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Aude Bandini: « l’aveuglement volontaire est aujourd’hui pratiqué à large échelle » (entretien)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Choisir de ne pas savoir alors que l’on pourrait savoir? L’aveuglement volontaire est une pratique courante, à tort ou à raison. Chercher la vérité prend du temps, rappelle Aude Bandini, professeure adjointe en philosophie à l’université de Montréal. Et exige de pouvoir reconnaître que l’on a tort.

Au bout du téléphone, la voix est riante. Il est 16 heures ici, six de moins à Montréal. Aude Bandini achève de rédiger un courriel « qui peut attendre », assure-t-elle. Professeure adjointe en philosophie à l’université de Montréal et présidente de la Société canadienne d’épistémologie, elle s’intéresse notamment au phénomène des croyances irrationnelles: aveuglement volontaire, mensonge à soi-même, déni, autant de zébrures qui marquent de manière récurrente, ces derniers temps, les discours ambiants, des deux côtés de l’ Atlantique…

L’aveuglement volontaire n’est pas du déni. Qu’est-ce qui les distingue l’un de l’autre?

Le vrai déni me paraît relever de l’ordre de la pathologie, alors que l’aveuglement volontaire est quelque chose de très ordinaire, qu’on pratique tous plus ou moins souvent. On ne choisit pas plus le déni qu’on ne choisit d’avoir une attaque de panique, par exemple. C’est une réaction psychologique de défense face à l’insupportable. Alors que l’aveuglement volontaire, c’est ignorer quelque chose que l’on soupçonne, qui paraît probable, mais qu’on n’a pas envie de voir confirmé. Ainsi, je peux soupçonner que j’ai pris du poids, car mes vêtements me serrent. Mais je ne fais rien pour en avoir le coeur net, et j’évite même soigneusement de me peser par peur du chiffre. Sans être pleinement consciente, cette attitude est bien volontaire.

Reconnaître que l’on peut se tromper, cela s’apprend.

Pour quelles raisons peut-on décider de ne pas savoir?

On peut penser que c’est l’expression d’une forme de lâcheté ou de refus face à la réalité. Mais il y a aussi, parfois, de bonnes raisons de ne pas vouloir savoir: si vous apercevez par la fenêtre votre voisin qui se promène nu chez lui, vous allez détourner le regard. Si vous voulez être impartial lors d’un recrutement, vous allez anonymiser les CV. L’ignorance peut ainsi être mise au service de fins légitimes et morales. Cependant, dans la langue courante, la notion d’aveuglement volontaire a de fortes connotations péjoratives: elle renvoie au comportement de quelqu’un qui cherche à échapper à ses responsabilités.

Vous évoquez les « mules » qui transportent des stupéfiants du Mexique vers les Etats-Unis. Sont-elles dans l’aveuglement volontaire pour de mauvaises raisons?

Dans certains pays, l’aveuglement volontaire est une notion juridique. Aux Etats-Unis, par exemple, on l’utilise dans le contexte de la lutte contre le narcotrafic. Arrêtés à la frontière, les passeurs se défendent parfois en disant qu’ils ignoraient sincèrement qu’il y avait de la drogue dans les valises qu’ils transportaient ou les véhicules qu’ils conduisaient, qu’ils n’avaient jamais vérifié. Est-ce une bonne excuse? Pas vraiment: on se doute que s’ils n’ont pas cherché à savoir, c’est moins par étourderie que parce qu’ils avaient une assez bonne idée de la vérité. La loi considère alors qu’ils sont aussi responsables que s’ils avaient agi en connaissance de cause. Cependant, il est rare qu’on applique la doctrine de l’aveuglement volontaire aussi strictement. On condamnera plutôt les personnes pour négligence.

L’ aveuglement volontaire est-il plus courant aujourd’hui qu’hier?

