régime à la table des négociations. La République de Weimar existait de fait avant l’armistice. Cela a facilité l’émergence de ce qui est rentré dans l’histoire comme la légende du coup de poignard. Aujourd’hui, vous appelleriez ça une fake news, mais tout le monde l’a alors gobé sans sourciller. Cette légende voulait que l’Allemagne n’eût pas été vaincue sur les champs de bataille, mais que l’armée eût été poignardée dans le dos par des groupes communistes de gauche, contrôlés par les Juifs. Une sorte de conspiration judéo-bolchevique. Une telle théorie de conspiration ne peut fonctionner que si on sort certains éléments factuels de leur contexte. L’Allemagne était à cette époque très instable et était confrontée à des sursauts révolutionnaires dans certaines villes, mais aussi dans l’armée. La répression la Ligue Spartacus, un mouvement politique d’extrême gauche marxiste révolutionnaire, par la République de Weimar en 1919 a par exemple aussi alimenté ce genre d’histoire. Pour Hitler, cette légende du coup de poignard était le parfait alibi pour créer un ennemi national qui rassemblerait le peuple autour de lui. En 1933, lorsqu’il arrive au pouvoir l’antisémitisme est une partie de son programme.

Berlin, années 1920 : cette femme chauffe avec des marks allemands parce que c'est moins cher que d'acheter du carburant avec l'argent. Une classe moyenne appauvrie est la meilleure recette pour la radicalisation.
Berlin, années 1920 : cette femme chauffe avec des marks allemands parce que c’est moins cher que d’acheter du carburant avec l’argent. Une classe moyenne appauvrie est la meilleure recette pour la radicalisation.© Calisphere – UC Berkely, Bancroft Library

Lors des négociations de paix à Paris, le président américain Woodrow Wilson a mis sur la table le droit des peuples à l’autodétermination. Cela n’a pas été un grand succès par la suite. Les esprits n’étaient-ils pas encore mûrs ?

L’idée de Wilson était que les gens devraient pouvoir décider par eux-mêmes à quel pays ils veulent appartenir. La Première Guerre mondiale a signifié la fin non seulement de l’empire allemand, mais aussi de l’empire tsariste russe, des empires habsbourgeois et ottoman. Les territoires de ces empires devaient être redistribués, mais le problème était qu’ils étaient tous des États multiethniques. Et les pays dans lesquels ils ont été divisés étaient, à leur tour, des États multiethniques. La Pologne, par exemple, qui a vu le jour avec le traité de paix germano-russe de Brest-Litovsk n’était pas une Pologne homogène, surtout après l’élargissement du territoire aux dépens de la Prusse. Toute l’Europe de l’Est et les Balkans étaient un patchwork de peuples, avec d’importantes minorités juives. Une ville comme Vilnius était à moitié juive.

Forcés à genoux, les Allemands appauvris sont prêts à signer les termes de la paix. À l'arrière-plan, on voit un soldat allemand qui n'est manifestement pas prêt à se rendre.
Forcés à genoux, les Allemands appauvris sont prêts à signer les termes de la paix. À l’arrière-plan, on voit un soldat allemand qui n’est manifestement pas prêt à se rendre.© US National Archives. NARA

Est-ce aussi pour cette raison que la Société des Nations, fondée en 1919, a échoué ?

Elle a échoué principalement parce que les États-Unis eux-mêmes n’y ont pas participé en raison de développements politiques internes et se sont retirés dans un certain isolationnisme. L’Europe devait à nouveau se débrouiller seule alors que la France et le Royaume-Uni étaient en désaccord sur la sécurité collective. Un deuxième problème était que ses structures décisionnelles n’étaient pas bien structurées et que la France et le Royaume-Uni l’utilisaient pour promouvoir leurs propres intérêts, y compris ceux de leurs colonies. L’Allemagne en a été exclue et l’Union soviétique n’a pas été autorisée à y jouer un rôle, car elle était considérée comme un paria – un État voyou, dirions-nous aujourd’hui. Il en résulte que la Société des Nations ne représente pas le monde dans son ensemble et qu’elle n’est pas parvenue à résoudre les conflits. La Société des Nations a bien condamné le Japon lorsqu’il a agressé la Chine en Mandchourie ou l’Italie qui a annexé l’Abyssinie – aujourd’hui l’Éthiopie -, mais ces pays ont simplement annulé leur adhésion. Cependant, l’échec de la Société des Nations n’a pas empêché, qu’en marge de l’organisation, des institutions aient été créées et que celles-ci subsistent encore aujourd’hui, telles que l’Unicef et l’Organisation internationale du travail.

