© CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE POUR LE VIF/L'EXPRESS

A Liège, le Carré ne tourne plus rond

Julie Luong

Ce microcosme vit selon ses propres règles… jusqu’à l’excès. Le nouveau règlement adopté par le conseil communal ambitionne de le rendre plus sûr et plus propre sur lui.

Le Carré, on sait quand on y entre, jamais quand on en sort. Limité par le boulevard de la Sauvenière, la rue de la Casquette, la rue du Mouton blanc et la rue Pont d’Avroy, ce quadrillage bien délimité de rues piétonnières en plein centre de Liège s’attire les faveurs des fêtards depuis des générations. De la Cour Saint-Jean à l’Escalier, du Soleil à Chez Bouldou, la tournée des grands-ducs commence en général le jeudi soir pour se prolonger tout au long du week-end.

On y va à trois, on finit à vingt, à moins que ce ne soit l’inverse. Des filles crient dans les rues, des garçons pleurent dans le caniveau, il y a des déclarations, des cuites, des éclats de rire et parfois, aussi, un tesson de bouteille, un mauvais coup, un mot de trop. Ce que les vieux briscards appellent les risques du métier. Après tout, Baudelaire, qui n’était pas tendre pour les Belges et encore moins pour les Liégeois, décrivait déjà la Cité ardente en ces termes : « Caves. Ivrognerie. Grandes prétentions à l’esprit français. »

Malgré ces menus dangers et pour parfaire leur réputation, les Liégeois ne manquent d’ailleurs jamais d’emmener leurs amis belges comme étrangers dans ce périmètre, qui délimite aussi un des plus vieux quartiers de Liège, d’où sa valeur patrimoniale. Il n’y a qu’à voir le nom des rues : rue du Pot d’Or, rue des Célestines, rue Tête de Boeuf, rue d’Amay, rue Saint-Jean-en-Isle… Tout ça sent bon l’histoire et la bière froide ! Les jours de fin d’examens, de saint Nicolas et autres « Saint-Torê », le Carré voit aussi débarquer des hordes de jeunes gens qui ne savent plus très bien comment ils s’appellent. Parfois, les rues trop étroites les font alors refluer, telle une écume avinée, sur le pas de la rue Pont d’Avroy, une sortie de jeu difficile à rattraper.

Ces jeunes gens, dit-on aussi, ont pris dernièrement de sales habitudes. Parce qu’ils n’ont plus le sou (la faute au smartphone ?) ou qu’ils veulent se binge drinker à grandes lampées, ils sont toujours plus nombreux à acheter vin, bière et alcool chez le « paki » du coin. Ces night-shops peuvent en effet rester ouverts toute la nuit, car ils sont aussi censés louer des DVD (un prétexte qui ne leurre personne). Une concurrence plutôt rude pour les cafetiers voisins. Dans une ambiance qui rappelle le botellón espagnol, les jeunes se rassemblent donc pour boire dehors, une tendance encore renforcée par l’interdiction de fumer dans les établissements.

Du couvre-feu à la charte

Parallèlement à cette lente transformation, les faits de violence semblent s’être généralisés. Selon les chiffres délivrés par la Ville, les coups et blessures volontaires ont progressé de 21,4% dans cette zone, tandis que les vols avec violence ont augmenté de 6,1%. Les faits constatés dans le Carré représentent par ailleurs 6% de la criminalité liégeoise, et même 10,5% dans la catégorie des coups et blessures. Les jeudis, vendredis et samedis sont sans surprise des moments critiques puisqu’on y constate en moyenne huit incidents par jour. Près de 50 % d’entre eux ont lieu entre 4h et 9h.

Si la Ville travaillait déjà sur le dossier Carré, l’agression, dans la nuit du 12 au 13 juillet dernier, d’une patrouille de huit policiers a relancé le débat public. Lors de cette échauffourée, deux agents ont été blessés, victimes de jets de bouteilles, tabourets et autres projectiles : une quarantaine de policiers a dû être appelée en renfort. Le bourgmestre Willy Demeyer (PS) a immédiatement saisi cette occasion de démontrer sa fermeté sur les questions d’ordre public, glissant même à la presse qu’il envisageait la possibilité d’instaurer un couvre-feu. Scandale chez les cafetiers comme dans le coeur des Liégeois qui voyaient déjà se profiler « la mort du Carré ».