Il faudrait des études empiriques pour le savoir. Mais il est clair que l’aveuglement volontaire est aujourd’hui pratiqué à large échelle, par les gouvernements comme par les individus. Pensons à l’inaction face au génocide des Ouïghours en Chine, ou à la situation des migrants qui meurent en Méditerranée. Elle s’explique par une espèce de mise entre parenthèses de ce que l’on sait, et par le fait de ne pas chercher à trop entrer dans le détail. Cela permet de rester dans l’indécision: peut-être que la situation n’est pas aussi terrible qu’on l’entend? Si j’étais face à un migrant qui me racontait directement son calvaire, je me sentirais plus immédiatement obligée et motivée à faire quelque chose. Les reportages et les images diffusées suffisent parfois à susciter une prise de conscience, mais on n’agit pas pour autant contre les injustices dont ils témoignent. De même, il est plus facile de bombarder un village à l’autre bout du monde en commandant un drone depuis son ordinateur que d’être sur le terrain. Cela évite la confrontation directe et certaine à la nature de ce qu’on est en train de faire.

Selon Aude Bandini, pour qu'une conversation mène quelque part, il faut que les interlocuteurs soient au moins d'accord sur ce qu'est une preuve.
Selon Aude Bandini, pour qu’une conversation mène quelque part, il faut que les interlocuteurs soient au moins d’accord sur ce qu’est une preuve.© QUENTIN ANDRUP

Les intellectuels fustigent l’aveuglement volontaire depuis des siècles. Qu’y a-t-il de particulier à cette époque-ci, alors?

Ce qu’il y a de particulier, c’est que maintenant, comme rarement dans l’histoire, on a les moyens de savoir, de vérifier, d’approfondir. C’est paradoxal et un peu désespérant de constater que, malgré ça, on choisit plus souvent l’ignorance. Mais vu l’état du monde, le réchauffement climatique, les inégalités sociales, il est effectivement tentant de se voiler la face.

Y a-t-il un lien entre l’aveuglement volontaire et le complotisme?

Il faudrait demander à des psychologues ou des sociologues. Des théories conspirationnistes, il y en a toujours eu mais elles bénéficient aujourd’hui d’un écho et d’une portée considérables grâce à Internet. Celui-ci peut donner accès à d’excellentes sources d’information, mais aussi servir d’instrument de désinformation de masse. Le problème, c’est que les algorithmes qui nous suggèrent de nouveaux contenus en ligne se fondent sur notre historique de navigation, ce que nous avons déjà vu ou aimé. Nous sommes alors mécaniquement renvoyés à des choses qui vont dans le sens de ce que nous aimons ou pensons déjà. C’est grâce à ces « chambres d’écho » que les théories complotistes gagnent des adhérents: leurs partisans se retrouvent vite entre eux, sans contradicteurs. Mais cette dérive nous menace tous: il serait irresponsable de l’ignorer.

On sait par exemple le rôle que Donald Trump a joué dans l’assaut contre le Capitole. Il n’est donc pas difficile pour des gouvernants de manipuler une foule?

Depuis au moins l’Antiquité, les grands démagogues savent très bien comment plaire et convaincre la foule, notamment en lui disant ce qu’elle a envie d’entendre et en taisant ce dont elle ne veut pas entendre parler. C’est ce que font les partis populistes. Il y a alors une responsabilité des citoyens, qui est celle de résister à croire avec complaisance aux mensonges qu’on leur sert et de faire l’effort de chercher la vérité.

Chercher la vérité demande du temps et exige d’accepter que l’on puisse avoir tort. N’est-ce pas trop demander?

Si. C’est pourquoi le combat pour la vérité n’est pas facile à mener et que c’est un métier, en particulier celui des journalistes! Ce sont eux qui ont la charge d’enquêter sur ce que le public n’a ni les moyens ni le temps de chercher à connaître. Il est donc crucial qu’il existe des médias libres, indépendants, et des journalistes bien formés: la qualité de l’information et des connaissances dont peut disposer le public en dépend.

