France Brel : " J'ai toujours senti que mon père n'était pas un homme comme les autres. " © philippe cornet

Brel: « Ce qui alimentait la vie de mon père, c’était la liberté »

Au mois de mai, France Brel sortait deux nouveaux livres, dont une imposante intégrale des textes paternels dans laquelle elle glisse aussi ses souvenirs sans fard. La deuxième fille de Brel raconte combien l’aventure, c’était l’aventure. Mais pas forcément en famille.

On connaît France Brel de loin : gouaille à haut octane et générosité – verbale mais pas seulement – qui ramènent à papa Brel. Lui, performer belge génial et fantasque, obsédé par l’enfance sans fin, occasionnellement péremptoire. France est la deuxième fille (1953) de celui qu’elle nomme  » Jacques « ,  » Brel  » ou  » mon père  » au gré des phrases. On la rencontre à la fondation Jacques Brel, installée en plein centre de Bruxelles. Face à une statue supposée incarner le père, et sur laquelle elle préfère ne pas se prononcer publiquement…

Jacques Brel et ses trois filles. France (à g.) :
Jacques Brel et ses trois filles. France (à g.) :  » Enfant, je me sens comme le canard noir de la famille. « © Fondation Jacques Brel d’utilité publique

En plus d’un livre de chansons, Jacques Brel chanteur, vous publiez Jacques Brel auteur, un ouvrage plus imposant (NDLR : plus de 600 pages) et plus personnel sous forme d’intégrale de textes commentés et soigneusement illustrés (1). Même si, dans l’intro, vous réfutez l’appellation  » biographie « , ce second ouvrage est nourri d’anecdotes à la première personne du singulier…

Ce qui m’a le plus intéressée, c’est de dénouer les préjugés. Un travail rendu en partie possible par le travail de recherche de la fondation, créée en 1981, et qui a permis de retrouver notamment tous les documents de jeunesse de Brel. Dans Jacques Brel auteur, on apprendra par exemple que Les Marquises n’a pas été écrit aux Marquises, ou que la chanson Sans exigences, supposée parler d’une certaine femme, avait en réalité été écrite avant qu’il ne la rencontre…

Comment parleriez-vous du rapport de Brel aux femmes ? Vous l’évoquez…

Un petit peu (rires). Je ne peux pas faire autrement, même si tout n’est pas encore public […]. Pour comprendre la chimie entre mon père et ma mère, il faut savoir sur quelles bases ils se sont mariés après leur rencontre à la Franche Cordée (NDLR : un mouvement de jeunesse catholique). Ma mère a très vite compris qu’elle n’allait jamais mettre mon père dans une cage ! Ce qui alimentait la vie de mon père, c’était la liberté et elle savait très bien que si elle acceptait cette liberté sous toutes ses formes, cela pouvait construire quelque chose.

L'Homme de la Mancha : un Brel halluciné.
L’Homme de la Mancha : un Brel halluciné.© Kayaert

C’était d’autant moins évident que vos parents venaient tous deux de milieux catholiques, non ?

Beaucoup moins catholiques qu’on ne le pense ! Mon père était à l’institut Saint-Louis, à Bruxelles, mais ce n’était pas du tout par conviction : ses parents n’allaient jamais à l’église. Pierre, le frère aîné de Jacques, questionnant ses parents sur la foi, a eu cette réponse de ma grand-mère :  » Quand on a fait beaucoup d’années au Congo, on est dispensés (sic) « , ce qui en dit long sur la transmission entre la mère et ses fils.

Dans Jacques Brel auteur, vous revenez sur le voyage en bateau accompli à l’automne 1973 avec votre père et sa maîtresse, Maddly Bamy : les choses n’y tournent pas vraiment comme prévu…

Mon père m’avait demandé si je voulais venir en mer avec sa  » nana  » en me disant qu’il y aurait des femmes à bord : il m’avait brièvement présenté Maddly dans un bistrot quand il tournait Le Far West, mais sans plus de précision. Au moment où je revois cette dame, je comprends qu’elle n’est pas là pour les dominos ( sic). Mon père m’avait dit que les femmes allaient changer aux escales, notamment aux Canaries où devait arriver ma mère. C’est à ce moment-là qu’il fait un malaise, est hospitalisé puis file faire des examens à Genève où on lui diagnostique une tumeur au poumon. A partir de ce moment-là, Maddly n’est plus jamais partie.

Votre mère a donc fini par l’apprendre !

Je pense bien. Je suis restée sur le bateau aux Canaries et j’ai envoyé un télégramme à ma mère en disant que Jacques débarquerait de tel vol à Zaventem : quand ma mère est allée à l’aéroport, elle a vu Jacques avec Maddly, qu’elle ne connaissait pas… Ce qui est terrible, c’est que personne ne parlait, c’est ça l’horreur ! C’est peut-être pour cela que je parle énormément, y compris à mes deux enfants. Jacques ne parlait jamais de rien : ma mère a subi ces silences et a fait avec.