« Je ne peux pas concevoir que la force ne reste pas à la police. La rue est un espace public, elle n’a pas à être à la merci de groupes, quels qu’ils soient », explique aujourd’hui le mayeur qui reconnaît s’être appuyé sur « l’émoi » suscité par sa déclaration pour rassembler les acteurs… et réfléchir à des solutions plus constructives. « Le secteur a réagi positivement. Ils ont fait des efforts et pour l’instant, il n’y a donc pas d’heure de fermeture. Si ça devait tourner mal, nous remettrons l’ouvrage sur le métier », prévient-il tout de même.

Ramener les trentenaires

En février, le conseil communal a ainsi voté un nouveau règlement pour le Carré. Un règlement de police spécifique a notamment été adopté : il interdit la vente d’alcool dans les magasins de nuit les jeudis, vendredis et samedis soir, ainsi que l’utilisation de canettes, de verres et de bouteilles en verre dans la rue. Ces matériaux sont en effet utilisés dans 20% des bagarres et occasionnent de graves blessures. Une infraction à ce règlement est passible d’une amende de 175 euros. De quoi s’accrocher à son gobelet en plastique. Pour faciliter l’accès des services de secours, les terrasses ont également été proscrites au profit de « mange-debout », plus faciles à déplacer. L’exploitation des images caméras (très présentes) est également renforcée, tout comme la présence policière, y compris en civil, qui représente un budget annuel de 500 000 euros.

Une charte pour la « qualité de la vie nocturne » a aussi été votée et s’associe les cafetiers, désormais réunis en association. « La menace du couvre-feu nous a donné l’impulsion pour nous structurer », explique Frédéric Rimné, patron de l’Escalier et président de la nouvelle asbl HoréCarré. La Ville a par ailleurs initié la campagne de sensibilisation « Pour un Carré qui tourne rond » auprès des écoles, dès la 4e secondaire. « Nous avons tenté de les sensibiliser à une consommation responsable », renchérit Frédérique Haleng, conseillère en matière de sécurité et de prévention auprès du cabinet du bourgmestre.

« On leur a rappelé ce qu’ils pouvaient boire : de la bière à partir de 16 ans mais pas de spiritueux avant 18 ans », explique encore Laurence Comminette, responsable de la communication au cabinet. Depuis plusieurs années, les contrôles d’identité se sont en effet renforcés dans le quartier. « La présence policière est beaucoup plus importante », confirme Alexandra Bailly, propriétaire du Soleil, de La Guimbarde et du Notger. De quoi décourager les plus jeunes de consommer et les cafés de les servir…

Des ados moins saouls et moins visibles pour attirer un public plus adulte qui n’avait plus vraiment droit de cité ? Ce renouveau, c’est sûr, plaît à ceux qui, comme Alexandra Bailly, veulent ramener dans le Carré une clientèle de trentenaires et plus : « Nous avons ouvert le Notger dans cet esprit. C’est le discours que nous tenons depuis des années : il faut ramener un public plus adulte. Ce nouveau règlement pourrait permettre de nettoyer l’accès aux rues », assure-t-elle.

En parlant de nettoyage, notons que tous les pavés du Carré ont d’ailleurs été récemment passés à la « cloche à eau chaude », sorte de karcher capable de dézinguer la crasse jusque dans les jointures. Le résultat est impressionnant. C’est beau, ça brille. Reste à savoir si ça donne envie de faire la fête.

Dans Le Vif/L’Express de cette semaine, dossier spécial Liège. Avec :

– Les grandes familles d’hier

– Les nouveaux entrepreneurs

– Les lieux d’influence

– Le boom immobilier

– Ouvrir le dimanche ? Non merci !

– Incendie social chez les pompiers

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