Maxime Vancauwenberge

bpost : la privatisation n’est que la première étape du plan De Croo

Maxime Vancauwenberge Responsable national au sein du mouvement de jeunes du PTB

Le projet de loi permettant de privatiser bpost a été voté au Parlement. Le ministre des Entreprises publiques Alexander De Croo n’a cependant pas l’intention d’en rester là. C’est  » la législation postale dans son ensemble «  qu’il veut revoir au cours de cette législature, afin de laisser plus de place au marché, mettant en péril ce qu’il reste des missions de service public dans l’entreprise postale.

La modification de la loi de 1991 portant réforme des entreprises publiques a été votée au Parlement. Cette modification, sur laquelle je suis revenu dans une précédente carte blanche, introduit trois nouveautés de taille. Tout d’abord, l’Etat ne sera plus légalement obligé de rester l’actionnaire majoritaire de bpost. Une privatisation totale de l’entreprise postale n’est donc pas à exclure à l’avenir. Ensuite, bpost pourra dorénavant engager légalement des travailleurs contractuels ainsi que des indépendants en lieu et place des facteurs statutaires.

En réalité, bpost n’engageait déjà plus que des travailleurs contractuels depuis les années 2000, en toute illégalité[1], même si le gouvernement préfère appeler cela une interprétation « dynamique »[2] de la loi. Enfin, le ministre veut également permettre au conseil d’administration de fixer librement la rémunération du CEO, qui pourrait donc de nouveau atteindre 1 million d’euros par an contre les 500.000 euros à l’heure.

La ministre des Entreprises publiques n’a cependant pas l’intention d’en rester là. Alexander De Croo étudie actuellement les possibilités pour réviser la législation belge en matière postale dans son ensemble, qui devrait être coulée sous forme de projet de loi prochainement. A travers ce projet de loi, « l’ouverture du marché postal sera encore consolidée »[3]. Il se basera essentiellement sur le rapport de l’Institut Belge des services Postaux et des Télécommunications (IBPT) publié le 28 septembre dernier[4]. L’analyse de ce rapport permet de déjà nous fournir un aperçu de ce que le ministre prépare.

1. Détruire la dernière digue qui protège les missions de service public

Lorsque la première directive postale européenne prévoyant la libéralisation du secteur postal est votée en 1997, un service universel est mis en place afin de protéger les missions de service public qui pourraient ne pas être remplies par le marché. Le service universel définit une série d’obligations à respecter par l’ensemble des entreprises, publiques et privées, actives dans le secteur postal.[5]

A l’heure actuelle, si un opérateur postal privé veut se lancer sur le marché postal en Belgique, il doit répondre à une série d’obligations pour remplir le service universel, appelées les « conditions de licence ». Il s’agit de l’obligation de couvrir au minimum 80 % du territoire, de lever et de distribuer le courrier au minimum deux fois par semaine, et enfin d’appliquer une uniformité tarifaire. Chaque habitant doit ainsi pouvoir avoir accès facilement à l’opérateur postal, recevoir et envoyer du courrier deux fois par semaine et payer le même prix qu’il habite en ville ou au fin fond de la campagne. C’est cependant déjà trop pour les investisseurs privés qui estiment que ces conditions constituent une « barrière à l’entrée sur le marché postal »[6]. L’IBPT propose dès lors de supprimer ces conditions de licence qui « constituent potentiellement des entraves au développement de la concurrence »[7].

Les risques en cas de suppression sont pourtant importants. Le premier est celui dit du « cherry picking », c’est-à-dire que des opérateurs privés rentrent sur le marché postal pour ne s’occuper que des parties les plus rentables du marché, en l’occurrence les villes et non les campagnes. Un autre danger concerne l’uniformité tarifaire. Le risque existe que des opérateurs privés fassent payer les habitants des campagnes plus chers que ceux des villes, car la campagne est plus difficilement accessible et donc moins rentable. L’IBPT semble d’ailleurs en être conscient, car il affirme que « étant donné qu’un service universel de qualité, abordable et accessible à tous à un tarif uniforme sur tout le territoire est déjà garanti par […] bpost […], il n’est donc pas nécessaire d’imposer ces règles […] aux autres opérateurs […]« [8] et, plus loin, que « la loi sur les services postaux prévoit qu’en cas de charge inéquitable liée à la prestation du service universel, celle-ci est compensée à charge du budget de l’État »[9]. En clair, ce que l’IBPT propose, c’est de permettre aux opérateurs privés de se concentrer uniquement sur les parties du marché postal qui soient les plus rentables ou d’appliquer des différences de prix en fonction des zones géographiques, et de laisser les parties moins rentables à bpost. L’État compensera les pertes avec nos impôts si nécessaire.