Actuellement, les médias sont pourtant accusés, dans le contexte de la crise du coronavirus, d’être anxiogènes, de rouler pour le pouvoir ou les firmes pharmaceutiques…

Concernant le coronavirus, il y a une large part de mauvaise foi, je crois. Oui, la propagande est bien quelque chose qui existe. Oui, les médias peuvent être biaisés ou influencés par des intérêts privés. Mais ce n’est pas le cas de tous, et tout le temps. Et à moins que l’on vive sous un régime de censure, il est toujours possible de varier ses sources d’information. Certes, d’après les complotistes, les médias seraient tous à la solde des élites, « ceux qui nous gouvernent » et leurs amis. Le problème est que si vous admettez cette prémisse, aucun débat n’est plus possible: quelles que soient les justifications que vous avancerez, celles-ci seront balayées du revers de la main comme faisant partie de la « doctrine officielle ». Or, pour qu’une conversation mène quelque part, il faut que les interlocuteurs soient au moins d’accord sur ce qu’est une preuve ou un bon argument, et se reconnaissent l’un à l’autre la capacité d’en fournir. Pour un conspirationniste, les seuls bons arguments sont les siens: il va ainsi discréditer a priori un spécialiste des maladies infectieuses, sous prétexte que, comme tous les experts, il est à la solde du pouvoir ou des industries pharmaceutiques. Cette accusation est purement gratuite. Ce qu’on appelle l’éthique de la discussion donne bien la possibilité de questionner son interlocuteur, mais pas pour n’importe quelle raison. Autrement dit, les conspirationnistes prétendent avoir l’esprit critique, mais ils ne jouent pas le jeu: leur position est très confortable, puisqu’ils s’attribuent le rôle de procureur et le droit de poser toutes les questions. Pour eux, vous êtes toujours présumé coupable. Vous pouvez naturellement leur demander, à votre tour, ce qui justifie leurs accusations: ils vous répondront, et d’ordinaire abondamment. Mais les raisons avancées seront soit extrêmement générales, soit complètement anecdotiques, et de toute manière invérifiables. En matière de complotisme, tout se passe comme si plus une explication était compliquée et improbable, plus elle avait de chances d’être vraie. C’est proprement absurde.

Les gens qui croient aux fake news sont-ils dans l’aveuglement volontaire?

Croire à une fake news, c’est comme croire aux rumeurs sur les gens puissants ou célèbres: en penser du mal ou parler de leurs turpitudes supposées peut satisfaire notre caractère envieux. Les fake news qui se diffusent ne concernent jamais le nombre de paires de chromosomes sexuels chez l’ornithorynque: il faut qu’elles puissent mobiliser des ressorts émotionnels grossiers comme la peur, le racisme, la haine de classe… Ceux qui les répètent soit sont de mauvaise foi – ils savent, au fond, que ces informations sont fausses mais ils trouvent divertissant de les diffuser – soit pratiquent effectivement l’aveuglement volontaire: ils savent que tout cela est probablement faux, mais satisfaisant d’y croire, souvent parce que cela renforce leurs croyances déjà existantes.

Face à un argument irréfutable, les vrais experts reconnaissent qu’ils ont tort. Les conspirationnistes, jamais.

Les supporters de Donald Trump savent-ils fondamentalement qu’il a perdu les élections? Comment pouvez-vous assurer qu’ils sont de mauvaise foi?

Vous avez raison. Je ne peux pas l’affirmer, au sens où je ne peux pas pénétrer dans leur esprit. Mais je pense qu’ils sont plus ou moins convaincus de ce qu’ils avancent selon les contextes. On s’imagine bien qu’au milieu d’un meeting, parmi d’autres supporters, ils adhéreront entièrement à leurs croyances. En cas de contradiction, ils y croiront peut-être même encore plus, quitte à nier l’évidence: c’est le phénomène de polarisation, qui conduit parfois à tenir des propos bien plus extrêmes que ceux qu’on serait réellement prêt à assumer dans d’autres circonstances. Il faut alors distinguer les paroles et les croyances: quand l’enjeu est d’avoir le dernier mot, on se retrouve facilement à affirmer des choses auxquelles on ne croit pas vraiment. Enfin, changer d’avis après avoir longtemps soutenu une opinion tranchée, cela peut donner l’impression d’être un ignorant ou un crétin. On peut alors choisir de s’accrocher et persévérer dans ses croyances, pour la simple raison qu’on y a toujours cru. Un exemple classique en psychologie est celui des sectes millénaristes, dont les prophéties concernant la fin du monde ont été démenties. Loin de les conduire à douter, cet échec a plutôt tendance à renforcer leurs membres dans leurs croyances: ils trouvent des moyens pour expliquer les choses après-coup, en disant par exemple que c’est justement parce que leur foi était sincère que le monde a miraculeusement été épargné.

