Pierre Joye et Xavier Relecom, deux des dirigeants communistes signataires du compromis passé avec la Gestapo. © CArCoB ASBL

Après la guerre, les procès des communistes belges torturés

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Ils reviennent vivants de l’enfer des camps nazis. Cela suffit à les soupçonner d’avoir parlé sous la torture. A la Libération, les camarades auront à s’en expliquer devant un  » tribunal  » du parti. Voyage au bout de l’inconcevable dans les archives secrètes du Parti communiste belge.

Avant de connaître l’enfer concentrationnaire nazi, ils ont subi les affres de l’arrestation, l’épreuve des interrogatoires, le supplice de séances de torture. En être sortis vivants ne sonne pas la fin du cauchemar. Lorsque les militants communistes belges reviennent de déportation à la mi-1945, l’heure de la délivrance signifie aussi l’heure de rendre des comptes au parti, devant une Commission centrale de contrôle (CCC) qui veut tout savoir : comment ils sont tombés dans les griffes de la Gestapo, comment ils se sont comportés face à leurs geôliers et leurs bourreaux. As-tu parlé sous les coups, camarade ? As-tu  » donné « , balancé ? Qu’as-tu donc fait pour avoir pu rester en vie ?

Affaires confidentielles. Elles font partie du grand secret du PC, gardé au Centre des archives du communisme en Belgique (Carcob). Elles relèvent d’une histoire interdite, tue pendant près de quarante ans. Occultée comme une  » maladie honteuse « , a pu écrire José Gotovitch (ULB), historien du Parti communiste belge et de son engagement dans la Résistance lors de la Seconde Guerre mondiale.

Le pacte infamant et tabou

La salle de torture du camp nazi de Breendonk, lieu de supplice pour plusieurs militants communistes.
La salle de torture du camp nazi de Breendonk, lieu de supplice pour plusieurs militants communistes.© Clément Philippe/belgaimage

 » Cette tache sombre au tableau d’honneur du parti  » s’ancre dans un  » compromis des quatre « , daté du 23 juillet 1943. Ce jour-là, les quatre dirigeants du PC, victimes de la chasse aux communistes, passent avec la Gestapo un marché. En échange de la vie sauve, ils s’engagent à ordonner à trois cadres de l’appareil militaire de la Résistance communiste, également détenus par la police allemande, de se mettre à table. Point n’a été besoin de recourir à la torture pour arracher à ces gros bonnets ce pacte qui va buter sur le refus de parler de leurs subalternes. A la Libération, le  » deal  » infamant vaudra au quatuor un blâme extrêmement sévère et la dégradation au rang de simple militant, pour  » avoir manqué de dignité et de fermeté « . Disgrâce temporaire pour Xavier Relecom, Pierre Joye, Joseph Leemans et Georges Van den Boom.

Le linge sale s’est lavé en famille.  » Le tabou le plus rigoureux qui pèse sur l’affaire tient publiquement jusqu’en 1981 « , relate José Gotovitch (1). Jusqu’à ce que Jacques Grippa rompe discrètement le silence dans ses mémoires : il était l’un des trois cadres à ne pas avoir obtempéré à l’ordre de parler, il se brouille avec le PC après la guerre pour fonder, en 1963, le parti maoïste en Belgique.

Une militante menacée d’exclusion du parti :  » Je tâcherai de subir cette épreuve avec plus de courage que je n’en ai montré à la Gestapo

Mais la face obscure de cette saga conserve toujours sa part de mystère.  » Il subsiste d’autres secrets et dossiers qui semblent résister mieux encore à la curiosité des historiens « , écrit José Gotovitch en 1992. Plus indéfiniment. Aujourd’hui directeur scientifique du Carcob, c’est lui qui veille jalousement sur quelque 150 confessions de militants, collectées au fil du temps.  » Ce matériau exceptionnel, unique, propre au Parti communiste « , reste inaccessible. Par respect pour les descendants.  » Si, à notre connaissance, toutes les personnes mentionnées sont à présent décédées, leurs enfants et leurs petits-enfants vivent encore et, pour ces derniers, savent généralement que grand-père ou grand-mère ont été résistants et déportés. Ils ignorent qu’elles ou ils ont peut-être été exclu(e)s du parti à la Libération pour lâcheté devant la Gestapo ou blamé(e)s pour manque de solidarité dans les camps « , explique Jean-Michel Chaumont.

