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Attentats: La France d’aujourd’hui est-elle la Belgique de demain ?

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Auparavant présentée comme la « base arrière » d’attentats commis en France, la Belgique est désormais visée elle aussi par le terrorisme. Au-delà du Belgium bashing, qu’a-t-elle à apprendre de la République voisine ?

« Il n’y a, disait Michelet, jamais eu de Belgique, et il n’y en aura jamais. » Le grand historien le voyait, ce pays qui n’existerait pas, comme un tache grise au nord-est de sa France éternelle, où les armées révolutionnaires, pensant libérer un peuple, « furent bien étonnées de tomber en plein Moyen Age, de retrouver les moines, les capucins, et autres telles espèces déjà presque oubliées en France, de voir les vieilles confréries sous leurs drapeaux gothiques, les vieilles bourgeoisies, ignorantes, bornées, ne connaissant que le clocher, encroûtées dans leurs préjugés et leurs habitudes, dans leurs estaminets, leur bière et leur sommeil; une seule force dans tout le pays, un clergé ignorant et grossier, et néanmoins très intrigant ». La charge était pesante. Elle était partiellement fondée. Elle témoignait, surtout, d’un complexe aux éternels symptômes : celui de la France envers son petit voisin bigot. Celui de l’universelle patrie des droits de l’homme et ci-devant fille aînée de l’Eglise, devant un petit Etat bâtard, tampon grisâtre, où, comme l’ont posé nos confrères de La Libre dans un article qui a fait date, « rien n’est clair ». Ce complexe, les Belges eux-mêmes l’ont avalé, digéré et excrété en autodérision, une autodérision si paradoxale qu’elle n’autorise personne d’autre que nous à se moquer de nous. Surtout pas les Français. Surtout pas après des attentats de masse. Surtout pas dans Charlie Hebdo. La Une de l’hebdomadaire à la satire prosélyte a choqué, chez nous, beaucoup de ceux qui avaient psalmodié d’entêtantes litanies de « Je suis Charlie ». Ils avaient hurlé leur imprescriptible droit au blasphème, proclamé un inaliénable devoir de mauvais goût, et établi les vertus miraculeuses d’une absolue liberté d’expression. Et puis voilà qu’on -des Français, évidemment – se met à parodier notre chanteur favori alors que le Royaume est en deuil.

On peut rire de tout, en Belgique, mais tout le monde ne peut pas rire de la Belgique. Et surtout pas depuis Paris. Où, un an avant, le monde s’était justement aperçu que les assaillants de Charlie Hebdo et celui de l’Hyper Cacher avaient des connexions en Belgique. Un qui s’y était brièvement planqué, un autre qui s’y était procuré quelques armes. Rien encore de trop infamant. L’opération policière de Verviers, dans les jours qui suivirent l’équipée parisienne des Kouachi et d’Amedy Coulibaly, avait pourvu la Belgique des attributs d’une inhabituelle fermeté. Au crépuscule du 7 janvier 2015, le Belgium bashing avait failli pousser un cri. Il était mort-né. Mais il sortit très vite du tombeau.

« Y a-t-il des Mole en Baique en France ? »

Vint en effet le 13 novembre. Les frères Abdeslam, leurs copains, la cavale et la traque. Puis Zaventem et Maelbeek, quelques jours après une arrestation célébrée comme une libération. BFM, TF1 et Le petit journal à Mole en Baique. Eric Zemmour qui veut la bombarder. La commune qui devient un nom commun. « Y a-t-il des Mole en Baique en France ? Oui ? Non ? Combien ? » se demande-t-on à la Maison de la Radio et même chez Cyril Hanouna, à Paris, Ville Lumière, martyre de la liberté d’expression et capitale de la République française. Il fallait que le Belgium bashing vînt de là. Pour donner une nouvelle expression à un si vieux complexe. Celui de cette France éternelle tellement au-dessus de cette Belgique pas claire, et de celle-ci en dessous de celle-là. Celui d’une Belgique qui, comme l’univers mais plus que le monde, a besoin de la France pour savoir où elle doit aller. Celui d’une faible Belgique, morne tanière d’extrémistes religieux insensibles aux puissantes délices de nos libertés, et si soucieux de la frapper elle, la France éternelle. Comme lorsque les armées révolutionnaires, il y a deux cent vingt ans, marchèrent sur nos champs, nos forêts et nos villes. « La Belgique, au moment même où nous la délivrâmes […] devint, contre nous, un foyer d’intrigues fanatiques, une seconde Vendée, moins guerrière, mais tracassière et disputeuse, alléguant contre la liberté les droits de la liberté même. » Dixit, encore, le grand Michelet, élégant aïeul des Belgium bashers.

C’est dit, en 2016 comme en 1815, la France victime a ses coupables. Et la Belgique, ce « foyer d’intrigues fanatiques », pas assez forte pour figurer parmi les coupables, n’a présenté que la lâche faiblesse de la complicité. Elle a trop laissé faire hier ! Aujourd’hui, les créatures qu’elle a couvées la frappent. Et demain, de grands maux l’affligeront si elle ne suit pas, comme elle ne l’a pas assez fait, le glorieux exemple de la France. Voici, en substance, ce que disent les Michelet de notre époque.

