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10 erreurs politiques que les francophones paient toujours : la loi de financement

Ficelée en 1989, la loi de financement a été retouchée à maintes reprises. En cause : le sous-financement annoncé des Communautés, élaboré par les Flamands et les francophones. A chaque fois, la Flandre a fait de la correction de la loi une monnaie d’échange pour tenter d’obtenir des régionalisations dont les francophones ne veulent pas.

Ceci n’est pas un réquisitoire. C’est un constat. Dans plusieurs secteurs, depuis des années, et parfois plus que ça, la réalité belge (surtout francophone) est au pire désolante au mieux problématique. De grands projets jamais aboutis, des difficultés budgétaires récurrentes, des modernisations inexistantes, des querelles de clocher, des communautés hermétiques les unes aux autres, des pléthores qui se transforment en manques, des politiques de mobilité catastrophiques, des stratégies énergétiques qui tournent au fiasco… Beaucoup de choses se réalisent, des progrès ont lieu, des initiatives positives se révèlent des succès mais, ne nous mentons pas, les raisons de s’arracher les cheveux sont nombreuses.

Ces situations sont souvent typiquement belges. Parce qu’elles résultent de décisions prises dans un contexte qui nous était tout particulier. Le Vif/L’Express en épingle dix. Dix décisions politiques, récentes ou lointaines, qu’on est en droit, aujourd’hui, de considérer comme mauvaises. Comme ayant provoqué les blocages, les échecs, les faillites, les casse-tête auxquels nous sommes confrontés au quotidien.

Nous les énumérons. Nous rappelons le contexte qui y a présidé. Nous en décryptons les conséquences. Et nous proposons la ou les solutions qui permettraient de ne plus en payer le prix.

Le contexte

L’année 1987 s’achève sur une crise. L’équipe Martens – Gol (des noms du Premier ministre CVP, l’ancêtre du CD&V, et du vice-premier PRL, l’aïeul du MR) trébuche sur l’affaire Happart. La chambre flamande du Conseil d’Etat rend un arrêt qui destitue José Happart de son poste de bourgmestre de Fourons : parce qu’il  » n’a pas prouvé qu’il parle le néerlandais « , celui que la presse du nord ne désigne plus que par ses initiales, ne peut plus diriger la commune de Fourons. Ce qu’on appelle le  » carrousel fouronnais  » se met en marche. Durant un an, il tournera une dizaine de fois. Le principe : le collège échevinal francophone démissionne puis organise sa réélection. Happart est désigné premier échevin et, en vertu de la loi communale, fait fonction de bourgmestre. Sa tutelle flamande le suspend, le collège redémissionne, est réinstallé… Incapable de dégager un compromis en son sein, le gouvernement Martens VI ne résiste pas et tombe à l’automne 1987.

En réalité, la coalition libérale-chrétienne trouve là un prétexte à sa rupture. Le PSC (aujourd’hui CDH) ne veut plus des libéraux, craignant que l’électeur lui mette sur le dos les  » trains d’économies  » menés par Martens VI. Il s’inquiète aussi de la popularité croissante des socialistes. Alors, en sous-main, Gérard Deprez, président du PSC, prépare, avec Guy Spitaels, son homologue socialiste, le renversement du gouvernement.

Les Belges votent par anticipation le 13 décembre 1987. Le pays vit une des plus longues crises de son histoire politique : 148 jours. Mais le 9 mai 1988, on aboutit à une pentapartite : PS, PSC, SP, CVP et VU. Maintenant, il faut surtout vider les placards des cadavres communautaires : évacuer le problème des Fourons, mettre en oeuvre la Région bruxelloise, transférer des compétences, dont l’éducation, et organiser un tout nouveau système de financement de l’édifice institutionnel.

Les Flamands exigent une  » mise à niveau « , notamment parce le coût par élève est plus lourd en Communauté française

A l’époque, Régions et Communautés sont financées par des dotations directes, prélevées sur le budget national. Les Flamands contestent ce système, qu’ils jugent inéquitable, car il provoque des transferts injustifiés entre le nord et le sud. Ils exigent une  » mise à niveau « , notamment parce le coût par élève est plus lourd en Communauté française, dont l’école est alors réputée la plus chère du monde, disposant d’effectifs pléthoriques et privilégiés, travaillant peu et abusant des congés de maladie, répartis dans des réseaux qui constituent des freins à une organisation rationnelle du travail.  » Le diagnostic, souvent caricatural, alimentait l’idée que d’importantes économies y étaient possibles, sans atteindre la substance du service rendu aux citoyens « , explique aujourd’hui Giuseppe Pagano, professeur de finances publiques à l’université de Mons.

