Les participants du groupe " Retissons du lien " au travail. " Cette qualité d'écoute, nous voudrions qu'elle essaime. " © Pierre Schonbrodt

22 mars : pourquoi les victimes des attentats et les familles de radicalisés ont décidé de se parler

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Depuis un an, des victimes des attentats du 22 mars 2016 et des parents d’enfants radicalisés se parlent. Objectif : retisser du lien, donc réfléchir et agir ensemble. Leur travail sera rendu public ce 19 mars.

Ce soir-là, ils seront un peu nerveux, sans doute. Ils craindront que leurs battements de coeur, plus rapides, ne résonnent sous les hauts plafonds de la salle des mariages de la maison communale de Schaerbeek. Et quand bien même ? Le public ne trouverait rien à y redire, attentif par avance à ses propres frissons, évidents et indomptables, et à cette si probable marée qui embrume les yeux quand l’émotion déborde. Ce soir-là, ils seront une petite quinzaine, victimes des attentats du 22 mars 2016, parents de victimes, parents d’adolescents pris dans les filets de la radicalisation, parfois partis en Syrie pour combattre, travailleurs sociaux, sociologues.

Depuis mars 2018, Sandrine, Julien, Fatima, Aziz, Thierry, Salia, Sophie, Hassan, Annabelle, Isabelle, Philippe, Siham, Vincent, Jessica se retrouvent pour partager des heures, des mots, des morceaux de vie, quelle qu’en soit la couleur, alors qu’ils ne se connaissaient pas jusque-là. Un corps-à-corps de coeurs, aussi douloureux cela soit-il. L’idée a germé dans la tête d’Isabelle Seret, sociologue clinicienne (1), à partir de 2014, lorsque les premiers départs d’adolescents vers la Syrie ont été rendus publics. Et publique aussi, l’exposition de leurs parents, vrillés par la honte et la culpabilité.  » Nous souhaitions rassembler des personnes touchées par les attentats et, plus généralement, par le phénomène du radicalisme, explique-t-elle. Nous voulions tenter de penser ensemble pour agir en commun : tous touchés de manière différente, nous avions envie de réfléchir à ce qui nous était arrivé, collectivement.  »

Fragile, ce groupe s’est mis au travail, malgré l’insoutenabilité des regards. Abattant une à une les barrières, ces artisans, au sens de  » celui qui met son art au service d’autrui « , ont réfléchi à la possibilité d’écrire ensemble un récit et de dessiner ce que serait un destin commun. En prenant congé. C’est après l’attaque terroriste commise à Liège, le 29 mai 2018, que l’idée de porter publiquement cette parole s’est imposée au groupe, malgré la peur et les résistances.

Ce 19 mars, ils présenteront donc le fruit de leurs échanges, tissés de rires et de larmes (2). Mais pour l’heure, ils se retrouvent pour mettre au point les derniers détails de l’événement. A les regarder sans savoir, on ne peut pas deviner que Julien et sa famille ont échappé de peu aux bombes de l’aéroport de Zaventem, il y a trois ans, uniquement parce que, trop chargés à l’enregistrement, ils avaient été renvoyés un peu plus loin ; qu’Annabelle a perdu un proche dans les attentats du Bataclan, à Paris, le 13 novembre 2015 ; que Sandrine s’est assise, ce 22 mars-là, à quelques mètres du kamikaze de Maelbeek ; que Salia a perdu un fils, tué en Syrie, ou que Nabila a reçu un jour un coup de fil de la police l’avertissant que son enfant, en partance pour la Syrie, avait été arrêté à l’aéroport. Cela ne se voit pas, non. Mais on devine, à les observer se regarder, qu’un fil invisible les relie, fait de désirs de paix.  » Avant, nous étions un groupe d’individus. Maintenant, nous ne sommes pas forcément des amis mais nous sommes un groupe en travail. Et cette qualité de relation, nous voudrions qu’elle essaime « , souligne Isabelle Seret.