Car si la France et la Belgique d’avant différaient tant, la France présente est déjà une Belgique d’après. Elle a été frappée par un même ennemi usant de méthodes similaires et exerçant la même mission : tuer le plus de personnes possibles dans la capitale d’un Etat en guerre. Qu’importe à cet ennemi que la République française soit si clairement une et indivisible là où le Royaume de Belgique affiche crânement son incompréhensible fédéralisme. L’Etat islamique et ses petites mains d’ici s’inquiètent peu de discussions théoriques sur le jacobinisme et le confédéralisme ou la laïcité et la neutralité. Que leur chaut-il que la France, depuis le XIXe siècle, avait établi son empire sur des territoires musulmans alors que la Belgique après son Roi n’avaient pillé que de grandes étendues animistes ? L’Etat islamique et ses métastases poussés chez nous se fichent des temps longs de l’histoire du monde, et ancrent son récit dans une antiquité mythique tout autant que dans cette si injuste modernité contemporaine. Qu’ont-ils à faire, lorsqu’ils programment leurs meurtres de masse, de l’inégalable rayonnement intellectuel et culturel de la France ou du modeste prestige d’un pays qui n’en est pas un, et qui se rengorge, même, disent les Français et les Belges qui voudraient le devenir, de son ostensible médiocrité ? L’Etat islamique et ses recrues d’ici ne lisent ni Baudelaire ni Michaux, pas plus qu’ils ne s’enthousiasment des exploits mystiques d’Eddy Merckx ou des si jolis petits Mickeys de Marcinelle. Pour eux, examinées depuis leur meurtrier observatoire, la Belgique et la France sont un même champ de bataille. Un espace sans frontière, où l’on parle la même langue et où l’on professerait, disent-ils, la même haine, celle de l’islam et des musulmans. Les spécialistes du terrorisme l’assurent tous : en Syrie, les bataillons de combattants étrangers se réunissent autour d’une langue, pas d’une nation commune. Ces terroristes, lorsqu’ils reviennent en Europe, ne sont plus ni français ni belges. Ils sont francophones. Pour eux, Molenbeek est bien davantage une banlieue de Paris qu’une commune de la Région de Bruxelles-Capitale. Entre Verviers, Reims, Argenteuil, Forest, Sevran ou Dampremy, la communication est fluide et la culture commune. Mais ils ont frappé la France avant la Belgique. Et ils l’ont frappée plus fort. Car ils lui en voulaient davantage. La Belgique, dit-on depuis à Paris, était une base arrière du terrorisme. Elle en est désormais un théâtre d’opération. La France, vue de Bruxelles, sera-t-elle l’avant-garde de la vie après la Terreur islamiste ? Comme depuis la Révolution, comme depuis toujours, l’aujourd’hui français préfigure-t-il le demain belge ?

L’identité nationale, cette frontière

Plus tôt que nous, nos voisins ont dû s’accommoder de l’angoisse quotidienne installée par le terrorisme. Prendre les transports en commun, boire un verre en terrasse, assister à un concert ou à un match de football sont désormais des activités potentiellement mortelles. Même si les statisticiens démontrent qu’une tuerie de masse reste de l’ordre de l’improbable presque absolu, impossible de ne pas y penser. « Il y aura en Belgique, a martelé Charles Michel, un avant et un après. » Le précédent français lui donne raison. « Dire que notre vie n’a pas changé, dire que nous allons continuer à vivre comme avant, c’est se mentir », confirme Rachid Benzine, islamologue à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. « Il y a des militaires partout, et, qu’on le veuille ou non, le regard devient suspicieux quand il se pose sur certains profils… » Les premiers attentats de Paris, ceux de janvier 2015, ont poussé la Belgique à faire descendre en rue plusieurs centaines de militaires en armes. La République française aussi, qui n’avait plus vécu ça depuis la guerre d’Algérie. Les différentes modalités de son plan Vigipirate, adopté au début des années nonante, ne le prévoyaient pas alors. La France, pourtant, subissait déjà de sanglantes attaques. « On a tendance à l’oublier, rappelle Jean-Yves Pranchère, philosophe à l’ULB, mais les Français ont déjà eu affaire à cette menace physique, avec la vague d’attentats lancée par le GIA algérien. » Cette insécurité physique, fût-elle subjective, a nécessairement des conséquences sur l’esprit public autant que sur les vies intellectuelle et politique.