Les francophones mettent en balance la création d’une région de  » Bruxelles-Capitale  » (restée au frigo depuis 1970), distincte des deux autres. Les Flamands ne sont pas du tout chauds, parce que cela créerait un rapport de force de un (Flandre) contre deux (Bruxelles, Wallonie). Mais ils se disent qu’en échange, ils pourront se montrer très exigeants à l’égard des Communautés et, surtout, de la Communauté française. Ils ne vont pas rencontrer une très forte résistance : les Wallons sont les premiers à promouvoir un processus régional, qui doit leur permettre de mieux maîtriser leurs outils économiques.  » A l’analyse du résultat final, il semble qu’une certaine influence « régionaliste » ait prédominé dans les rangs francophones.  » Ainsi Guy Spitaels s’emploie à récuser ceux qui, dans ses rangs et plus encore au PRL et au PSC, cherchent à le persuader de fusionner Région wallonne et Communauté française. Au bout du compte, les Régions s’en sortent plutôt bien. Mais la Communauté française paraît déjà mal embarquée. Le transfert de l’école ne pose pas de problème en soi. C’est le mode de financement des Communautés retenu au départ.

10 erreurs politiques que les francophones paient toujours : la loi de financement
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Le constat

Selon le mécanisme mis en place, les Communautés dépendent quasi entièrement de dotations fédérales. L’argent provient des recettes prélevées sur le produit de la TVA, calculées sur le coût de l’enseignement en 1988 : c’est le plus gros morceau, il représente 65 % des moyens. Des moyens répartis entre la Communauté française et la Flandre selon une clé de répartition, fixée pour dix ans, à 42,45 % pour la première, et 57,55 % pour la seconde. Le montant est simplement indexé et modulé en fonction du nombre d’élèves en âge d’obligation scolaire.

Le financement provient également d’une rétrocession d’une partie de l’impôt des personnes physiques (IPP), estimée sur la base du coût des compétences transférées. Elle évolue d’année en année, selon l’indice des prix à la consommation, comme pour la dotation régionale, mais, à l’inverse des Régions, sans mécanisme de solidarité nationale : moins une Communauté contribue à la richesse du pays, moins elle reçoit, et vice versa. S’y ajoutent enfin quelques recettes émanant d’une partie de la redevance radiotélévision, du financement par l’Etat des étudiants étrangers, etc.

 » Ce financement des Communautés ne peut tenir, pour les francophones, qu’à la condition de réaliser rapidement des économies substantielles dans l’enseignement, explique Giuseppe Pagano. Leur choix était clairement conscient. Ils pensaient pouvoir s’en sortir en diminuant le budget scolaire « , poursuit le professeur de l’UMons, en livrant les propos laconiques d’un négociateur :  » Il faudra que les enseignants comprennent !  » En off, plusieurs pistes sont d’ailleurs à l’étude : le rapprochement des réseaux et les économies d’échelle qu’il permettrait de réaliser, l’absentéisme des enseignants et les taux d’encadrement que l’on pourrait réduire…  » Il s’agissait, à l’époque, de contrer la thèse flamande d’un calcul basé sur le rendement de l’IPP, explique Gérard Deprez. Cela aurait signifié 10 milliards (NDLR : de francsbelges) de moins pour l’enseignement francophone.  »

Mais le modèle souffre d’au moins quatre handicaps.

1. Pour répartir les montants de la masse TVA, on prend comme critère le nombre d’élèves. Mais uniquement de la tranche 6 – 17 ans. Ne sont pas comptabilisés les enfants de maternelle ni les étudiants du supérieur. Or, ils sont proportionnellement plus nombreux du côté francophone. Et pour Bruxelles, on part du principe que sa population est constituée à 80 % de francophones et à 20 % de néerlandophones. Tous les critères indiquent pourtant qu’on est plutôt dans une proportion 90/10, voire plus.