Que représentait la Belgique dans l’entre-deux-guerres ?

Pas grand-chose. Elle n’était plus la grande puissance industrielle d’avant 1914. L’impact économique de la guerre sur notre pays a été important et la Belgique, en tant que pays exportateur, a également été particulièrement touchée par le krach boursier et la crise économique qui a suivi.

L'introduction du droit des peuples à l'autodétermination - une idée du président américain Wilson - a marqué la fin de plusieurs empires, mais a créé de nombreux États-nations.
L’introduction du droit des peuples à l’autodétermination – une idée du président américain Wilson – a marqué la fin de plusieurs empires, mais a créé de nombreux États-nations.© DR

Albert Ier fit rapidement appel à un certain nombre de dirigeants économiques et politiques au château de Loppem. C’était un coup de maître ou une erreur brutale ?

Il y avait ceux qui l’accusaient d’un coup d’État : le « coup de Loppem ». Une histoire est du même tonneau que celle du coup de poignard en Allemagne, un mythe créé par un certain groupe. Mais à Loppem, la démocratie, telle que nous la connaissons aujourd’hui, s’est mise en place. Albert Ier était le commandant en chef de l’armée et il revint de l’Yser avec le prestige du roi chevalier. Il aurait aimé consolider cette position dans la Belgique de l’après-guerre. Il voulait plus de pouvoir et c’est pourquoi il a appelé les pouvoirs qui comptent autour de lui : les politiciens, les banquiers, les dirigeants syndicaux, et ainsi de suite. L’accord le plus important conclu à Loppem a , bien entendu, été l’introduction immédiate d’un droit de vote unique et universel.

Pourquoi cela devait-il aller aussi vite ?

Parce que le système pouvait, de cette façon, s’adjoindre le mouvement ouvrier. Ils observaient avec crainte l’Allemagne, où se déroulait, à l’époque, le soulèvement de la ligue Spartacus. Bien sûr, ils voulaient aussi éviter à tout prix un scénario à la soviétique. Le Parti ouvrier belge avait lui besoin de ce suffrage universel unique pour avoir plus de poids au Parlement : le parti est presque immédiatement devenu aussi important que le Parti catholique. Sauf que ceux qui voyaient Loppem comme un « coup d’état  » s’en sont servis sans vergogne. Le roi avait déjà demandé au socialiste Emile Vandervelde pendant la guerre de devenir ministre sans portefeuille et dans les tripartites d’après-guerre, des socialistes avaient également obtenu des portefeuilles de ministres. Cela confortait l’idée, pour en tout cas une partie de la droite, d’une prise de pouvoir socialiste. Cela a poussé vers l’extrême droite un certain nombre de groupes qui refusaient le droit de vote unique et, de façon plus générale, la démocratie.

L'ange de la paix tente de freiner le limier italien, mais le dictateur Mussolini se moque de la Société des Nations (proposée par le ministre belge Hymans) et continue avec l'annexion de l'Abyssinie, l'actuelle l'Ethiopie.
L’ange de la paix tente de freiner le limier italien, mais le dictateur Mussolini se moque de la Société des Nations (proposée par le ministre belge Hymans) et continue avec l’annexion de l’Abyssinie, l’actuelle l’Ethiopie.© DR

La démocratie en Belgique a-t-elle vraiment, à un moment ou à un autre, été en danger?

Non, pas vraiment. Pas même dans les années 30. Pas même lorsque Léon Degrelle était, en 1936, au sommet de son pouvoir avec Rex. Même alors, la droite antidémocratique n’a obtenu qu’un quart des voix. Alors que Rex était le représentant par excellence de ceux qui n’ont jamais accepté l’accord de Loppem.

La Belgique a-t-elle joué un rôle international dans l’entre-deux-guerres ?

Pendant la guerre, la Belgique est devenue de facto un allié du Royaume-Uni et de la France. Après 1918, il en résulta un accord militaire entre la Belgique et la France qui visait à organiser ensemble leur défense. Les deux pays ont également occupé, lorsque l’Allemagne n’a pas suffisamment remboursé ses paiements de recouvrement, ensemble la région de la Ruhr. Mais au moment où Hitler est arrivé au pouvoir en Allemagne et a clairement fait savoir qu’il voulait se venger de l’accord de Versailles, l’alliance avec la France est devenue un boulet au pied d’une bonne partie de la politique belge. À l’image d’une grande partie de la population, ils estimaient qu’une Belgique neutre et indépendante avait de meilleures chances de se tenir à l’écart de toute guerre future. Comme les Pays-Bas en 1914. Nous connaissons le résultat. Encore une fois, il y avait cette idée que nous ne voulions plus être tués pour un conflit international qui ne nous concerne guère.