A quel moment vous rendez-vous compte de la célébrité de votre père ?

On n’est pas du tout élevés là-dedans : ma mère n’a jamais dit :  » Papa a chanté là et il a eu beaucoup de succès.  » De manière très étrange, dans notre famille, on ne parle pas de Brel. Jacques refuse qu’on vive à Paris ou qu’on soit mêlé au show- business. D’un côté, on est préservés de tout cela, mais d’un autre, cela n’ouvre pas la conscience… Depuis toute petite, un peu comme un animal reconnaît son géniteur, j’ai toujours senti que mon père n’était pas un homme comme les autres. Mais je ne prends conscience de son succès qu’à l’adolescence : je l’avais déjà vu auparavant à l’Ancienne Belgique, et à 15 ans, je vais le voir lors de sa dernière série à l’Olympia (NDLR : à l’automne 1966), un samedi, parce qu’il n’y a pas école le lendemain.

Bête de scène ?
Bête de scène ?  » Il ne l’était pas du tout à ses débuts. « © Jean-Claude Deutsch/Paris Match Getty Image 1966

Sur scène, il est inouï, littéralement. Comment le voyez-vous ?

Quand il chante et se donne, je sens sa souffrance. Je ressens de la compassion pour lui et constate le don qu’il fait de lui. Il n’est pas comme cela en père de famille – enfin,  » père de famille « , restons calme ( sourire) : quand il est deux ou trois jours à la maison à Bruxelles, c’est plutôt pour voir ses copains. Mais quand il chante son enfance et qu’il dit qu’il s’ennuie, je me reconnais. Enfant, je me sens comme le canard noir de la famille, un électron libre qui n’a aucun atome crochu ni avec mes deux soeurs ni avec ma mère. Donc, ma vie consiste à attendre mon père. Même si je ne l’intéresse pas énormément, j’ai l’impression qu’il me comprend, même si on ne se parle pas. En fait, il souffre d’un mal-être : à quoi tout cela sert-il ? Que fout-on ici ? Et je le comprends à 200 %.

Sa vie est un roman écrit dans un tourbillon de 200 concerts à l’année : comment comprendre cette folie furieuse consistant à donner deux voire trois représentations par jour ?

Il vit pleinement comme un homme de défis et de combats : si c’est difficile, il aime encore plus ! Il va vivre comme cela en ne se plaignant jamais, sauf dans les lettres qu’il écrit à ma mère et dans lesquelles il dit qu’il est crevé, mais qu’il y va quand même. Sa fatigue à lui, c’est perdre des kilos : quand cela va mieux, son pantalon recommence à tenir ! Il passe son temps à grossir et à maigrir. C’est pour cela qu’il ne veut ni vieillir ni être malade : il sait que le début de la vieillesse va lui envoyer le signal d’un changement dans son rapport au corps. Sa douleur veut dire qu’il se sent vivre. Il va tenir aussi longtemps que ses glandes surrénales ! C’est un sensuel : il ressent la vie à travers le corps.

Jacques Brel chanteur, 342 pages
Jacques Brel chanteur, 342 pages

Quand il décide de quitter la scène, le tour de chant, il quitte l’essentiel ?

Non, parce qu’il a envie de quitter la scène depuis 1957 ( rires) mais il ne le dit pas. Au tout début, il faut quand même se souvenir qu’il part à Paris pour trouver des interprètes pour ses textes : il ne commencera la scène que parce que personne ne veut de ses chansons ! Il n’a jamais vraiment voulu chanter… Ce n’est qu’à cause du regard des autres qu’il se métamorphose en bête de scène – ce qu’il n’est pas du tout à ses débuts.

Dans Jacques Brel auteur, vous parlez forcément de L’Homme de La Mancha : il doit aller faire une audition à Los Angeles pour décrocher les droits de reprendre ce musical américain. On est en 1967 et Brel est une légende, mais il s’y prête comme un jeune prétendant le ferait !

Oui, c’est merveilleux, j’adore cet épisode ! J’en parle parce qu’ici, le mec annonce qu’il arrête de chanter, et tout le monde hurle (2), alors que de l’autre côté de l’Atlantique, de sombres inconnus lui demandent de venir auditionner ( sourire) : je me suis toujours demandé à quoi il devait penser dans l’avion avant l’audition. Ma mère avait vu le spectacle avant lui à New York, elle en avait été subjuguée et elle avait ramené le disque pour le faire écouter à mon père qui, toujours méfiant à l’égard des Américains, n’avait pas vraiment réagi. Mais de passage à Bruxelles, il a quand même pris l’album pour le ramener à Paris et puis a commencé à l’écouter, l’écouter, l’écouter. Avant d’aller voir le show à New York.

Il n’existe qu’une douzaine de minutes filmées de L’Homme de La Mancha au théâtre de La Monnaie, fin 1968 : elles montrent un Brel hallucinant et halluciné…

Totalement. Il a l’oeil ahuri, délirant, de Don Quichotte, il est hagard… C’est très fort. Je crois qu’il a eu à la fois beaucoup de plaisir et beaucoup d’ennuis dans cette aventure, notamment quand Dario Moreno – Sancho Pança meurt entre les représentations à Bruxelles fin 1968 et celles de Paris début 1969 !

