© Pierre-Yves Jortay

Armel Job nous parle de ses livres préférés : « Ceux qui me font penser autrement des humains »

Le Vif

Avec enthousiasme, passion ou sobriété, des écrivains évoquent leurs livres préférés. Ce qu’ils disent, et leur façon de le dire, peut être une façon de parler d’eux ou d’éclairer leur oeuvre personnelle. Pour nous, c’est une façon comme une autre de donner envie de lire. Cette semaine : le romancier belge Armel Job.

A la fin de notre rencontre, quand Armel Job me raccompagne, sa poignée de main est encore plus puissante qu’au début.  » A bientôt « , ajoute-t-il.  » A bientôt « , je réponds, et je le pense vraiment, car c’est quelqu’un que je reverrais volontiers. J’avais roulé 160 km pour le voir, là, à quelques encablures de Bastogne et du grand-duché de Luxembourg. Au début, j’ai eu l’impression de me retrouver devant le prof un peu sévère qu’il fut peut-être, se demandant à qui il avait affaire, et à qui on n’arracherait rien de personnel. Assis au bord d’un divan face à l’auteur dans son fauteuil, avisant l’ordinateur et les rayonnages de livres, j’ai demandé :  » C’est votre bureau ?  » Armel Job :  » Non, c’est le bureau de ma femme.  » Moi :  » Elle écrit aussi ?  » Lui :  » Non.  » Ce ne serait pas commode, semblait-il. Et pourtant, si. Très vite, en effet, Armel Job allait se réchauffer, et même s’échauffer, multipliant gestes des bras ainsi qu’éclats de sa voix bien timbrée (à nouveau, sans doute, cette carrière de prof – latin, grec,  » un peu d’histoire « ). Plus d’une fois nous avons ri généreusement. Ah, ce fut bien.

Je ne conçois pas un jour sans lecture.

Au commencement était une liste. Armel Job nous avait envoyé une liste de quelques livres qu’il aime. Pour chacun d’eux, auteur, titre, très court résumé assorti d’un commentaire bien senti. En tête de cette liste, une note :  » Depuis mon enfance, je suis un grand lecteur. J’ai des excuses : j’ai été élève interne – pour ne pas dire interné – dans un collège catholique où les distractions étaient rares, en particulier le samedi et le dimanche. La lecture était une ouverture sur le monde, en particulier celui dont on ne nous parlait jamais. Depuis, je suis resté un papivore frénétique. Je ne conçois pas un jour sans lecture. Les murs de mon bureau supportent quelque 2 400 livres auxquels il faut ajouter des romans disséminés dans la maison, notamment des étagères de policiers dont ma femme est férue.  »

Le suspense étant arrivé presque à son comble, je vais vous dévoiler la liste d’Armel Job, même si lors de notre rencontre, les livres y figurant ne furent pas tous évoqués, loin de là. Voici la liste (j’y ai reconnu un des ouvrages pour l’avoir lu moi-même, mais chuuut, la liste, vite ! ). La voici (les titres ne sont indiqués ni dans un ordre décroissant ni dans un ordre croissant d’appréciation) : Une vie bouleversée, d’Etty Hillesum ; Plus haut que la mer, de Francesca Melandri ; Vie et destin, de Vassili Grossman ; Anna la douce, de Dezsö Kosztolányi ; Une si jolie petite fille, de Gitta Sereny ; Olive Kitteridge, d’Elizabeth Strout ; Les Allées sombres, d’Ivan Bounine, et Des cailloux dans le ventre, de Jon Bauer.

Ivan Bounine, auteur de Les Allées sombres.
Ivan Bounine, auteur de Les Allées sombres.© Choumoff/Roger-Viollet/belgaimage

L’être humain dans toute sa complexité

Sur place, face à l’auteur, on pose une question journalistique de base (il faut bien commencer par quelque chose) : les livres de cette liste ont-ils un point commun ?  » Je pense que le point commun entre tous ces livres, c’est le côté humain, qui est au centre de chacun d’eux. Il s’agit toujours d’essayer de comprendre les êtres humains – ce qui me paraît essentiel. C’est ce que je cherche dans les livres, davantage que l’intrigue ou la technique du livre. Dans tous les bouquins de ma liste, on touche à quelque chose de profondément humain. Tous ces livres, je les ai refermés en me disant : je ne penserai plus de la même manière à propos des humains.  »

Je souligne alors que dans l’oeuvre même d’Armel Job, l’homme est très présent, dans toute sa complexité : aucun personnage n’est monolithique, avec eux on est rarement à l’abri d’une surprise (positive ou négative) tant et si bien que le lecteur serait en peine de les définir, ces personnages !  » Bien sûr, répond l’auteur, parce que les personnages sont des êtres humains, comme nous tous. Le problème du roman, c’est toujours le même : quand on imagine un personnage, c’est d’abord quelque chose d’assez stéréotypé. Mais ensuite, on le fait agir, et là il devient quelqu’un. On construit un personnage, notamment en s’interrogeant : qui est-il ? Comment va-t-il se débrouiller pour être ce qu’il est face aux événements qui s’abattent sur lui ?  »

Autrement dit,  » c’est le vieux principe des romans de Simenon : qu’est-ce que c’est, un roman, selon Simenon ? C’est l’histoire de quelqu’un d’ordinaire confronté tout à coup à une situation extraordinaire et qui va donc devoir se déterminer, montrer ce qu’il a dans le ventre. Mais cela ne veut pas dire que le personnage va triompher. Quelquefois, il a un idéal, il voudrait être quelqu’un de bien, parce qu’il pense de lui-même qu’il est fondamentalement quelqu’un de bien, mais il va constater qu’il ne peut pas l’être ! Parfois donc, les personnages d’un roman sont obligés d’admettre qu’ils n’ont pas été à la hauteur, et ça je pense que c’est profondément vrai et proche de ce que sont en réalité les hommes.  »

