© Hatim Kaghat pour Le Vif/L'Express

Aline Zeler: « D’un coup, le sport féminin a pris une nouvelle ampleur »

Devancière, intruse, intrépide, porte-parole ou simplement joueuse de foot. Aline Zeler a porté autant de casquettes qu’elle a surmonté les embûches pour en arriver à devenir la recordwoman de sélections en équipe nationale belge. La preuve qu’une obstination manifeste à courir derrière son rêve peut parfois suffire à faire tomber quelques barrières. Pour les clichés, on repassera.

Aline Zeler

Elle a 35 ans, 109 caps internationales avec les Red Flames et un paquet de souvenirs dans le rétro. Celle de la petite et de la grande histoire du foot féminin en Belgique. Depuis peu à l’étranger aussi, avec son transfert au PSV Eindhoven. Championne avec le Standard, Saint-Trond et Anderlecht à neuf reprises, toute jeune retraitée de l’équipe nationale, la chef de file du foot féminin en Belgique fait toujours partie des meubles. De ceux dont on risque d’entendre parler encore un petit temps. Sur Vivacité d’abord via son rôle de consultante régulière dans l’émission Complètement Foot. Sur le bord des terrains ensuite, si elle venait à concrétiser cet espoir pas si fou de coacher un jour une équipe masculine sur un petit banc de D1A.

Vous avez pris votre retraite fin octobre dans la foulée de l’élimination des Red Flames contre la Suisse, en barrage des qualifications pour la Coupe du monde 2019, qui se tiendra l’été prochain en France. Décision mûrement réfléchie ou coup de sang?

Dans la mesure où on pensait avoir fait le plus dur en allant gagner en Roumanie et contre l’Italie en poule, ce qui nous avait permis de valider notre ticket pour les barrages, et qu’on s’estimait heureuses d’avoir tiré la Suisse, il y a eu une vraie déception. Immense même, quatre ans après avoir déjà loupé de peu le bon wagon pour le Canada. Malgré tout, j’ai voulu prendre le temps de la réflexion. Quinze jours exactement, pour peser le pour et le contre. Toutes ne l’ont pas fait. Après notre défaite en Suisse, certaines filles ont agi sous le coup de l’émotion en annonçant qu’elles se retiraient avant de revenir sur leur décision. C’est parti un peu dans tous les sens dans le vestiaire. Il y avait aussi des plus jeunes, qu’il a fallu consoler en leur disant qu’elles auraient encore de super moments à vivre dans le futur. Qu’elles n’étaient qu’au début de l’aventure. Moi, en sachant que j’aurais dû attendre 2021 pour la prochaine échéance avec le championnat d’Europe, je me suis dit que c’était le bon moment pour arrêter les frais. Et puis, j’étais quand même là depuis 2005.

Votre retraite de l’équipe nationale coïncide avec votre passage comme semi-professionnelle grâce à votre signature au PSV Eindhoven cet été. Ce qui peut évidemment paraître surprenant…

Mais c’est comme ça dans le football féminin. Je ne voulais pas partir à l’étranger avant d’être nommée dans l’enseignement. Et vous ne pouvez pas vivre avec 1.000 euros par mois – ce que gagnent parfois des hommes en divisions inférieures bruxelloises – en tant que joueuse en Belgique. Du coup, j’ai travaillé à temps plein toute ma carrière, jusqu’au 1er novembre, puisque je cumulais mon mi-temps comme professeure d’éducation physique avec un autre mi-temps à l’ACFF (NDLR: association des clubs francophones de football). Depuis peu, grâce au PSV, je peux enfin me consacrer un peu plus à mon sport. Et surtout, je ne m’entraîne plus le soir. L’an dernier, à Anderlecht, on s’entraînait de 20 à 22 heures. Le temps de faire la route, j’étais à minuit chez moi. Ce n’est pas une vie.

Sans le foot, je travaillerais à la ferme, je serais mariée. Je serais moins épanouie, c’est certain.

Vous ne vous dites jamais que vous êtes arrivée quinze ans trop tôt dans le foot féminin que pour pouvoir réellement vivre de votre sport?

