© Jesús Escudero

Bourgmestre, un vrai job de merde ?

Le Vif

Comment conjuguer les résultats visibles réclamés par le citoyen et la politique de long terme requise par les enjeux de société ? Tel fut le dilemme de Philippe Evrard, bourgmestre de Mont-Saint-Guibert, qui a tout de même vécu « le plus beau des mandats politiques ». « Les gens veulent du concret, sinon ils pensent que vous ne faites rien ».

Ce 3 décembre 2018, je vivrai une journée difficile. D’une part, sur la base d’un choix de raison, je retournerai à la vie civile, pouvant à nouveau consacrer du temps à ma profession, à mes passions et surtout à ma famille (merci, Marie, de m’avoir attendu). D’autre part, je mettrai un terme à six années qui auront été les plus exaltantes de mon existence. Je me sens un peu comme Frodon ( NDLR : le personnage principal du livre Le Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien) à la fin de l’histoire.

Petit rétroacte : en 2012, fraîchement engagé politiquement et plein d’espérance, ma locale me demande d’être tête de liste pour les élections communales. Je suis jeune, du cru, motivé, positif… A ce moment précis, dans le jeu politique guibertin cadenassé, je devrais devenir conseiller communal de l’opposition. Une réunion par mois et les quelques à-côtés ? Mon agenda pourra l’absorber.

Puis, les mois passent. Face à nous, le traditionnel rouleau compresseur électoral se fragmente, provoqué par la disparition inopinée du bourgmestre charismatique et omnipotent. Deux listes se créent et se déchirent publiquement. Il y a un coup à jouer.

Le soir des élections, nous terminons deuxième force politique sur les trois ayant obtenu une représentation avec cinq sièges et nous signons avec les grands gagnants (8 sièges) pour former une alliance confortable de 13 sièges sur 17. Premier de ma liste, je me retrouve à la porte du collège, tel que pressenti. Puis arrive de façon brutale mon premier cours de realpolitik : un second accord – secret – est signé dans notre dos par les partenaires fâchés. Le jeu des alliances bascule alors dramatiquement, dans un climat de trahison et de rancoeur. Notre liste devient la première force de la nouvelle coalition. Je me souviens revenir dare-dare de Bruxelles, dépassé par les événements, prévenant ma femme qu’à ma grande surprise, je deviens le sixième bourgmestre vert en Fédération Wallonie-Bruxelles. Je subis totalement les événements, étant K-O debout.

Profession et loisirs mis de côté

Philippe Evrard, 44 ans, un mandat de bourgmestre à Mont-Saint-Guibert, ne se représente pas le 14 octobre.
Philippe Evrard, 44 ans, un mandat de bourgmestre à Mont-Saint-Guibert, ne se représente pas le 14 octobre.© HATIM KAGHAT

Les deux jours suivants ont d’abord été euphoriques, grisé par le feu des projecteurs, pour laisser la place à mon second cours de realpolitik : un reportage télévisé assassin ( » Le bourgmestre que personne ne connaît « ) et quelques pétitions, lettres anonymes voire insultes sur les réseaux sociaux me plongent illico dans le monde réel, dur et brutal. C’est le début de mes premières nuits blanches.

Je commence le mandat plein de doutes, en manque de sommeil, de repères, flottant à certains moments dans un costume trop large pour moi. Je dois en effet apprendre à gérer une commune avec un partenaire politique que je ne connais pas, avec une locale n’ayant vécu que dans l’opposition et pleine d’attentes démesurées, avec une majorité étriquée, une opposition revancharde et une administration communale divisée par des guerres internes. On me demande d’être quelqu’un d’autre, de copier le bourgmestre précédent qui est à l’opposé de qui je suis.

Le temps aidant, je prends progressivement mes marques. Rapidement, je décide d’assumer ma fonction à temps plein et de mettre ma profession et mes loisirs de côté. J’ai besoin de dégager du temps pour apprendre les facettes du métier et pour lancer notre programme politique. Cette décision me permet de trouver quelques (rares) respirations, mais implique par contre un effort financier conséquent.

Nous voulons une politique de long terme. Cette mandature est dédiée à un travail ingrat mais nécessaire pour l’avenir : d’abord, fixer une trajectoire claire via une batterie de plans (aménagement du territoire, mobilité, environnement…) ; puis, dégager des marges budgétaires suffisantes et finalement moderniser l’administration. Toutes des choses ô combien essentielles mais par contre peu visibles ni sexy. Troisième cours de realpolitik : les gens veulent du concret, du visible, sinon ils pensent que vous ne faites rien. Dur constat !

