Adulescents : Tanguy et tyrans

Majeurs mais dépendants, ils empoisonnent encore, à 25 ans et davantage, le quotidien de leurs parents… Qu’on les nomme célibataires parasites, adulescents ou hikikomori, ils savent aussi, à l’occasion, se montrer méchants !

Bubble gum rose à la bouche, elle prend un air de fausse ingénue pour proposer, sur l’affiche de la dernière campagne pour la Ford Fiesta, l’odieux marché suivant : « Si je range ma chambre, tu m’achètes une voiture ? »… Humour, bien sûr : tout passant s’identifiant au parent floué se dit certainement que la donzelle, qui dépasse allègrement les 20 printemps, peut toujours y compter. Pourtant, il n’est pas certain que ses petits copains décodent la pub de la même façon. Voyez : le nombre de jeunes adultes continuant à vivre chez leurs parents au-delà d’un âge « raisonnable » ne cesse d’augmenter. Et parmi ces drôles de mutants (adultes en droit, enfants en fait), beaucoup considèrent comme tout à fait légitime de peser, parfois lourdement, sur le budget de papa-maman.

On ne parle pas des jeunes que la gêne économique ou la difficulté à trouver un logement ou un premier emploi contraignent à rester chez leurs géniteurs. « La cohabitation de plusieurs forces adultes sous un même toit est forcément délicate… Les relations souvent conflictuelles avec leur entourage font que ces jeunes-là ne demanderaient pas mieux que de quitter le nid », assure le psychiatre Jean-Yves Hayez (UCL). Mais il en est d’autres qui choisissent délibérément de jouer les prolongations, par paresse ou par envie de profiter d’une vie confortable. Public réputé hyper-consommateur (en dépenses d’agrément : mode, gadgets, sorties…), ces grands enfants oppressants sont appelés tantôt adulescents (contraction d’adulte et adolescent – kidults, en anglais), tantôt célibataires parasites, ou encore « Tanguy », en référence au film éponyme : certains travaillent, touchent parfois un excellent salaire, mais peu contribuent aux frais du domicile familial… Dans une version nipponne extrême et vraisemblablement maladive, ils sont nommés hikikomori, zombies désoeuvrés cloîtrés dans leurs chambrettes durant des mois, voire des années, passant tous leurs loisirs à dormir, à jouer à l’ordi ou à surfer sur le Net. En 2010, il y avait 230 000 hikikomori au Japon, dont près de la moitié de plus de 30 ans… La faute, pense-t-on, à la trop grande permissivité du milieu familial, autant qu’à la répugnance des concernés à chercher activement un emploi…

Et chez nous ? « Dans une société beaucoup plus individualiste que jadis, c’est devenu la norme, pour le jeune, de multiplier les expériences, de jouir de l’existence, de papillonner avant de s’installer dans une relation stable. Dans cette configuration, il est évidemment beaucoup plus « intéressant » de conserver la famille d’origine comme base, surtout si les parents ne sont pas très contrariants », estime Hayez. Entendez, si « les vieux » n’imposent aucune restriction de mouvement ou s’ils réclament très peu de services en retour…

Pour le psychiatre, les Tanguy se recrutent davantage dans des milieux aisés. « Là où on leur a donné, dès l’enfance, bien plus que nécessaire. Ces jeunes ont pris l’habitude de recevoir. Chez eux, les dons d’argent, souvent en échange d’une promesse de bien se comporter, existent depuis longtemps. Ça ne les dérange donc pas d’être gâtés, de continuer à tirer profit au-delà de toute morale. » Bourgeois, les Tanguy ont les moyens de voyager ; ils se montrent en général débrouillards, tant à l’étranger que dans leurs sphères professionnelle ou sexuelle. Ce ne sont pas des manchots, mais ils reviennent toujours au bercail. « Parce qu’ils manquent d’assurance, ils n’osent jamais prendre le risque de l’indépendance. Ils ont en permanence besoin du filet protecteur des parents, sur lesquels ils comptent pour payer une dette, les tirer d’un faux pas ou faire jouer une protection. »

Dictateur à demeure

Sympa, le Tanguy ? Pas tant. D’autant que, nourries aux droits de l’enfant, les nouvelles générations n’éprouvent visiblement aucune gêne à réclamer toujours plus. Avant, soit on respectait ses procréateurs, soit on ne pouvait plus les sentir et, dans ce cas, on claquait la porte. Mais il ne serait venu à l’esprit d’aucun mouflet de s’incruster, tout en rendant la vie commune infernale. « Il y a des parents qui ont du mal à lâcher leurs enfants. Et des enfants qui ne veulent pas s’en aller… Le fait que, de nos jours, les uns et les autres restent ensemble plus longtemps complique la « sortie finale » », constate Tanguy de Foy, psychologue au département adolescents et jeunes adultes du centre Chapelle aux champs (UCL). Quand l’autonomie est difficile à prendre, il arrive qu’émergent parfois des situations de violence…