Quand j’étais gamine, je ne savais même pas qu’il y avait une équipe nationale… Le foot féminin n’existait quasiment pas. Ça a du positif aussi: je peux me dire que j’aurai assisté à une belle évolution de mon sport, même si ça reste difficile de savoir où en sera le football féminin dans quinze ans. Les budgets alloués évoluent, la reconnaissance aussi, mais pas partout. Au PSV, on a des analystes vidéo, on s’entraîne sur le même terrain que les élites masculines, on croise le staff, je discute avec Ruud van Nistelrooy (NDLR: ex-joueur star du club, passé aussi par Manchester United notamment) en salle de fitness et on joue parfois devant près de 2.000 personnes. En Belgique, un Anderlecht-Standard, ça ramène 150 personnes maximum… La BeNe Ligue (NDLR: créée en 2012, stoppée en 2015) a fait du bien au football féminin, mais ça n’a pas été plus loin. Pourtant, aujourd’hui, on compte 38.000 affiliées contre 27.000 en 2014, preuve d’un vrai engouement. Malgré ça, même au sommet de la pyramide, il faut parfois se pincer pour croire en un tel amateurisme. Pour vous donner une idée, à Anderlecht, on s’entraînait sur synthétique toute la semaine et on jouait sur herbe le week-end…

Justement, à son arrivée à la tête du Sporting d’Anderlecht, vous avez accusé publiquement Marc Coucke de mettre en danger le football féminin en voulant supprimer la section féminine du club. Vous y étiez joueuse à l’époque. Que s’est-il réellement passé au printemps dernier?

Je me suis pris la tête avec lui parce que j’avais entendu à bonne source au sein du club qu’il voulait restructurer le budget de la section féminine. Il voulait supprimer une des quatre équipes d’Anderlecht, peut-être même l’équipe première! La seule manière de faire bouger les choses, c’était d’en parler autour de nous, c’est pour ça que nous avons décidé d’ébruiter l’info via Twitter. Dans la foulée, Marc Coucke m’a appelé pour me dire que c’était faux, que ce n’étaient que des rumeurs. Mais dans les faits, il a bel et bien supprimé l’une des deux équipes de jeunes.

Des réformes qui vont dans le mauvais sens alors que, depuis l’Euro 2017 aux Pays-Bas l’an dernier, on sent un réel engouement populaire dans le grand public pour le foot féminin. Vous avez senti un avant et un après Euro en Belgique?

C’est paradoxal parce qu’il y a une évolution formidable au niveau des Red Flames, mais j’ai l’impression que les clubs vont à contre-courant de ce mouvement. On a fait bouger 6.000 Belges jusqu’aux Pays-Bas pour venir nous supporter pour les trois matchs! Mais les clubs rechignent encore à nous considérer comme des sportives d’élite. Pourtant, aux Pays-Bas, on a battu la Norvège où il y avait Ada Hegerberg, le tout récent Ballon d’or. Et je peux vous dire qu’elle n’a pas touché une balle ce jour-là (rires)! Ce tournoi, on l’a vraiment vécu comme des ambassadrices pour notre sport en Belgique. Avec l’impression de créer des vocations.

Pourtant, un an et demi plus tard, l’impression de statu quo est réelle au sein des instances dirigeantes…

C’est vrai. Et je vais vous donner un exemple. Pendant quelques années, l’Union belge avait eu la bonne idée de programmer la finale féminine en ouverture du match des hommes au Heysel. On a dû arrêter parce que certains clubs estimaient qu’on leur abîmait le terrain. C’est toujours la même chose: ils sont pros, ce sont des vedettes et il ne doit pas y avoir un grain d’herbe qui dépasse. Pourtant, imaginer qu’on mette un match des Red Flames avant ou après un match des Diables? Il y aurait une ambiance de dingue, ce serait juste dément.

Le Soulier d’or féminin a été créé il y a trois ans et vous figurez pour la troisième année consécutive dans les dix joueuses présélectionnées pour être primées. Le fait d’en être encore là, à 35 ans, c’est votre plus belle victoire?

Pas loin oui, en ayant toujours joué en Belgique, c’est beau. J’ai fini 3e en 2016 et 4e l’an dernier, j’espère donc que ce sera la bonne cette fois (rires). Je suis déjà supercontente d’avoir pu figurer deux fois dans le top 5 malgré mon statut amateur. C’est la preuve qu’en bossant, on peut y arriver. J’ai gagné neuf titres consécutifs en Belgique, ce n’est pas un hasard. Je me dis que je pourrais peut-être aussi le recevoir comme une récompense pour l’ensemble de ma carrière.

Martin Solveig (au c.), lors du Ballon d'or féminin 2018: pas une sortie misogyne, selon Aline Zeler.
Martin Solveig (au c.), lors du Ballon d’or féminin 2018: pas une sortie misogyne, selon Aline Zeler.© FRANCK FIFE/BELGAIMAGE

Dans une autre dimension, le 3 décembre, France Football a, grande première, récompensé d’un Ballon d’or la meilleure joueuse du monde, la Norvégienne Ada Hegerberg comme vous l’avez souligné. Un prix accompagné d’une polémique après la demande faite par le DJ Français Martin Solveig de voir Hegerberg danser le twerk, cette danse sensuelle aux déhanchés très explicites. Misogyne?