Dostoïevski (1821 - 1881) montre comment des monstres absolus, en apparence, peuvent être capables d'un geste humain.
Dostoïevski (1821 – 1881) montre comment des monstres absolus, en apparence, peuvent être capables d’un geste humain.© reporters

« Un réconfort pour les personnes acariâtres »

A propos d’être humain complexe, j’en pointe un dans la liste de livres qu’aime Armel Job : Olive Kitteridge, personnage principal… d’ Olive Kitteridge, de la romancière américaine Elizabeth Strout. Je pointe ce personnage parce que j’ai lu l’ouvrage, que je les ai aimés (le personnage et l’ouvrage), et aussi parce que j’aime le portrait qu’en dresse Armel Job dans sa liste :  » […] Femme bien enveloppée, en retraite, anciennement prof de maths. Victime d’un caractère épouvantable, Olive manifeste son humanité d’une façon déconcertante. Un réconfort pour les personnes acariâtres.  »

Quand on lit beaucoup de romans, on se montre plus prudent dans la vie.

 » Oui, commente Armel Job, je pense qu’Olive Kitteridge veut vraiment faire du bien aux gens mais qu’elle est continuellement victime de son caractère – et elle sait qu’elle a ce caractère ! Il y a des gens comme ça.  » Et d’illustrer son propos :  » Je tiens une petite page Facebook (NDLR : Armel job auteur) où je poste chaque semaine un petit texte, et j’ai inventé depuis quelque temps un personnage, qui est « ma tante Esther », qui est un peu l’équivalent d’Olive : elle a un caractère affreux mais elle en souffre et malgré ses efforts pour se montrer sympathique, elle n’est sympathique que de manière maladroite « , rit le romancier.  » Mais je l’aime beaucoup, j’aime bien ces personnes et ces personnages-là.  »

Alors, d’où vient ce type de caractère ? D’une forme de pudeur ? D’événements de la vie ?  » Oui, ou alors simplement d’une mauvaise perception de soi-même. Des gens qui ne s’aiment pas, il y en a beaucoup « , avance Armel Job.  » D’ailleurs, ça me fait penser que dans une des nouvelles du recueil d’Ivan Bounine Les Allées sombres, que j’ai repris dans ma liste, un jeune noble russe du xixe siècle, qui multiplie les conquêtes, conquiert le coeur d’une jeune femme, et cette jeune femme, qui n’est pas dupe, lui dit à un moment à peu près ceci :  » Il y a une chose que je vous dois pour toujours, c’est que du fait de cet amour que nous avons connu, j’ai commencé à m’aimer moi-même.  » Je trouve cela très juste. C’est peut-être un aspect de l’amour auquel on ne pense pas spontanément : l’amour donne à l’autre le sentiment qu’il a une valeur, qu’il existe… Et je crois qu’il faut d’abord s’aimer soi-même pour trouver la générosité suffisante pour aimer les autres. Il faut donc qu’une sorte de flux se mette en place entre les gens.  »

Olive Kitteridge, personnage imaginé par l'écrivaine Elizabeth Strout, incarné par Frances McDormand (photo) dans la série télévisée de HBO :
Olive Kitteridge, personnage imaginé par l’écrivaine Elizabeth Strout, incarné par Frances McDormand (photo) dans la série télévisée de HBO : « Elle veut vraiment faire du bien aux gens. »© JOJO WHILDEN/reporters

De plus en plus sage au sens socratique

Je fais alors remarquer à Armel Job que dans son oeuvre, il n’y a que ça, ce flux, cette relation entre les personnages, et que ces personnages n’étant jamais figés, le regard du lecteur sur eux n’est pas figé non plus. Je lui cite l’exemple de Pierre Baumann, dans son roman Dans la gueule de la bête, un collabo qui, soudain, par une sorte de réflexe altruiste, se rend sympathique à nos yeux.  » Il y a un auteur que j’ai beaucoup lu quand j’étais jeune, et que je lis encore : Dostoïevski « , répond Armel Job.  » Quand Dostoïevski raconte son expérience du bagne, condamné politique parmi les prisonniers de droit commun, il montre comment ces gens, qui peuvent paraître des monstres absolus, sont capables tout à coup d’un geste de générosité, d’un geste humain… Pourquoi ? Parce qu’ils sont aussi humains ! A un moment, ils n’ont pas été humains mais ça ne veut pas dire qu’ils ne le sont jamais ! Ça peut aussi aller dans l’autre sens : quelqu’un a toujours eu une conduite irréprochable, et puis paf !  »

Selon Armel Job, un roman est réussi quand  » on s’aperçoit, après sa lecture, qu’on avait des idées préconçues, qu’on a été empoisonné par nos préjugés pendant toute la lecture. Donc je pense qu’il faut lire beaucoup de romans, parce que quand on lit beaucoup de romans, du moins des romans écrits dans cette perspective-là, petit à petit, par une sorte de travail d’imprégnation, on se montre plus prudent dans la vie. Peut-être qu’on jette un regard différent sur les gens quand on est un grand lecteur. Je crois qu’un grand lecteur devient de plus en plus sage au sens socratique : « La seule chose que je sais, c’est que je ne sais pas. »  »

Moi, ce que je sais, c’est qu’en rentrant – 160 km dans l’autre sens – j’ai décidé de lire, lire, lire, encore plus.

Par Johan Rinchart.

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