Plus de six ans pour réaliser une piste cyclable

Revenons maintenant au présent. Six années ont passé, avec des hauts et des (coups) bas, remplies à ras bord de joies immenses, de plaisirs réels, de grosses déceptions et de constats violents.

Gros satisfecit personnel, les objectifs de cette mandature sont (quasiment) atteints. Je peux terminer ce mandat avec le sentiment du devoir accompli.

Ensuite, venant du secteur privé, j’ai été surpris par la temporalité du secteur public. A titre d’exemple, il faudra plus de six ans pour réaliser une piste cyclable ou un plan de mobilité. Des fainéants à l’administration communale ? Que nenni ! Cette lenteur est plutôt à mettre sur le compte d’étapes procédurières longues à souhait. Mais pas que. Je comprends mieux l’expression  » Rome ne s’est pas faite en un jour « .

Redécouverte

Mon plus gros choc a été de découvrir un village qui m’a pourtant vu naître et grandir. Avant mon mayorat, je vivais dans une certaine zone de confort, fréquentant les mêmes personnes ayant les mêmes centres d’intérêt. Ce mandat m’a montré la portée de mon aveuglement. Mon village est beau, riche de personnalités et d’énergies diverses et je m’en veux d’avoir mis trop de temps à enlever mes oeillères. Quelle claque !

Finalement, la notion d’intérêt général est à dimension variable. Je pense que notre société va droit dans le mur sur des dossiers essentiels tels que le réchauffement climatique, la perte de biodiversité ou la disparition du sens collectif. Les réponses à ces défis majeurs nécessiteront probablement des sacrifices, mais est-on prêt politiquement à les relever ? Est-on disposé à prendre des décisions impopulaires ? Notre mode de fonctionnement collectif le permet-il ?

Cette vie trépidante de bourgmestre m’aura profondément transformé. Je me sens être un autre homme, davantage confiant, un peu moins lâche et plus à l’aise à soutenir le regard de l’autre. Ma vision de la société a également changé, un peu moins dans le rêve, un peu plus ancré dans la réalité.

Quand certains de mes amis bourgmestres me disent que c’est le plus beau des mandats politiques, je ne peux que leur donner raison.

« Une autre image des politiciens »

Participer à un conseil communal est sacrément utile, témoignent des étudiants de la Haute école libre de Bruxelles.

Depuis l’année académique 2015- 2016, plus de 500 étudiants de première année de la Haute école libre de Bruxelles – Prigogine, section Assistant social, ont assisté à une séance de conseil communal dans le cadre d’un travail de groupe, sous la houlette du responsable de l’Unité d’enseignement « Enquête communale », Manuel Abramowicz. Petit florilège de leurs commentaires.

Sur la relation entre le citoyen et la commune

« Je me suis rendu compte qu’il était possible d’être plus proche et présent pour sa commune, en allant par exemple s’informer sur ce qui était décidé au conseil communal et sur les projets envisagés pour notre avenir. » (Mouna, Jette). « Je ne pensais pas que l’on puisse parler d’autant de choses différentes, comme par exemple le harcèlement scolaire. Je pensais que ce genre de problème était plutôt discuté lors de réunion à l’école. » (Elodie, Woluwe-Saint-Lambert). « Ce fut une très bonne expérience. […] Dans mon pays d’origine, la Roumanie, il est très difficile de s’adresser à des politiciens. Pourtant, c’est important de pouvoir prendre contact avec eux, ils sont tout de même élus par les citoyens. » (Loredana, Forest).

Sur la composition des conseils communaux

« J’ai pu remarquer que les postes importants sont majoritairement occupés par des hommes. Je trouverais plus favorable qu’il y ait une égalité. » (Dina, Forest). « J’ai été frappée par la composition. Cette diversité donne le sentiment que la politique est accessible à tous, peu importe nos origines. » (Yousra, Molenbeek).