2. Les dépenses d’enseignement demeurent plus élevées chez les francophones. L’enseignement rénové – ses options diverses et, partant, ses classes plus nombreuses – est bien plus répandu qu’au nord – enseignement auquel la Flandre renoncera vite. Le nombre de doubleurs y est également davantage élevé, tant au niveau secondaire que supérieur. Il y a encore les multiples réseaux en Communauté française – réduits en Flandre – entraînant inévitablement des surcoûts.

3. On applique aussi un coefficient de dénatalité, conformément aux prévisions démographiques de l’époque, qui pronostiquaient alors une baisse de natalité en Belgique. Ce qui aurait dû diminuer le coût de l’enseignement. Après l’adoption de la loi, la Flandre connaît effectivement une baisse de sa natalité. Mais les francophones ont vu la leur augmenter, voire exploser. Or, la loi prévoit que le coefficient de dénatalité le plus élevé des deux Communautés est retenu. On applique donc à la dotation de la Communauté flamande, qui a vu son nombre d’enfants décroître, le coefficient de natalité enregistré en Communauté française, où il y a davantage d’enfants. En résumé, la Flandre reçoit plus d’argent qu’elle n’en a réellement besoin. Et  » c’est l’argent de l’enseignement, ce matelas financier dont dispose la Flandre depuis 1988, qui alimente une bonne part des revendications nationalistes « , déclarait alors Charles-Ferdinand Nothomb (PSC), ministre d’Etat et ex-président de la Chambre, dans Le Vif/L’Express.

4. Les Communautés ne disposent d’aucun pouvoir fiscal et, donc, d’aucune possibilité d’augmenter leurs recettes. La loi l’a bien prévu, mais ça coince sur Bruxelles (comment repérer un Flamand d’un francophone ? ). Le seul paramètre d’évolution des dotations communautaires est l’indexation. Aucun lien avec le PIB n’est prévu. Et c’est trop court : les Communautés ne peuvent que comprimer leurs dépenses – les réduire éventuellement. Et comme en Communauté française, les dépenses sont essentiellement des salaires (presque 75 % du budget), les économies sont difficiles, et toujours douloureuses.

Ainsi cette faiblesse planifie structurellement une austérité de longue durée. La Flandre a pu contourner le problème. Son école souffrira moins, parce que sa Communauté, fusionnée à la Région, peut profiter du mode de financement plus favorable dont jouit la seconde.

Il y a encore un autre handicap, politique. Le poids financier de la Communauté française va durablement fragiliser les représentants francophones. Longtemps, les grands partis (PS, PSC, PRL) ne veulent pas étaler sa misère, de peur de devoir dealer de nouvelles réformes avec les Flamands, singulièrement celle de la sécurité sociale (revoir la loi de financement suppose bien sûr l’aval des néerlandophones au Parlement) et dès lors se profiler comme  » demandeurs « . Alors, ils sollicitent l’aide des Régions wallonne et bruxelloise, qui envoient de l’argent à l’institution anémiée. Ce n’est pas suffisant. En 1993, moins de quatre ans après la loi de 1989, le gouvernement Dehaene consent un demi-refinancement de la Communauté. Il lui accorde notamment la redevance radio-TV. Ce n’est pas assez. C’est voulu : il s’agissait de placer les francophones en position de demandeurs. La même année, la Communauté cède des compétences aux Régions (tourisme, aide aux personnes, santé…) et ce, sans transférer la totalité des budgets correspondants. Le solde qu’elle conserve (20 %) lui permet de servir ses autres compétences. Mais les économies substantielles ne suffisent pas non plus.

Une difficulté : à Bruxelles, à qui, à quelle institution confier l’enseignement ?

On laisse l’école étouffer pendant… treize ans. Pris à la gorge, face à une situation sans issue, les francophones se retrouvent alors très demandeurs. La Flandre ne laisse pas filer l’occasion. Mené par Guy Verhofstadt, en 2001, le pouvoir fédéral rectifie plus sérieusement la loi de 1989. C’est la Saint-Polycarpe. Les partis flamands (VLD et SP.A), mis sous pression par l’opposition CD&V et Vlaams Belang, vont utiliser la demande francophone de refinancement des Communautés comme levier pour obtenir un nouveau train de régionalisations, imbuvables pour les francophones. La Flandre obtient un accroissement de l’autonomie fiscale des Régions. Elle obtient aussi de  » gonfler  » artificiellement les représentants flamands au parlement bruxellois et dans les communes de la capitale. Par ailleurs, la Flandre, qui n’avait rien demandé, obtient, elle aussi, un refinancement et peut engranger de fameux bonis chaque année, lui permettant de réduire sa pression fiscale et de rembourser sa dette en quelques années.