Le roi Albert et son fils, le prince héritier Léopold, dans le château de Loppem, 1918. A Loppem, le roi de Belgique a conclu un accord sur l'introduction du droit de vote unique pour les hommes de 21 ans et plus.
Le roi Albert et son fils, le prince héritier Léopold, dans le château de Loppem, 1918. A Loppem, le roi de Belgique a conclu un accord sur l’introduction du droit de vote unique pour les hommes de 21 ans et plus.© DR

Le fait que Léopold III succède à Albert Ier en 1934 a-t-il influencé la politique étrangère belge ?

Comme son père, Léopold III reste commandant en chef de l’armée. Une position qui lui permet de peser sur les alliances militaires. Léopold III voulait vraiment suivre les traces de son père et garder l’indépendance de la Belgique. C’est moins connu du grand public, mais pendant la Première Guerre mondiale, il y avait déjà eu une question royale. Albert a supposé que le pays, en tant qu’État neutre, devait respecter ses obligations internationales et qu’il ne devait défendre que son territoire. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait derrière l’Yser. Mais si l’Allemagne avait été prête à quitter la Belgique, le pays aurait de fait, si cela dépendait du roi, suffisamment rempli ses obligations. On sait qu’Albert visait surtout la paix et qu’il essayait de trouver des ouvertures. Il n’a donné le commandement suprême de l’armée belge qu’en 1917 aux alliés. Jusque-là, le chef de l’exécutif, Charles de Broqueville, se voyait contraint à une diplomatie de navette entre De Panne, où séjournait le roi, et le commandement allié. Comme son père, Léopold III voulait rétablir l’indépendance de la Belgique, c’est pourquoi il voulait renoncer à l’accord avec la France. Mais quand la Belgique s’engage tout de même, en 1940, dans la guerre et que Léopold reste, contre la volonté de son gouvernement, dans notre pays occupé, cela va lui être lourdement reproché après la guerre.

La position d’Albert n’a jamais vraiment été compromise après 1918 ?

Non. Mais pendant la guerre elle-même, les choses ont aussi été très dures, parfois jusqu’à un manque de confiance.

Albert a facilement accédé à la demande d’introduction du suffrage universel unique, mais les flamingants se sont retrouvés face à un mur à Loppem…

Albert n’avait aucune objection à une néerlandisation de l’université gantoise, tant qu’il y avait une université francophone à Gand. Selon lui, le bilinguisme de la Flandre était nécessaire à la survie du royaume. Quand Frans Van Cauwelaert s’en ouvre à lui, il comprend qu’il doit agir. Sauf que, politiquement, chaque pas vers la néerlandisation était presque perçu par les puissances francophones comme une continuation de la Flamenpolitik de l’occupant. Cette politique avait été inventée avant la guerre à Berlin dans le cadre d’un plan géopolitique visant à étendre la zone d’influence allemande à l’ouest, au détriment de la France. Comme le néerlandais est une langue germanique, Berlin a supposé qu’un mouvement pro-allemand pourrait être mis en place en Flandre. La néerlandisation de l’Université de Gand en 1916 a été un chef-d’oeuvre politique. Tout ce pour quoi ils s’étaient déjà battus avant la guerre, les flamands se le voyaient soudain offrir un plateau. C’était très tentant pour certains d’entre eux.

Alors que son père Albert Ier a gagné beaucoup de prestige en tant que commandant en chef de l'armée belge derrière l'Yser, une politique similaire sera lourdement reprochée à son fils Léopold III après la seconde guerre mondiale.
Alors que son père Albert Ier a gagné beaucoup de prestige en tant que commandant en chef de l’armée belge derrière l’Yser, une politique similaire sera lourdement reprochée à son fils Léopold III après la seconde guerre mondiale.© Congress, Washington DC

Mais pas pour tous. Tous les flamands n’étaient pas d’accord.