Sur l’attitude des élus

« On avait l’impression d’être dans une cour de récréation. Le bourgmestre oubliait certaines fois son interlocuteur, notamment quand une conseillère de l’opposition lui parlait. Il n’écoutait même pas et préférait rigoler avec sa voisine sans même la regarder. » (Dyhia, Ixelles). « Le comportement des membres du conseil communal m’a laissé sans mots. Jamais je n’aurais imaginé que des mandataires politiques avec des responsabilités importantes puissent se comporter de la sorte. […] Ils parlaient dans tous les sens, s’interrompaient mutuellement et donnaient le sentiment d’un irrespect total des règles de base de vie en société. » (Silvia, Ixelles). « L’investissement des conseillers communaux n’est pas à remettre en question. […] Ils prennent le temps d’analyser des dossiers compliqués avec des experts, avant de donner leur accord. » (Marie, Forest). « J’ai pu constater à quel point les conseillers communaux s’investissaient à fond dans leurs missions. Ainsi, ça m’a permis d’avoir une autre image des politiciens. » (Yasmina, Ixelles).

« Je dis la vérité et nous verrons si cela plaît toujours »

Rien n’use Joseph Daussogne, le bourgmestre de Jemeppe- sur-Sambre. A bientôt 85 ans, malgré les critiques et un salaire qu’il juge trop faible, il brigue un nouveau mandat.

En six ans, vous avez connu l’opposition, puis un retour aux affaires en 2016 et, finalement, des départs sur votre « liste Mayeur » sortante. Pourquoi continuer ?

Ma commune, je la connais parfaitement. Comme je suis bourgmestre depuis vingt et un ans, j’ai l’expérience pour donner des conseils aux jeunes qui sont sur ma liste. Je ne suis pas accro au pouvoir. Simplement, ce statut me plaît. La population a raison de bouder les politiques qui leur mentent trop souvent. Moi, je leur dis ce qu’il est possible de faire et ce qui ne l’est pas. Je dis la vérité et nous verrons en octobre si ça leur plaît toujours.

Dans le contexte actuel, ce rôle est-il plus ingrat ?

Il est plus difficile en tout cas. Avant, on avait plus de considération pour le bourgmestre. Quand Charles Aznavour monte sur scène à 92 ans, on l’applaudit. Quand un bourgmestre se présente à bientôt 85 ans, on le critique. Ma longévité en politique, je pense la mériter. Je suis à la commune dès 6 h 30, je pars à 19 heures, personne d’autre ne fait cela ici. Et dans une commune comme la nôtre (NDLR : 19 074 habitants), je n’ai aucun expert ou universitaire pour préparer mes dossiers. Ma philosophie, c’est d’être disponible au maximum, et je le suis. J’ai connu l’époque où un bourgmestre pouvait prendre des décisions tout seul. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Mais ce n’est pas plus mal : maintenant, on doit convaincre, plus encore qu’avant.

Vous vous êtes plaint, l’année dernière, de votre salaire…

Je maintiens ce que j’ai dit. Je touche 3 500 euros par mois pour assumer de nombreuses responsabilités, y compris sur le plan pénal. Je pense que les bourgmestres des communes significatives devraient gagner au moins autant que les députés (NDLR : environ 6 000 euros net par mois), dont certains se contentent de lever la main deux fois par an, avec un staff bien plus important que le mien.

Pour vous, ce scrutin sera le plus difficile de tous. Que ferez-vous si vous n’êtes plus bourgmestre ?

On verra bien ce qu’exprime la population. Je resterai peut-être conseiller communal, mais je ne veux pas me poser la question à ce stade.

Vertus et dangers de la proximité

Début septembre, Isabelle Poncelet, la bourgmestre CDH de Habay en province de Luxembourg et députée fédérale, a annoncé son retrait de la vie politique. Elle a notamment justifié sa décision par la complexification des procédures et l’ingratitude de gens  » qui veulent tout, tout de suite  » et qui ont trouvé, dans les réseaux sociaux, un moyen commode pour l’exprimer sans retenue. La commune, considérée comme le pouvoir de proximité par excellence, serait-elle devenue le  » défouloir de proximité  » idéal ? Le phénomène des démissions de bourgmestre reste pourtant exceptionnel en Belgique. Ce n’est pas le cas en France. Le Figaro évoquait, en août dernier,  » une vague inédite de démissions de maires  » : 1 021 départs volontaires – pas des démissions subies – sur 35 357 maires depuis le début de la législature en avril 2014, selon le répertoire national des élus, soit le double de la précédente mandature. Les causes le plus souvent invoquées sont les restrictions budgétaires et la perte d’autonomie.

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