Les solutions

La Communauté française reste un pouvoir handicapé, qui peut survivre, mais sans capacité à lancer des politiques nouvelles, des projets nouveaux, mobilisateurs, stratégiques, dont on a pourtant besoin. Et on ignore où on puisera les moyens pour alimenter le Pacte d’excellence, en gestation, tant les marges de manoeuvres sont minces.

1. Donner un pouvoir fiscal aux Communautés.  » Je rappelle toujours à mes étudiants qu’une petite commune de 2 000 habitants a davantage de pouvoir « , expose Giuseppe Pagano. La Constitution leur reconnaît, en effet, la possibilité de lever un impôt. Mais ne peut pas distinguer, parmi les Bruxellois, les contribuables francophones qui devraient s’acquitter d’un impôt fixé par la Communauté française, des contribuables flamands. Cet impôt ne pourrait dès lors toucher que la Wallonie. Mais l’idée que seuls les contribuables wallons participent au refinancement de la Communauté, alors que les Bruxellois en profiteraient sans y contribuer, passerait assez mal.

En 1991, le duo Dehaene – Moureaux avance un projet de loi : l’impôt concernerait tous les Bruxellois et la recette serait partagée selon la fameuse clé 80/20, 80 % allant à la Communauté française, 20 % aux Flamands de Bruxelles. Le projet est recalé au Conseil d’Etat, qui estime que les Flamands de Bruxelles auraient payé un impôt sans que celui-ci ait été décidé par l’organe législatif flamand correspondant. C’est le principe : on ne peut pas percevoir d’impôt sans l’accord du peuple – de ses représentants du moins. D’autres ont proposé des plans B, comme Olivier Maingain (DéFI) et sa formule où les Bruxellois eux-mêmes décideraient ce qu’ils veulent financer. Le scénario n’est pas irréaliste. Mais il n’a plus été réellement exploré depuis 1991.

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2. Supprimer la Communauté française et transférer l’école aux Régions. L’idée plaît à un courant régionaliste de plus en plus fort – autrefois surtout actif au PS, il a gagné toutes les formations politiques, au MR et au CDH. Mais elle fâche évidemment les défenseurs de l’institution. Qui plaident la nécessité d’une solidarité institutionnelle entre Wallons et Bruxellois, d’une structure capable de faire contrepoids aux exigences flamandes. Vraiment ? L’histoire politique montre que l’institution n’a jamais joué le moindre rôle dans la défense du pays – ce sont plutôt les partis politiques.  » C’est le sens de l’histoire « , assure Giuseppe Pagano. Selon lui, la sixième réforme de l’Etat, par les compétences qu’elle régionalise et par la consolidation de Bruxelles (grâce au refinancement), porterait en elle les germes de l’extinction de la Communauté française.

Pour autant, le scénario bute sur une difficulté : à Bruxelles, à qui, à quelle institution confier l’enseignement ? A la Région ? Non, l’enseignement est une compétence communautaire. A la Cocom ? Non, elle ne traite que les matières bilingues. A la Cocof ? Son état financier se révèle encore plus fragile que celui de la Communauté française.

3. Mettre fin à l’enseignement supérieur  » gratuit  » et réformer l’école secondaire. Il s’agirait d’augmenter les droits d’inscription pour les étudiants et leur famille – ce que la Flandre a fait, en septembre 2015, pour les étudiants non boursiers, haussant le minerval de 620 euros à 890 euros. Le secteur public finance près de 90 % de l’enseignement supérieur. Parmi les dépenses privées, celles des familles représentent 5 %.  » On aura de plus en plus besoin d’étudiants bien formés, tandis que leur nombre grossit « , souligne Giuseppe Pagano. Le scénario s’accompagnerait d’une réforme de notre coûteux enseignement secondaire, qui prévoit de multiples options et filières et s’organise en quatre réseaux concurrents.

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