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6 juin 1944 : le jour où on déporta le Roi

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

6 juin, ordre du Führer : le Roi et sa famille sont emmenés en captivité en Allemagne. Léopold III « martyr » espère redorer son blason terni par son remariage, en vain. Les anti-léopoldistes crient aussitôt au « coup monté ».

Assigné à résidence depuis quatre ans au château de Laeken, il s’affiche en « Roi prisonnier », maintenu hors de la mêlée. Il n’est plus qu’une tête couronnée dans l’attente d’être libérée, au milieu des Belges dont il prétend avoir voulu partager le sort sous la botte allemande. Eux placent tous leurs espoirs dans l’arrivée prochaine des alliés. Ce n’est pas ainsi que Léopold III conçoit la libération du territoire national.

Début 1944, le Roi a rédigé un « testament politique » en guise de mémoire justificatif, dans l’hypothèse où il serait emmené en captivité par les Allemands. En préambule, il annonce la couleur : « On peut entrevoir telle tournure des événements qui entraînerait un changement brusque dans le régime d’occupation. »

Singulière réflexion. Elle en laisse plus d’un pantois, lorsque cette bombe à retardement amorcée par Léopold III est rendue publique à la Libération. Pierre d’Ydewalle, ancien chef de cabinet du Premier ministre mais qui est resté au pays, est sous le choc : « L’arrivée des Anglais signifiait pour la population la libération tant espérée. Pour le Roi, elle ne signifiait qu’une modification du régime d’occupation ! »

Léopold III aurait sans doute dû forcer sa joie, à la vue des libérateurs anglais et américains. Pas sûr que la poignée de main aurait été chaleureuse entre le Roi resté au pays et les dirigeants alliés qui digèrent fort mal sa position « en zone grise ». Le chef de la SS Himmler, avec l’aval d’Hitler, lui épargne cette délicate confrontation.

Le faux prétexte

Le 6 juin, le jour même du Débarquement, Léopold III est averti en soirée de son transfert sans délai pour l’Allemagne. Par « soi-disant souci de me mettre à l’abri des bombardements aériens », s’il faut en croire la version même du Roi rapportée dans son soi-disant ouvrage posthume, Pour l’Histoire. Le locataire de Laeken y prétend avoir toujours bravé le danger : « De nombreuses bombes étant tombées dans le parc du château royal de Laeken, l’autorité décida de m’installer par mesure de sécurité, au château de Ciergnon, en Ardenne. Je refusai de me mettre à l’abri alors que la population bruxelloise était menacée, et seuls mes enfants furent envoyés à Ciergnon. »

Attitude noble et courageuse, consignée en quelques lignes. Le hic : elles ne sont pas de la main du Roi… L’historien Vincent Dujardin (UCL) lève le lièvre : « Le chapitre « Ma déportation en Allemagne » n’est pas de la plume de Léopold III mais est intégralement recopié du Livre blanc », mémoire justificatif que le secrétaire du Roi, Jacques Pirenne, a rédigé immédiatement après la Libération.

Ce qu’on fait dire à Léopold III est au moins exact sur un point : le faux prétexte de sa déportation. « Les Allemands veulent en réalité s’entourer d’otages importants dans la perspective de futures négociations », explique l’historien anversois Herman Van Goethem, auteur avec Jan Velaers d’une monumentale biographie sur Léopold III.

Sous le coup de la nouvelle, le Roi ne reste pas sans réaction. Dans son carnet de guerre resté à ce jour inédit, le souverain consigne en style télégraphique : « 6 juin 1944, 8 h 1/4 soir Kiewitz (NDLR : le colonel allemand chargé de garder la famille royale) me fait part de la décision du F. (Führer) de me transférer en Allemagne. Je fais venir Falkenhausen (NDLR : gouverneur militaire de la Belgique) pour protester lui remets note écrite. » Vaine démarche, inutile de résister. Le lendemain à sept heures, le Roi quitte Laeken sous forte escorte. Destination, atteinte le 9 juin : l’ancienne forteresse de Hirschstein, sur l’Elbe, près de Dresde.

Le souverain y est rejoint deux jours plus tard par les siens : son épouse, Lilian, accompagnée des enfants royaux, ont aussi dû prendre la route pour l’Allemagne. L’état de santé des petits princes n’a pas infléchi la décision allemande : Baudouin relève d’une scarlatine ; son frère Albert, le futur Albert II, a le visage emmailloté pour cause d’oreillons.

La princesse Lilian ne part pas les mains vides. Elle emporte avec elle une « bombe en puissance : un des exemplaires du sulfureux testament politique du Roi. Sans doute nourrit-elle l’espoir de faire modifier sa teneur par le Roi. Léopold III y signe son arrêt de mort, en exigeant des ministres belges en exil réparation solennelle pour l’affront qu’il dit avoir subi, en remettant en cause tous les engagements pris envers les alliés.