Ce n’est pas tout. L’IBPT estime également que le contenu du service universel est beaucoup trop large. A l’heure actuelle, le service universel comprend l’ensemble des services postaux.[10] Mais l’IBPT aimerait retirer du service universel le courrier envoyé en grand nombre, appelé le « bulk ». Il s’agit concrètement du courrier envoyé par les grandes entreprises à leurs clients. Ce que l’IBPT omet cependant de mentionner, c’est que 100 entreprises en Belgique représentent 47 % du chiffre d’affaires de bpost[11]. Retirer le bulk du service universel, c’est en réalité permettre à des opérateurs privés de rentrer sur le marché postal pour se concentrer uniquement sur ces 100 entreprises.

Ce que l’IBPT propose ensuite de modifier, c’est le mécanisme empêchant une augmentation des prix trop importante, appelée le « price-cap », qui a pour « principal objectif de garantir le caractère abordable des produits postaux »[12]. Mais pour l’IBPT, le « price-cap » pourrait avoir comme effet de « garder les prix trop bas » et ainsi empêcher un opérateur privé d’avoir un « business viable ». Plus loin, l’IBPT explique également que « un price cap trop bas pourrait également entraîner une réduction des profits »[13]. L’IBPT doit cependant concéder que le prix du timbre est déjà parmi les plus élevés en Europe, mais que cela a « contribué à assurer la bonne santé financière de bpost »[14]. Nous voilà ravis d’apprendre que l’augmentation du prix du timbre a permis à bpost de distribuer 1 milliard 781 millions d’euros en dividendes aux actionnaires ces 8 dernières années[15]…

Une dernière chose que l’IBPT aimerait supprimer, c’est l’obligation pour chaque opérateur postal de maintenir 1300 points de services postaux dont 650 bureaux de poste qu’elle estime « superflue »[16]. Il est proposé dans son rapport de limiter le nombre de bureaux de poste à un par commune, quelle que soit sa taille, et que les autres points de services postaux puissent êtré gérés par des tiers, c’est-à-dire sous-traités. L’IBPT affirme que « l’enquête réalisée […] auprès des utilisateurs particuliers et professionnels tend à montrer que si une large majorité des petits utilisateurs seraient négativement impactés par la fermeture de l’établissement postal le plus proche de chez eux, ceux-ci […] seraient capables de s’adapter […]« [17].

Cette dernière phrase de l’IBPT a au moins le mérite d’être claire : ce n’est pas la « large majorité des petits utilisateurs » que la réforme proposée entend satisfaire. Elle va briser ce qu’il reste des obligations de service public afin de permettre aux opérateurs privés de faire un maximum de bénéfices.

2. Trois scénarios possibles, mais une logique : celle du marché

Permettre une privatisation de bpost tout en permettant à de nouveaux opérateurs privés de rentrer sur le marché postal à de meilleures conditions peut paraître contradictoire. Quel actionnaire voudra investir dans bpost si des opérateurs privés peuvent se concentrer sur les parties les plus rentables du marché postal ? En fait, le ministre des Entreprises publiques Alexander De Croo semble ouvrir plusieurs options pour les actionnaires qui pourront choisir celle qu’ils estiment la plus optimale. Nous pouvons déjà dégager trois scénarios possibles.

Le premier est le scénario catastrophe. Plusieurs opérateurs privés rentrent sur le marché, se concentrent sur les parties les plus rentables et laissent bpost avec tout ce qui n’est pas rentable. bpost fait faillite et doit être totalement rachetée par le public[18] afin d’assurer les obligations du service universel ou…bpost n’est pas rachetée et le service universel disparaît tout simplement.

Le second scénario est celui ou quelques opérateurs privés rentrent sur le marché et s’accaparent de certaines parties du marché, mais où bpost reste tout de même rentable. Une concurrence acharnée entre les différents opérateurs postaux s’ensuivra, obligeant chaque opérateur postal à licencier un maximum de personnel et à réduire leurs conditions salariales afin d’être plus concurrentiel.