On en fait trop. J’ai lu beaucoup de choses là-dessus, notamment chez des collègues à moi des Red Flames, mais il faut rester sérieux. N’a-t-il pas demandé dans la foulée à Luka Modric de faire quelques pas de danse? En fait, je pense qu’il voulait surtout mettre de l’ambiance dans la salle. Il ne faut pas toujours être trop féministe. Je vois d’ailleurs plusieurs motifs de réjouissance dans cette année 2018 bercée par le mouvement #MeToo. Et je retiens d’ailleurs qu’on tend de plus en plus vers l’équilibre homme-femme à la suite des élections communales d’octobre. Les premières femmes ont reçu le droit de vote en 1948 en Belgique. C’était il y a septante ans. Tout prend du temps, mais on avance.

L’équilibre, on n’y est pas encore franchement dans le sport. A titre personnel, vous avez souffert plus jeune du regard des autres au moment d’entrer sur un terrain de football?

Quand je suis sur le terrain, je rentre dans ma bulle. A partir du moment où vous avez du talent, vous n’aurez jamais de soucis. Quand j’ai commencé au Luxembourg, de mes 6 à mes 15 ans, on devait être deux filles dans toute la province. Avant les matchs, j’entendais des choses mais, après, les parents adverses venaient systématiquement me serrer la main pour me féliciter. Alors oui, je ne me suis jamais douchée, je mettais mon jogging et je partais, mais j’étais jeune, je m’en foutais. J’étais heureuse de jouer au foot.

Sur les gilets jaunes:
Sur les gilets jaunes: « Je comprends la révolte, mais… »© JAMES ARTHUR GEKIERE/BELGAIMAGE

Quel regard portez-vous sur l’actualité de cette fin d’année 2018 et ce mouvement des gilets jaunes?

Je viens d’une famille de fermiers, mon beau-père a travaillé à la mine pendant des années, j’avais 18 ans quand je suis partie en vacances pour la première fois, donc je sais ce que c’est de compter ses sous en fin de mois. Et je comprends la révolte, mais je ne comprends pas qu’on puisse réclamer une hausse du pouvoir d’achat sans penser à changer ses habitudes de consommation. Le problème, c’est qu’on vit dans une époque où le luxe est devenu la norme.

On lit et on entend beaucoup de choses ces derniers mois sur le football. Du Footgate au Football Leaks. Ces dangers-là guettent aussi le football féminin?

Non, et je pense même que cela le sert. Il y a beaucoup de gens dégoûtés par tout ce qui se passe dans le football masculin. Ceux-là viennent chez nous parce qu’ils veulent voir des élites évoluer dans un environnement sain. Ce n’est visiblement plus le cas, même en Belgique, chez les hommes. Pour autant, c’est impossible de dire que nous, les filles, on ne savait pas à partir du moment où avant l’Euro 2017, nous avions reçu une séance d’information concernant les matchs fixing, les matchs truqués, qui avait débouché sur l’installation d’une application dans le téléphone de toutes les joueuses. Dans le cas où on recevait un coup de téléphone suspect pendant le tournoi, nous n’avions qu’à appuyer sur un bouton pour envoyer une alerte à l’UEFA, l’Union européenne de football.

Les agents de joueurs, ça existe aussi dans le football féminin?

Ça commence, oui. Pour la première fois, j’ai fait appel à quelqu’un cet été pour régler mon transfert au PSV. Mais ce ne sont pas les mêmes que chez les hommes. Je n’ai jamais été approchée par les grands noms qu’on entend souvent dans les médias. Il n’y a pas d’argent chez nous, ceux-là n’ont donc pas d’intérêt à venir nous chercher. Qu’aurait-il à y gagner?

Elise Mertens, Nina Derwael, Nafissatou Thiam, les Belgian Cats… Aujourd’hui, Diables Rouges et Red Lions exceptés, on a l’impression que les porte-drapeaux du sport belge sont plus que jamais féminins. Vous en faites aussi partie désormais. C’est une fierté?

Quelque part, oui. Dans le temps, il n’y avait que Justine et Kim, c’était un peu triste. D’un coup, tout s’est élargi, le sport féminin a pris une nouvelle ampleur. Avant, mes parents me disaient que je pouvais aller jouer au foot, mais que je devais d’abord travailler à la ferme. J’ai raté des matchs parce que je devais aller aux pommes de terre. Ils ne m’ont jamais conduite à une rencontre. Je devais m’arranger. Soit à vélo, soit avec mes voisins. Je me dis qu’aujourd’hui, en 2018, les choses seraient peut-être différentes. Sans le foot, je travaillerais à la ferme, je serais mariée, j’aurais des enfants. J’aurais eu une vie différente. Je serais moins épanouie, c’est certain.

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