C’est pour ce philosophe et sociologue à l’UCL que le Carcob a fait une exception à l’embargo. A condition d’anonymiser les personnes concernées par ces procédures. Le chercheur n’est pas sorti indemne de cette  » expérience extrême. Je n’imaginais pas qu’ait pu exister une telle suspicion à l’égard de victimes de la torture.  »

Camarades au rapport

Ils sont à peu près 150 à s’être ainsi soumis au  » tribunal « . Tous volontaires. En principe.  » Les militants étaient libres de refuser de comparaître mais cette comparution était envisagée comme un acte de confiance envers le parti « , précise José Gotovitch. Au besoin, une circulaire interne se charge de menacer d’exclusion celui ou celle qui renâclerait à être mis sur le gril.

Au préalable, on leur réclame une autobiographie mâtinée d’autocritique.  » Dans les semaines qui suivent leur retour de captivité, ils se mettent à écrire un rapport d’activités, des récits tantôt sommaires tantôt détaillés. Ils s’y livrent avec une sincérité désarmante « , relève Jean-Michel Chaumont. Surprise, là encore :  » Non seulement les membres de la Commission de contrôle estimaient ce genre de procédure logique mais ceux qui en étaient victimes trouvaient aussi naturel d’avoir à rendre des comptes et acceptaient leur sort. Il est à la fois glaçant et émouvant de voir à quel point ces militants étaient prêts à tous les sacrifices pour la cause du parti.  » Aucun ne s’avise de remettre en cause la légitimité du tribunal interne qui les juge, aucun n’imagine ne pas faire preuve d’honnêteté la plus stricte envers le parti.  » Cet abandon total dans le jugement qui sera porté sur leur conduite est confondant.  »

Après tout,  » on est entre camarades « , non devant une justice bourgeoise à laquelle on n’a pas de comptes à rendre. Au sein du parti, on peut et on doit tout se dire. Tout déballer. Régler les comptes entre militants délateurs et dénoncés. La seule présence devant les juges suffit à éveiller le soupçon.  » Leur seule survie les rend suspects de lâcheté ou de trahison « , constate le sociologue.

Il faut dire que le Parti communiste plaçait la barre très haut en cas d’arrestation. Son code du militant illégal n’imposait qu’une conduite : pas un mot à la Gestapo, même sous les pires sévices. Pas question de ruser pour espérer leurrer les bourreaux. Avoir pu observer sans défaillir un silence absolu ne pouvait que susciter le doute autant que l’admiration. La probabilité que des camarades aient perdu leur âme de communiste sous les coups était grande. L’hypothèse que les plus faibles aient commis l’irréparable en pactisant avec le diable fasciste était plausible.

Jean-Michel Chaumont (UCL) :
Jean-Michel Chaumont (UCL) : « Je n’imaginais pas qu’ait pu exister une telle suspicion à l’égard de victimes de la torture ».© Hatim Kaghat pour Le Vif/L’Express

Incorruptibles, dévergondés, pénitents…

Tous ne réagissent pas de la même façon face à cette suspicion généralisée. Jean-Michel Chaumont a dégagé plusieurs catégories de son analyse des rapports (2). A tout seigneur tout honneur, les  » incorruptibles  » qui ont refusé de parler et de céder, y compris sous la torture. Ils sont une minorité à pouvoir convaincre le tribunal du parti, à ne pas avoir été accablés par d’autres militants et à sortir la tête haute de l’épreuve. Il y a aussi les  » offensés « , qui s’estiment injustement accusés de lâcheté et de trahison, et qui s’en indignent : ceux-là, blessés dans leur honneur, ne contestent pas la légitimité de l’instance qui les juge mais bien son verdict.