Certains des supporters de Trump qui ont pris part à l'assaut du Capitole ont pu choisir de nier l'évidence de sa défaite à l'élection présidentielle.
Certains des supporters de Trump qui ont pris part à l’assaut du Capitole ont pu choisir de nier l’évidence de sa défaite à l’élection présidentielle.© GETTY IMAGES

Qu’un argument ne puisse jamais être réfuté est donc problématique?

Oui, assurément. Mais pour reconnaître que l’on peut se tromper, et le faire lorsque c’est le cas, il faut du courage. Ce n’est pas facile, y compris pour moi. Mais ça s’apprend. Il ne s’agit pas de constamment douter de soi et de ne plus oser rien dire ou prétendre savoir, mais de prendre acte du fait que nous entretenons toujours des préjugés sans en avoir conscience, et que notre vision des choses a nécessairement des angles morts. La question qu’il faut se poser est alors: une fois qu’on reconnaît tout cela, s’accommode-t-on de la situation ou cherche-t-on à l’améliorer?

Les biais cognitifs inconscients, qui font que l’on se souvient davantage des informations qui nous confortent dans notre opinion que de celles qui nous contrarient, renforcent évidemment ces préjugés…

Oui. Il est donc toujours instructif de se demander pourquoi on croit à certaines choses plutôt qu’à d’autres. Parce que le propos nous paraît plus convaincant? Parce qu’on a de bonnes raisons d’y croire? Ou parce que, fondamentalement, cela nous arrange? C’est un exercice d’honnêteté face à soi-même.

Comment y parvenir en dépit des préjugés, des biais cognitifs et, parfois, de l’aveuglement volontaire?

Je suis persuadée qu’en matière de lucidité, de courage et d’honnêteté intellectuelle, il y a des gens meilleurs que d’autres autour de nous. Les lanceurs d’alerte, par exemple, savent les risques qu’ils prennent mais témoignent néanmoins. La tentation de s’enfouir la tête dans le sable est parfois forte. Il n’empêche qu’il y a des moyens d’y résister. C’est là que l’éducation a un rôle fondamental. Comme parents, on peut enseigner des conduites plus ou moins responsables à nos enfants en matière de jugement. Lorsqu’ils reviennent de l’école en rapportant certains propos, on peut les interroger: penses-tu que c’est vrai? Pourquoi? On peut ainsi leur montrer que certaines affirmations sont sans fondement, ou leur signaler les conséquences indésirables qui peuvent survenir quand on véhicule tel ou tel discours. Le rôle de l’éducation, ici, n’est pas de dicter aux jeunes ce qu’ils devraient croire ou penser, mais plutôt comment s’y prendre pour penser: quels sont les meilleurs moyens pour dire et croire le moins de sottises possible, et s’apercevoir quand c’est le cas.

Cela suppose une bonne dose de courage…

Oui, et il faut avoir reçu les moyens, socialement et intellectuellement, de développer cette attitude. J’en reviens à l’éducation et à l’autonomie. Il est évident que l’aveuglement volontaire s’épanouit plus facilement dans un régime d’obéissance ou de conformisme paresseux. Sur ce point, l’apparition du phénomène nébuleux des « influenceurs » sur les réseaux sociaux pose question: qui influencent-ils? sur la base de quelles compétences? Dans les années 2000, des psychologues ont appelé « effet Dunning-Kruger » la tendance qui nous conduit à surestimer nos compétences dans les domaines auxquels nous ne connaissons en fait pas grand-chose. On a effectivement vu, avec la Covid, beaucoup de gens s’improviser experts en épidémiologie et en santé publique. C’est qu’il y a de l’incompréhension, et sans doute aussi une part de frustration légitime de la part du public, à l’égard de la manière dont la science avance, l’absence de consensus, la complexité. Dans la recherche, on passe 90% de son temps à échafauder des hypothèses qui ne marchent pas, avant de trouver, peut-être, un truc qui marche.

Bio express

  • 1979: Naissance à Marseille.
  • 2003: Agrégation de philosophie.
  • 2008: Doctorat de philosophie consacré au philosophe américain Wilfrid Sellars (1912 – 1989).
  • 2015: Professeure adjointe au département de philosophie à l’université de Montréal.

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