C’est même le contraire. La plupart ont dit « non, ne le faites pas ! », Frans Van Cauwelaert en premier lieu. Il a trouvé que l’université ainsi offerte par l’occupant était un cadeau empoisonné, et son analyse était très juste. Cela n’allait pas plaire à la population. L’Allemagne avait envahi la Belgique de manière barbare et massacré des milliers de citoyens. Des centaines de milliers de jeunes hommes ont combattu sur le front contre la même Allemagne et le régime d’occupation a été impitoyable à tous égards. Les Belges avaient faim. Cela n’a pas empêché une partie du mouvement flamand de s’associer au plan allemand. Un poste à l’université restait quelque chose d’intéressant. À l’époque, un professeur était encore un homme qui avait des domestiques.

Frans Van Cauwelaert a écrit pendant la guerre un programme minimum pour le flamand. Pourquoi n’en a pas tenu compte à Loppem ?

À l’époque, Van Cauwelaert et son Vlaamse Landsbond étaient des figures centrales du mouvement flamand. La néerlandisation juridique de la Flandre était le minimum à atteindre si l’on voulait garder les maximalistes, ceux qui voulaient l’autonomie gouvernementale, à bord. C’est la théorie du tremplin: on tente d’abord ceci, puis nous verrons plus tard. Mais Van Cauwelaert n’a pas eu le minimum qu’il exigeait. Le roi a promis qu’une université néerlandophone serait établie à Gand, mais il a fallu attendre encore dix ans pour que celle-ci soit effective. Les flamands qui venaient du front et les Vlaamsgezinden qui étaient restés fidèles à la Belgique ont perçu cela comme un camouflet. Cela s’explique par le fait que le patriotisme belge était très francophile. Le séparatisme qui s’était développé dans une fraction du frontisme pendant la guerre a été pris pour de l’incivisme et de la sympathie pour l’Allemagne. Ce cocktail a fait qu’il n’y a pas eu de mouvement politique pour la néerlandisation de la Flandre, alors que cela n’avait, bien sûr, rien à voir en soi avec l’incivisme.

La néerlandisation de l'Université de Gand à la suite de la Flamenpolitik a été un cadeau empoisonné. Une fois la guerre terminée, il faudra attendre 1930 pour que la demande d'enseignement supérieur néerlandophone à Gand soit un fait.
La néerlandisation de l’Université de Gand à la suite de la Flamenpolitik a été un cadeau empoisonné. Une fois la guerre terminée, il faudra attendre 1930 pour que la demande d’enseignement supérieur néerlandophone à Gand soit un fait.© CegeSoma, Bruxelles

Cela explique-t-il pourquoi l’activisme plutôt insignifiant de la Seconde Guerre mondiale a conduit à une collaboration beaucoup plus étroite ?

Elle n’était pas si importante. Pendant la Première Guerre mondiale, elle concernait 50 000 personnes, sur une population d’environ 3,5 millions de Flamands à l’époque. Le nombre de collaborateurs pendant la Seconde Guerre mondiale est estimé à environ 100 000. L’activisme n’est pas comparable à de la collaboration. La collaboration économique, par exemple, n’avait rien à voir avec de l’activisme.

N’y a-t-il donc pas de lien entre la Première et la Seconde Guerre mondiale ?

Avant même la guerre, la néerlandisation de l’Université de Gand était déjà une pomme de discorde pour tous les Flamands, au-delà des frontières des partis. Le fait que cette demande n’ait pas été honorée immédiatement après Loppem a certainement nourri le nationalisme séparatiste flamand. Mais encore une fois : avant 1914, il y avait déjà un mouvement flamand qui voulait une autonomie partielle, bien qu’elle n’était pas encore ouvertement séparatiste. Elle ne l’est devenue que pendant la guerre et, comme le soutient Lode Wils, c’était une conséquence du Flamenpolitik. C’est lui qui a introduit l’activisme et le transforme en séparatisme que l’on va retrouver chez certains flamingants qui étaient au front.

Condamnation dans un hebdomadaire national flamand des deux poids et deux mesures de la politique linguistique belge dans la décennie qui a suivi la première guerre mondiale : bilinguisme en Flandre, monolinguisme à Bruxelles et en Wallonie.
Condamnation dans un hebdomadaire national flamand des deux poids et deux mesures de la politique linguistique belge dans la décennie qui a suivi la première guerre mondiale : bilinguisme en Flandre, monolinguisme à Bruxelles et en Wallonie.© Le Noorderklok, 20-12-1931. ADVN, Anvers

Comment ce frontisme a-t-il pu devenir un pouvoir politique ?