Défilent également les  » déshonorés « , parmi lesquels figurent les quatre dirigeants capitulards, signataires du  » compromis  » de juillet 1943 : ils tentent vainement de justifier leur attitude en prétendant avoir eu recours à divers artifices pour tromper les gestapistes et les mener sur de fausses pistes. Un cran plus loin dans le déshonneur, les  » dévergondés « , ces traîtres consommés qui, toute honte bue, s’assumaient avec impudence jusqu’à se vanter de leur palmarès de délateur, se sentaient presque comme chez eux dans les bureaux de la Gestapo où ils étalaient leurs petits privilèges (cigarettes, tablettes de chocolat) au nez et à la barbe de camarades écoeurés par tant de cynisme. Ceux-là, pour leur défense, ont beau avoir plaidé leur évasion sur le trajet entre le siège bruxellois de la Gestapo et la prison de Forest en janvier 1944, l’équivoque entretenue n’amadoue pas le tribunal du parti.  » A ce jour, les avis divergent encore quant à savoir si cette évasion fut ourdie par la Gestapo ou non « , note Jean-Michel Chaumont.

Entre les mains de José Gotovitch, directeur scientifique aux Archives du communisme, l'une des
Entre les mains de José Gotovitch, directeur scientifique aux Archives du communisme, l’une des « confessions » frappées d’embargo.© Hatim Kaghat pour Le Vif/L’Express

Reste le groupe des  » pénitents « , les plus nombreux :  » Ils reconnaissent avoir eu un moment de faiblesse, se le reprochent et considèrent normal d’être sanctionnés pour ce mauvais comportement. Mais ils souhaitent que le parti leur donne une seconde chance et demandent à ne pas être exclus.  » Pauline, militante contrite, écrit dans sa confession :  » Quelque torturante que soit la pensée que je puisse être exclue du parti, si telle était la décision du parti, je tâcherai de subir cette épreuve avec plus de courage que je n’en ai montré à la Gestapo.  »

Le tribunal se retire, les juges délibèrent, les verdicts de la CCC tombent.  » Des rescapés revenus de l’univers concentrationnaire nazi, souvent en piteux état, sont sanctionnés, dégradés, parfois bannis par les leurs « , poursuit le sociologue. La punition va du blâme à l’exclusion du parti, généralement temporaire. Elle rend infréquentables celles et ceux qui en sont frappés, quoique le PC leur apporte un soutien durant la traversée du désert. Pavel, 30 ans au moment de son arrestation, rentré de Buchenwald en mai 1945, se voit ainsi infliger  » un blâme sévère pour manque de fermeté devant la Gestapo « . Pour que cesse l’insupportable torture, il avait livré une adresse en principe inoccupée, mais son renseignement a malencontreusement conduit à l’arrestation d’un camarade.  » Ma volonté de lutter pour un monde meilleur, plus juste, se renforce encore davantage. Mes petites-filles connaîtront le bonheur. Nous, communistes, le leur forgerons « , écrit-il à la secrétaire de la Commission de contrôle, qui vient de le punir.

Comprenne qui pourra. Aucun autre parti n’a exigé de ses membres une telle épreuve.  » Cette logique d’inquisition, qui nous semble aujourd’hui choquante et obscène, a été jugée morale et normale durant des millénaires « , rappelle Jean-Michel Chaumont.  » Dans ce cas-ci, une telle rigueur ne relevait pas du sadisme mais s’explique par la nécessité de prévenir la trahison par une contre-terreur encore plus forte que la terreur exercée par l’ennemi.  »

(1) Du rouge au tricolore. Les communistes belges de 1939 à 1944. Un aspect de l’histoire de la Résistance en Belgique, par José Gotovitch, éd. Labor, 1992, 609 p. (épuisé, en voie de réédition).

(2) Survivre à tout prix ? Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes, par Jean-Michel Chaumont, éd. La Découverte, 2017, 400 p.

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