Mais au cours du voyage, la princesse juge plus prudent de brûler le document compromettant. Non sans mal, comme le raconte l’historien Vincent Dujardin (UCL) : « Elle met le feu au siège d’un cabinet de toilette de leur hôtel, puis elle envoie Joséphine-Charlotte, la fille aînée de Léopold qui simule un malaise, enterrer dans un champ de blé ce qui restait du document »…

Sitôt connue, la déportation de la famille royale est abondamment commentée au pays. « Le coup était prévisible, mais on ne l’attendait pas de sitôt. La mesure a surpris, par sa soudaineté et sa brusquerie, l’entourage de Léopold III », rapportent les journalistes bruxellois Alphonse Ooms et Paul Delandsheere. La nouvelle ne fait pourtant guère sensation dans les chaumières. « Elle ne provoque pas grande émotion », signale le résistant Paul Struye dans son journal de guerre. La population l’accueille… « avec humeur ».

Restaurer la réputation du Roi

On s’apitoie sur le sort des enfants royaux. On suppute surtout la portée d’une absence du Roi, à l’heure de la Libération. « Certains redoutent les complications politiques. D’autres estiment au contraire que tout sera simplifié, puisque le gouvernement Pierlot exercera tout naturellement le pouvoir », note encore Paul Struye. La nouvelle est aussi soupesée à Londres. Bonne affaire, se dit le ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak : pour les alliés, qui ne seront pas fâchés de l’absence royale à leur arrivée en Belgique, et pour Léopold III qui peut espérer restaurer sa réputation.

C’est que l’étoile du Roi a pâli, singulièrement depuis son remariage avec Lilian Baels en pleine Occupation. La rupture de mai 1940 a tendu les relations avec ses ministres qui ont choisi la poursuite de la lutte à Londres. Sa cote reste au plus bas chez les alliés, Winston Churchill en tête. Ce départ en captivité, et l’inévitable élan de sympathie qu’il suscite, peut redorer un blason terni. « Il s’agit d’une excellente affaire pour lui », décode Herman Van Goethem.

Paul Struye en est alors le témoin direct : « Le nombre de portraits du chef de l’Etat exposés aux devantures des magasins a augmenté depuis sa déportation. Beaucoup considèrent que l’événement est heureux pour le souverain, qui va ainsi regagner le prestige et la popularité qu’il avait perdus dans certains milieux. »

Il y a un effet d’aubaine à saisir. Il n’échappe pas à la princesse Lilian. Elle a tempêté, s’en est pris vertement à ses geôliers allemands lorsqu’ils ont voulu séparer les enfants souffrants de Léopold III, du reste de la famille. Du moins le prétendra-t-elle, sans forcément convaincre. Un de ses biographes, l’historien Evrard Raskin, a de gros doutes : l’épouse du Roi aurait en réalité surjoué, pour mieux se poser en résistante aux injonctions allemandes. Jusqu’à exagérer la gravité de l’état des enfants royaux : « Etaient-ils vraiment malades ou s’agissait-il de « maladies diplomatiques » ? »

Mise en scène ? Evrard Raskin le sous-entend lourdement : « La protestation que Léopold éleva contre sa déportation était feinte. Léopold savait qu’en cas d’invasion alliée, il serait déporté, peut-être même en compagnie de sa famille. » Il n’en faut pas plus pour que les anti-léopoldistes crient immédiatement au « coup monté ». « Les journaux clandestins de tendance communiste suggèrent que le Roi a lui-même organisé sa déportation pour restaurer son prestige », relève l’historien Mark Van den Wijngaert. La thèse aura la vie dure : en plein bouillonnement de la Question royale, le socialiste flamand et futur Premier ministre Achille Van Acker, relance l’accusation. Sans la moindre preuve.

Léopold III n’a pas prémédité sa captivité prolongée en Allemagne. Il n’a pas non plus cherché à s’y soustraire. Il ne saisit pas la perche tendue par la Résistance. Mais il saisit le profit que son enlèvement pourrait lui rapporter : « Léopold était convaincu que, dans le cas d’une déportation limitée à sa personne et au prince héritier Baudouin, son image sortirait grandie de l’épreuve aux yeux de l’opinion publique », poursuit Evrard Raskin.

Faux calcul et faux espoir. La déportation de toute la famille royale se retourne contre Léopold III. Il a voulu rester au pays : ce sont les siens qui en souffrent à présent. « La popularité du Roi n’a pas considérablement bonifié du fait de sa déportation. Cela n’a donné lieu qu’à un frémissement », souligne Vincent Dujardin. Lorsque Léopold III foule à nouveau le sol belge, après six ans d’exil, c’est l’abdication qui l’attend.

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