Recherche mouchoirs en papier

Sophie, maman d’une jeune femme blessée à Maelbeek, et Fatima, dont le fils de 18 ans parti en Syrie en 2013 y est mort l’an dernier, ont un peu les mains qui tremblent quand elles prennent leur texte, fruit d’un travail d’écriture commun.  » Je veux bien lire mais je ne veux pas qu’on me filme si je pleure « , prévient Sophie. Quelques-uns de ses auditeurs boivent une gorgée de vin, comme pour se préparer au choc doux des mots. La voix de Sophie s’élève dans ce petit salon qui fleure bon les tartes aux légumes, le printemps à venir et une certaine forme de tendresse.  » Chère Fatima, commence-t-elle, je t’ai connue dans ce groupe où l’on vient déposer l’inavouable, l’indicible […] Ce puits dans lequel s’emmêlent les noms des vivants et des morts […] Ensemble, nous alignons des fragments d’humanité […] Le cri du coeur quand il se déchire, cette lame qui t’a traversée au moment où tu apprends la mort de ton fils. Au même moment, j’apprends la prochaine naissance de mon petit-fils.  » Fatima prend le relais pour dire le vertige de l’impensable puis la douce certitude qu’un autre monde est possible. Quand elle s’arrête, le silence se fait. Sophie enlève ses lunettes :  » Voilà le début d’un récit, notre réflexion commune sur ce que nous avons reçu et avons envie de transmettre à nos petits-enfants. On se sent bien sûr impuissants par rapport à tout ça. Mais nous avons une responsabilité par rapport aux générations à venir.  » Les uns et les autres se regardent, les premiers prompts à exprimer leur émotion à l’écoute du texte, les autres capables seulement de la vivre.

–  » Tu étais émue en lisant ton texte ?  » demande Isabelle à Fatima.

–  » Oui, beaucoup. Surtout avec Sophie. La question de la transmission est vraiment essentielle. J’ai encore un petit-fils en Syrie. Je n’ai plus aucune nouvelle de lui depuis septembre, ni de ma belle-fille. Je sais juste qu’il n’est pas dans les camps. Il se trouve sans doute dans la dernière poche de résistance de l’Etat islamique.  »

Isabelle propose ensuite de lire le texte de Salia, qui arrivera plus tard. Cette maman y raconte le dernier coup de fil qu’elle a reçu de son fils, parti en Syrie.  » « Ecoute le bruit du vent, maman, lui dit-il au téléphone. C’est magnifique, non ? ». Ce n’est pas le vent qu’il voulait que j’entende, mais le souffle de sa foi. J’ai compris à ce moment-là qu’il ne reviendrait pas vivant.  » Isabelle termine la lecture, des larmes dans la voix.

–  » Je ne voudrais pas être dans le public le 19, ironise quelqu’un. Il va falloir faire rire après, sinon…  »

–  » On pourrait se faire sponsoriser par une marque de mouchoirs en papier « , sourit Salia.

–  » Bon, reprend Isabelle. Salia, tu liras ton texte la première. Puis Sandrine, le sien. Ensuite, Jessica jouera une pièce de Bach au violon. Sophie et Fatima prendront enfin la parole. Suivra notre petite « pièce odieuse », composée avec toutes les horreurs entendues par chacun de vous depuis trois ans. Je vous rappelle que notre prestation du 19 ne doit pas être un événement mais une étape. Si nous parvenons à penser ensemble pour agir en commun, c’est la preuve que la société tout entière peut y arriver. C’est comme si nous étions un petit laboratoire. On est prêts, non ?  »

Des rires lui répondent, d’où émerge une voix :

–  » A l’aloe vera, les mouchoirs en papier, si possible. « 

(1) Coauteure de Mon enfant se radicalise, éd. Odile Jacob, 2018.

(2) Retissons du lien : le mardi 19 mars, à la maison communale de Schaerbeek (complet).

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