Le troisième scénario est celui où aucun opérateur privé ne rentre sur le marché, mais où bpost utilise leur possible entrée sur le marché pour justifier de nouvelles dégradations des conditions de travail et salariales des postiers. C’est d’ailleurs la stratégie employée par bpost depuis une quinzaine d’années. Dès 2004, l’ex-CEO Johnny Thijs parle de «  l’urgente nécessité de se préparer à l’arrivée, progressive, mais certaine (souligné par nous), de concurrents sur son marché historique [NDLR : le marché postal historique est celui qui comprend essentiellement les envois entre particuliers]« [19]. En 2005, l’ex-CEO affirme que le salaire des facteurs est trop élevé et qu’ « il va falloir réévaluer le rôle du facteur à la lumière de la concurrence croissante »[20]. En 2007, Johnny Thijs affirme une nouvelle fois que des réformes sont nécessaires, car sinon « La Poste ne sera pas en mesure de faire face à la concurrence sur un marché des services postaux qui sera totalement libéralisé en 2011″[21]. En 2009, la direction de bpost justifie la mise en place d’une nouvelle catégorie de facteurs nettement moins rémunérée – les agents auxiliaires – comme nécessaire « pour affronter la concurrence »[22], « c’est ça ou la faillite »[23] explique Johnny Thijs. Cependant, trois années après la libéralisation totale du marché postal historique, l’IBPT est obligée de constater que « la libéralisation totale a eu très peu, voire aucun impact sur le marché postal belge. »[24] A l’heure actuelle, sur le marché postal historique, il n’existe en effet aucun concurrent à bpost[25]. L’arrivée potentielle de concurrents a cependant permis à la direction de bpost et aux gouvernements successifs de justifier la suppression de plus de 13.000 emplois depuis 2004, de réduire la rémunération brute de tout nouveau facteur engagé à 1743,47 euros bruts par mois sans augmentation au cours de leur carrière et d’augmenter la charge de travail à tel point qu’une étude de la VUB réalisée en 2012 estime que la charge de travail des facteurs est actuellement trop lourde.[26]

3. Défendre une logique à 180° du marché : celle du service public

Les mesures proposées par l’IBPT ont tout de même un mérite. Celui de mettre en évidence que lorsque le ministre De Croo parle de consolider « l’ouverture du marché postal », cela signifie simplement donner plus de libertés et d’opportunités aux opérateurs privés d’augmenter leurs profits. Mais vous conviendrez que « l’ouverture du marché postal sera consolidée » sonne mieux que « permettre aux opérateurs privés de faire plus de profits en diminuant les missions de service public et en augmentant les prix ».

Le marché est orienté vers la recherche de la rentabilité maximale. Mais, s’il est évident que l’argent du contribuable ne doit pas être dépensé inutilement, un service public doit-il forcément être rentable ? Dans ma précédente carte blanche à propos de la privatisation de bpost, je disais déjà qu’un service public doit d’abord rendre service aux gens et que rendre service aux gens n’est pas forcément rentable. Je disais également que lever et distribuer le courrier dans certaines régions n’est pas rentable, que maintenir des bureaux de poste afin de permettre à chacun d’y avoir aisément accès n’est pas rentable, qu’appliquer le même tarif aux habitants des villes et à ceux des campagnes n’est pas rentable. Ou du moins, cela l’est un peu moins, car bpost distribuait tout de même 248 millions de dividendes à ses actionnaires rien qu’en 2014.

Mais un service public qui n’est pas rentable peut-il être viable ? bpost n’est heureusement pas installée sur une île. A travers des impôts bien pensés, il serait en effet possible de transférer une partie des profits de secteurs économiques rentables vers les services publics. Cela permettrait de les rendre viables tout en leur permettant de continuer à remplir leur mission : rendre service aux gens.