En 1969, justement, un autre musical incluant Brel est prévu à La Monnaie : Le Voyage sur la lune. Vous en rappelez l’histoire : Brel écrit les chansons et, insatisfait du résultat, annule le tout quelques jours avant les représentations. Il rembourse tout : Brel est donc riche ?

Moins d’une semaine avant, il décide qu’artistiquement, ce n’est pas jouable, donc il rembourse tout, oui. Maurice Huisman (NDLR :directeur de La Monnaie de 1959 à 1981) n’a jamais vu cela mais c’est important, parce que c’est typiquement du Brel : il endossera l’entière responsabilité de cet échec. Brel riche ? On ne parle jamais d’argent à la maison ! Gamine, je me pose d’autant plus la question qu’on ne vit absolument pas dans l’ostentation. Je pense qu’il y a de l’argent, oui, mais rien à la maison ne le laisse montrer : ma mère a une 2 CV, et on n’a ni grande villa à Knokke ni chalet à Megève. Jusqu’à l’époque de La Mancha, mon père vit à Paris dans une chambre de la cité Lemercier où la douche est sur le palier (2) ! Il n’a pas besoin de confort, pas besoin d’argent…

Jacques Brel auteur, 632 pages
Jacques Brel auteur, 632 pages

A New York en 1966, dans le circuit Off-Broadway, est créé Jacques Brel Is Alive and Well And Living In Paris, un autre musical dont les chansons sont traduites en anglais, entre autres par Mort Shuman. Le spectacle va beaucoup tourner à l’international, popularisant Brel chez les Anglo-Saxons : quelle est votre impression ?

Booouuuuh ! Un truc très américain. Je l’ai vu ici à Bruxelles, où ça s’est complètement ramassé. Le problème, ce sont les traductions, totalement à l’ouest des chansons. Dans Seasons In the Sun du Canadien Terry Jacks ( NDLR :unhit en 1974) , on peut encore trouver quelques liens avec Le Moribond, mais Jacques Brel Is Alive… n’a rien à voir avec ce que Brel chante. C’est l’histoire d’un chauffeur de taxi : vraiment pas du Brel, vraiment pas. Mon père, ne comprenant pas l’anglais, a donc autorisé certaines choses à vie… Après, on doit gérer derrière. Aujourd’hui, on vend moins de disques de Brel mais il y a énormément de reprises et toujours autant de demandes avec une nette augmentation de synchronisations et de propositions américaines qui se battent entre elles pour l’exclusivité : traduction dit nouvelle oeuvre, qui dit droit moral, donc gestion familiale… Le catalogue rapporte de l’argent à la maison de disques, aux interprètes et à nous aussi, mais en quarante ans, il y a une diminution.

Existe-t-il des inédits ?

Plus aucun enregistrement en tout cas. Un jour par hasard, on a retrouvé Je ne vais plus à l’école, chantée une fois en télévision, mais ce n’est pas du disque.

Quelle est la prochaine étape de la fondation Brel ?

Avec ma fille, Joanna Gilson, architecte fraîchement nommée, on a imaginé un espace découverte pour les gens qui ne connaissent pas bien Brel, avec toutes les chansons et des juke-boxes. Pour les Breliens qui en veulent davantage, on va faire un salon des archives avec plein de montages faits maison : on raconte la vie de Jacques avec des témoins qu’on a filmés – une soixantaine. Et puis, on fait un cinéma de 19 places avec les films de et avec Jacques, des classiques et puis des choses peu connues comme La Quarantaine, où il joue le rôle d’un médecin. On ouvre en juin.

Y aura-t-il un jour un biopic sur Brel ?

On a reçu plein de propositions… Plein. Disons que ce ne serait pas du tout un biopic à la Piaf ou à la Gainsbourg. Jamais je ne pourrai me dire que tel chanteur puisse incarner mon père…

Quid du prochain spectacle, Je m’appelle Jacques Brel, les 12 et 13 mai à Forest National, avec Filip Jordens en chanteur imitateur ?

Cela ne me concerne pas : ils n’ont même pas besoin de notre autorisation pour le faire. Si vous voulez chanter du Brel demain, vous le faites… Quand je vais voir les gens, Jordens ou d’autres, c’est toujours de manière anonyme et je ne partage jamais mon intime conviction. Cela ne me trouble pas, je n’ai pas du tout l’impression de voir mon père.

(1) Jacques Brel chanteur, 342 pages, et Jacques Brel auteur, 632 pages, sont édités par la fondation Jacques Brel, www.jacquesbrel.be

(2) Brel donne son ultime concert le 16 mai 1967, à Roubaix.

(3) Dans le XVIIe arrondissement. Brel réside à l’hôtel du Chalet, rue Arborée, de 1958 à son départ pour les Marquises.

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