Il le doit, entre autres, à quelqu’un comme Cyriel Verschaeve. On peut dire beaucoup de choses sur cet homme, mais il avait parfois une brillante façon de résumer les choses en quelques mots, comme dans le verset qui apparaît encore sur la crypte de la tour de l’Yser :  » Ici reposent leurs corps comme des graines dans le sable, un espoir pour la récolte, ô Flandre « . De quoi entretenir le mythe selon lequel seuls les Flamands avaient maintenu la Belgique sur le front de l’Yser. Que quatre-vingts à nonante pour cent des troupes en première ligne auraient été flamandes.

Encore des fake news ?

Ce que nous savons maintenant avec certitude, c’est que les chiffres n’étaient pas corrects. Le déséquilibre démographique ne représentait que cinq à six pour cent au total et même cela s’explique facilement. Dans le Westhoek, on pouvait recruter plus de Flamands que de francophones et il y avait aussi plus de Flamands que de Wallons aux Pays-Bas et en France. Le mythe voulait aussi que ces Flamands soient envoyés sur la ligne de feu parce qu’ils ne comprenaient que la moitié des ordres en français de leurs officiers et qu’ils préféraient s’en débarrasser. Tout cela a formé un puissant mythe anti-belgicain qui voulait que le peuple flamand ait été trompé par une patrie ingrate et qu’il ne lui restait donc plus qu’une seule option : l’indépendance flamande.

Dessin de Joe English avec l'hommage héroïque et le vers de Cyriel Verschaeve. Ce langage visuel a été largement repris par les flamands durant l'entre-deux-guerres.
Dessin de Joe English avec l’hommage héroïque et le vers de Cyriel Verschaeve. Ce langage visuel a été largement repris par les flamands durant l’entre-deux-guerres.© DR

Ce parti n’a pourtant pas tout de suite explosé électoralement, n’est-ce pas ?

Non. Lors des élections de 1919, elle n’a remporté que quelques sièges. Mais il y avait clairement plus possibilité. Les frustrations flamandes se sont ensuite peu à peu mêlées aux critiques sociales : nous ne devons pas seulement nous débarrasser de la Belgique, mais aussi la démocratie, car elle divise le peuple et c’est mauvais pour le peuple flamand. C’est ainsi qu’un discours fasciste s’est progressivement infiltré dans la rhétorique. La véritable base de la collaboration fut posée en 1933, lorsqu’un parti d’obédience fasciste fut fondé avec l’Union nationale flamande, qui se détourna de plus en plus de la démocratie. Et avec l’occupation allemande, une nouvelle opportunité se présente quand Hitler annonce une nouvelle Flamenpolitik. Une douce musique pour les oreilles des dirigeants nationalistes et fascistes flamands, tels que Staf De Clercq.

4 août 1935 : image du quatrième jour du Verdinaso à Sint-Kruis, Bruges.
4 août 1935 : image du quatrième jour du Verdinaso à Sint-Kruis, Bruges.© Letterenhuis, Antwerpen

Comment évaluer le populisme aujourd’hui ? Est-il aussi dangereux que dans les années 1930 ?

On parle à nouveau de médias perfides et de juges et d’intellectuels qui ne sont pas dignes de confiance. Il existe aujourd’hui une soi-disant « démocratie non libérale » qui accepte la démocratie, mais qui n’accepte plus toutes les valeurs démocratiques. On peut trouver cela inquiétant, mais contrairement aux années 1930, il n’existe aujourd’hui pas de modèle social alternatif. Le fascisme avait une idée claire et sans ambiguïté: il voulait supprimer les partis et le parlement pour que ceux-ci soient remplacés par un parti et un chef unique qui rafle toutes les cartes. D’autres personnes semblaient elles plus tentées par le marxisme et l’Union soviétique. Il n’existe pas de telles alternatives aujourd’hui. De plus, dans les années 1930, la société n’était que peu protégée socialement et la classe moyenne d’aujourd’hui n’est plus celle de l’entre-deux-guerres. Pour l’instant, celle-ci ne me semble pas sensible aux aventures politiques. Le glissement entre des partis tels que CD&V et N-VA est d’un ordre différent de celui des années 1930 vers Rex ou le VNV. Les partis dans notre pays acceptent tous le même modèle social. Je suis par contre plus circonspect avec ce qui se passe à l’échelle mondiale avec quelqu’un comme Donald Trump. Là c’est plus difficile à dire.

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