Par ailleurs, mesurer la rentabilité d’un service public uniquement à travers ses bénéfices immédiats revient à regarder le monde avec des ornières. L’enseignement, les soins de santé, la mobilité, l’accès à une bibliothèque ou encore la communication sont des services essentiels permettant à tout un chacun, quels que soient ses revenus, d’avoir une vie plus riche. Ils sont la richesse de ceux qui n’ont rien. Et si nous devions payer le prix coûtant de l’enseignement ou des soins de santé, nous serions nombreux à faire partie de ceux qui n’ont rien. Mais les services publics sont plus que ça, ils sont également une pierre angulaire d’une société démocratique. Car démocratie et émancipation vont de pair. La démocratie est un verbe qui se conjugue avec les services publics.

L’accès au service postal que l’on habite en ville ou à la campagne et à prix démocratique sont des conditions essentielles pour la proximité d’une société. Les bureaux de poste sont des éléments du tissu social de notre société, des lieux de sociabilisation et de contacts entre les gens d’un même quartier. Le facteur qui a le temps de discuter avec les usagers est, pour un certain nombre de personnes âgées, le seul contact de leur journée, mais également une personne familière et de confiance qui peut leur donner un coup de main en cas de besoin.

Cela ne signifie pas pour autant que nos services publics ne nécessitent pas une profonde transformation afin de mieux répondre aux besoins actuels, bien au contraire. Mais qui mieux que les gens eux-mêmes peuvent définir leurs besoins ? A travers, par exemple, la mise en place de d’auditions publiques permettant la participation du personnel, des syndicats et des usagers. De Croo tente de nous faire croire que le meilleur moyen de définir les besoins des gens serait de se fier au marché, mais le marché ne s’intéresse qu’à un type de besoins : ceux qui sont rentables. Pas à ceux de la vieille dame qui devra bientôt se déplacer plusieurs kilomètres pour aller à son bureau de poste. Pas à ceux des « petits utilisateurs » qui risquent de bientôt devoir payer plus cher encore pour envoyer leur courrier.

[1] bpost a d’ailleurs été attaquée en justice à ce propos. Le procès est toujours en cours.

[2] Projet de loi p.9

[3] Exposé d’orientation politique du ministre des Entreprises publiques, 20 novembre 2014, p. 21

[4] IBPT, avis du conseil de l’IBPT du 28 septembre 2015 concernant la réforme de la réglementation postale belge

[5] Seuls les services postaux « express » ne rentrent pas dans le cadre du service universel.

[6] IBPT, p. 6

[7] IBPT, p. 43

[8] IBPT, p. 7

[9] IBPT, p. 7

[10] Pour être tout à fait exact, les services postaux « express » ne rentrent pas dans le cadre du service universel.

[11] bpost, prospectus destiné aux investisseurs, 2013, p.24

[12] IBPT, p. 30

[13] IBPT, p. 31

[14] IBPT, p. 31

[15] Les dividendes versés aux actionnaires étaient de 42 millions en 2007, 121 millions en 2008, 171 millions en 2009, 170 millions en 2010, 216 millions en 2011, 418 millions en 2012, 385 millions en 2013 et 248 millions en 2014. La forte augmentation des dividendes en 2012 et 2013 est due au fait que les actionnaires sont allés chercher directement de l’argent dans les réserves de bpost normalement destinées aux investissements pour se les verser sous forme de dividendes.

[16] IBPT, p. 41

[17] IBPT, p. 40

[18] A l’heure actuelle, l’Etat possède 50 % + 1 action des actions de bpost.

[19] Rapport annuel de La Poste, 2004, p. 14

[20] Rapport du 28 juillet 2005 fait au nom de la commission de l’infrastructure, des communications et des entreprises publiques par Lalieux Karine. Débat au sujet de La Poste, p. 15

[21] Rapport du 14 décembre 2007 fait au nom de la commission de l’infrastructure, des communications et des entreprises publiques par De Padt Guido. Débat sur La Poste dans la perspective de la libéralisation complète du marché des services postaux à partir de 2011, p.3

[22] Rapport annuel de La Poste 2009, p.11

[23] Le Soir, 30 septembre 2009.

[24] WIK-consult, Bilan du marché postal trois années après la libéralisation totale du 1er janvier 2011, p. 50

[25] Pour être tout à fait exact, il existe bien un concurrent, TBC-Post, mais celui ne possède qu’1 % des parts du marché et sa survie est incertaine.

[26] Meeusen, Romain, 2012. Rapport final, résultats et recommandations. Charge physique des facteurs, Bruxelles, VUB.

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