Elle a également des répercussions économiques : le PIB de la France, au dernier trimestre de 2015, a perdu un dixième de point conséquemment aux attentats. Le lockdown de Bruxelles, l’effondrement de son attractivité touristique, puis la fermeture de l’aéroport de Zaventem, deuxième pôle d’activité économique du Royaume, grèveront d’autant la croissance du plat pays. Ce n’est pas le plus grave. Si une frontière sépare les deux pays ravagés par la cellule de Molenbeek, elle est identitaire. Entre cette Belgique à l’identité floue et cette France aux principes nationaux renforcés par les querelles sur leur déclin, la seconde a montré une concorde inédite, là où la première a étalé toutes ses divisions. C’est un fait déjà incontestable : les deux gouvernements ont présenté, dans les semaines suivant les attentats, deux visages. Celui de la cohésion d’un exécutif présidentiel rangé derrière François Hollande à l’Elysée a pu toiser celui d’une unité nationale qui, entre le 16, rue de la Loi et l’Hôtel de Ville d’Anvers, n’aura pas tenu plus de quelques heures. L’histoire de la France il est vrai l’a habituée à une certaine idée de la Guerre mondiale, où sa prétention à l’universalité peut la poser en fer de lance du choc des civilisations. La France, donc, est en guerre. Manuel Valls avec force, François Hollande avec fermeté, le disent. Or, dit le philosophe Alain Badiou dans un séminaire consacré à « penser les tueries du 13 novembre », « c’est une tromperie, personne n’est prêt à faire la guerre ici, dans ce pays. Le mot  » guerre  » n’est pas à sa place. En janvier, l’Etat avait utilisé la laïcité républicaine, cette fois il essaie d’utiliser le vieux nationalisme, la France, le drapeau tricolore couplé à ce qui en est l’éternel ressort :  » c’est la guerre «  ».

« La haine a pris la place de la peur »

Après les attentats de Paris, les manoeuvres d’un président de gauche soucieux de ne pas apparaître angélique, pour confondre son opposition de droite et pour juguler le danger de l’extrême droite, ont cru pouvoir s’appuyer sur ce grisant unanimisme de l’identité nationale. « Hollande a été à la hauteur, au début, dans la posture et dans le discours. Il a ensuite abîmé la crédibilité de la classe politique en prônant l’adoption de mesures à pouvoir symbolique et médiatique fort, mais inutiles, contre-productives et, en fait, pas très loin de la stupidité, comme la déchéance de nationalité », pose Jean-Yves Pranchère. En Belgique, les mesures ont été prises avant les attentats de Bruxelles par une majorité de droite, et pour partie validées par une opposition de gauche soucieuse de ne pas apparaître angélique. Mais les errements des forces de sécurité et de renseignement belges ont offert au parti le plus à droite de la majorité fédérale, la N-VA, une fenêtre d’opportunité sur les thèmes qui lui sont chers : l’ingouvernabilité de la Belgique, à laquelle elle participe, et le rejet du multiculturalisme, qu’elle tient pour responsable de l’islamisme violent. La guerre, ici, n’est pas déclarée sous la bannière tricolore, mais un peu contre elle, et beaucoup au nom du mode de vie occidental. Au sein du gouvernement belge, dotée de compétences régaliennes, la droite flamingante exploite sur son terrain le raidissement des opinions européennes. « Il y a une droitisation générale des sociétés et de la politique, c’est incontestable, et elle touche particulièrement la France, où la social-démocratie a abandonné toute prétention à dompter le capitalisme mondialisé », déplore Jean-Yves Pranchère. Or ces attentats, et le sang qu’ils font couler au nom d’une religion récemment implantée en Occident, contribuent à ce raidissement. « Après Charlie Hebdo, estime Rachid Benzine, la stupeur et la peur ont prévalu. Les mobilisations silencieuses du 11 janvier en procédaient. Mais après le 13 novembre, c’est une forme de haine qui a émergé, avec comme cible les musulmans. C’est le grand danger que traversent nos sociétés : celui de la crispation identitaire, qui alimente un cercle vicieux en opposant un « nous » à un « eux » ». Les enquêtes d’opinion montrent, en France comme en Belgique, une augmentation de ces aspirations identitaires et de ces velléités répressives : la proposition de déchoir de leur nationalité les coupables d’actes de terrorisme y recueille d’enthousiastes majorités. Ces attentats révèlent-ils dès lors, comme l’avait suggéré au printemps dernier Emmanuel Todd, le réveil des « catholiques zombies », en croisade tacite contre l’islam et les musulmans ? En France, les débats se sont cristallisés autour d’un chiasme opposant radicalisation de l’islamité et islamisation de la radicalité. Le premier pôle, porté par Gilles Kepel, fait prévaloir les ressorts culturels et religieux du terrorisme, tandis que la seconde formule, lancée par Olivier Roy, avance plutôt des causes socioéconomiques. Le débat, bien dans la grande tradition française, n’est pas près de s’éteindre. Même si aucun Premier ministre belge n’a osé condamner la recherche sociologique – « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », a dit Manuel Valls -, en Belgique, la seule contribution éditoriale à ces question à avoir trouvé écho dans la presse et l’opinion auront été les rapides mémoires d’un bourgmestre à la retraite. On a les Michelet qu’on peut.

N. D. D.

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