« A 24 ans, il mesure 1,90 mètre. Il fume beaucoup. Si je ne lui achète pas chaque jour du coka [sic], il ne fait plus rien et la vaisselle s’entasse. Je suis partie quinze jours, cet été, et il en a profité pour s’installer dans la salle à manger (sa chambre est un dépotoir) : impossible de l’en déloger… » En France, le « Forum parents » du site « Jeunes Violences Ecoute » déborde d’appels au secours laissés par des pères et mères que la prise de pouvoir de leurs tyrans domestiques désempare. Et les garçons semblent loin d’avoir le monopole de la brutalité : « A la maison, ma fille commet des vols en tout genre, témoigne une mère anonyme. Elle fouille dans mes affaires personnelles puis les détruit. Elle m’empêche de voir mes propres parents. Elle m’a griffée au cou, et j’ai des hématomes aux bras. J’aimerais bien qu’elle dégage… »

Pour contrer l’escalade (en 2009, 1 351 « enfants » ont été condamnés pour violence sur ascendant, dans l’Hexagone), nos voisins ont mis en place des lignes téléphoniques à l’adresse des familles. Premier conseil : quand l’agressivité de l’ado devient ingérable, prévenez la police – même si c’est difficile, même si c’est vécu comme un véritable déchirement…

Exaspérés par des rejetons dont ils s’estiment devenus les victimes autant que les otages, des couples se sont même regroupés en une « Association de soutien et d’information aux parents confrontés à l’article 203 du Code civil [qui les oblige à entretenir conjointement leurs enfants] ». L’Asipa 203 entend ainsi les défendre contre leur « disqualification, parfois avec la complicité de la justice ». « Des jeunes utilisent cette loi pour véritablement racketter leurs parents, expliquait récemment Sylvie Truong-Fallai, présidente d’Asipa 203, à l’hebdomadaire Marianne. Il leur suffit de s’inscrire en fac pour obtenir une pension alimentaire ad vitam aeternam ! Aux parents de se débrouiller pour savoir si (et quand) leurs chers petits ont conquis leur autonomie. Or, le plus souvent, ces derniers ne donnent plus signe de vie. Et les universités refusent d’informer les parents, dès lors qu’il s’agit d’étudiants majeurs… »

La patience a des limites

La situation semble moins calamiteuse pour les parents belges. Alors qu’en France la plupart des juges aux affaires familiales n’assortissent l’octroi d’une pension alimentaire à un jeune d’aucune contrainte pour ce dernier – se contentant de préciser que la contribution sera due par les parents aussi longtemps que l’ingrat ne sera pas autonome… -, « les juges de paix, en Belgique, font quand même preuve de beaucoup de bon sens », estime Amaury de Terwangne, avocat au barreau de Bruxelles et spécialiste du droit de la jeunesse. Le devoir d’entretien des parents, qui persiste jusqu’à ce que le jeune soit capable de s’assumer, « n’est donc pas un droit à l’oisiveté ». En compensation, le jeune doit s’engager, montrer qu’il continue à s’émanciper, notamment par sa formation. Le godelureau enchaîne les cursus de manière chaotique ? Il redouble trois, quatre sessions de suite ? Il disparaît dans la nature ? Le juge est là, qui tranche « au cas par cas », selon la longueur et la difficulté des études, l’engagement du jeune et la capacité de ses proches à le soutenir dans ses choix. « La demoiselle exige-t-elle un kot et une voiture ? Peut-être que la chambre de bonne et l’abonnement de train, ce sera déjà bien… »

La jurisprudence considère que l’obligation alimentaire peut d’ailleurs cesser, « dès lors qu’on a affaire à un  » prince étudiant «  », ajoute Quentin Fischer, avocat spécialisé en droit de la famille et assistant à l’ULB. Mais que les parents soient séparés, et cette sanction pénalise celui des deux qui se retrouve à assumer le quotidien, vaille que vaille, avec un gaillard indolent… pour lequel aucune pension n’est plus due par l’ex-conjoint.

Une mère culpabilisée

« Il s’installe dans le canapé, vide le frigo et renonce à tout projet, témoigne cette mère célibataire. J’ai tenté de le secouer : une petite formation ? Un séjour à l’étranger ? Un peu de sport ? C’était non pour tout… » Dans les familles monoparentales, la dérive d’un fils est particulièrement lourde à gérer. Il arrive que des mères soient complètement dépassées ou physiquement terrorisées par leurs garçons. « Je me rappelle un cas pathologique : la maman avait fini par s’installer dans un cagibi de 6 mètres carrés, alors que le petit chéri de 20 ans occupait tout le reste de l’appartement… On a cheminé, cheminé, dans une médiation, raconte de Terwangne, afin d’évincer le jeune homme du domicile maternel. Puis il a fait un chantage au suicide. Et quand sa mère a enfin consenti à aller devant le juge, elle a préféré renoncer in extremis, prétextant qu’elle avait déjà été « trop absente » dans la vie de son gamin… »

Le recours à la justice n’est souvent qu’un symptôme de terribles frustrations accumulées. « Un Tanguy, assure Hayez, ça ne vous tombe pas du ciel comme ça ! » Aux parents qui redoutent cette calamité, il assure que la prévention n’est pas si compliquée : « Si vous éduquez votre enfant à l’effort et au respect de l’autre ; si vous le poussez à acquérir des biens ou sa liberté à partir de son propre labeur – et non parce qu’il tend systématiquement la main ; si tous se réjouissent quand il prend des risques pour devenir autonome ; si personne n’accourt au moindre de ses problèmes… alors, vous n’en ferez pas un Tanguy. » La recette paraît simple : fermeté et valorisation. Il faut avoir ce courage quotidien de ne pas tout lui donner, pour avoir un jour le bonheur de voir l’oiseau s’envoler !

VALÉRIE COLIN

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