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« Circuler en voiture? Une loterie »

Le Vif

Chaque jour, le pays est à l’arrêt. Sur les routes, du moins. « 107 kilomètres de files… », « Trafic en accordéon entre Haasrode et Everberg… », « Une heure et demie de temps de parcours supplémentaire entre… ». Qui s’en soucie encore ?

Nous roulons au pas jusqu’à notre lieu de travail. Et idem au retour. Nul ne sait précisément combien de temps il mettra pour arriver à destination. Une chose est sûre : Hajo Beeckman, monsieur trafic de la VRT, continuera de délivrer ses infos trafic. Rencontre avec une des voix les plus connues des auditeurs et automobilistes flamands.

« Depuis tout petit, je suis passionné par la géographie et la manière dont les gens s’accommodent de l’espace qui leur est imparti », explique Hajo Beeckman. « Je n’avais même pas dix ans lorsque j’ai commencé à dessiner les plans de villes fictives et de leurs réseaux de transport. Je les ai encore à la maison. » Chaque enfant rêve et construit son avenir.

Le hasard n’existe pas. Le jour où nous avons rendez-vous avec Hajo Beeckman, le rail est en grève. Action syndicale. Un vendredi forcément. Conséquence : des embouteillages monstres et des infos trafic qui se suivent à un rythme soutenu. La voix de Hajo résonne dans nos oreilles. « Vous avez entendu ? Ce matin, la rédaction trafic a fait état des difficultés sur le rail. La circulation automobile reste, bien sûr, notre priorité mais nous devons, petit à petit, élargir notre rôle et le remplir autrement. »

Hajo Beeckman nous reçoit dans le local 3G19 de la VRT, mieux connu comme le service infos trafic. Huit grands écrans affichent en temps réel l’état de la circulation en Flandre. Via un système de trois-huit, Hajo (sa voix nous est si familière que l’on se surprend à l’appeler directement par son prénom, comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance) et ses collègues surveillent 24 heures sur 24 la situation sur les routes. Les écrans géants regroupent les informations fournies essentiellement par les données GPS de 75 000 voitures, les trois centres de trafic (le Verkeerscentrum en Flandre, le centre Perex en Wallonie et le Mobiris à Bruxelles), la police, les auditeurs, l’AWV (l’agence publique flamande qui gère le réseau routier), etc. Des boucles magnétiques sous le revêtement, des caméras de surveillance de tous côtés… chaque automobiliste s’est un jour interrogé sur la justesse de ces informations. Parce qu’il roule sans encombre à un endroit où l’on annonçait un bouchon ou avance au pas là où la circulation devait être fluide. Ce flot d’informations doit être interprété par l’homme. Hajo Beeckman : « Les boucles magnétiques sous le revêtement ou les GPS enregistrent le trafic, mais si la circulation est complètement à l’arrêt, il n’y a plus aucun mouvement à enregistrer et le système va penser qu’il n’y a pas le moindre problème. Sur nos écrans, la chaussée va passer du rouge foncé au vert. Mais, comme nous avons suivi l’état de la circulation sur cette route dans les heures qui précèdent et que les caméras de surveillance ainsi que les services de police nous fournissent également des informations, nous savons qu’il y a quand même un problème. Dans la plupart des cas. Mais, nul n’est infaillible. »

N°1 EN EUROPE

« Dans les années quatre-vingts, la Belgique était championne de la collecte de données sur le réseau routier (via des boucles de sécurité implantées dans le sol). Les autorités entendaient récolter le maximum de données statistiques. S’en est ensuivie une longue période durant laquelle l’Etat n’a plus investi dans ce type d’instruments de mesure, notre pays perdant peu à peu sa position de leader. Ce n’est que depuis 2010 qu’il y a à nouveau un système performant (en Flandre), utilisé par les autorités entre autres pour la publication des « indicateurs de l’état du réseau routier » annuels. En 1979, le service infos trafic a été créé suite aux embouteillages du dimanche soir en provenance de la Côte vers l’intérieur du pays. Il y avait une telle pagaille sur les routes que la radiotélévision publique a estimé qu’il était de son devoir d’informer les automobilistes sur la situation en cours. »

« D’un phénomène du dimanche soir, les files ont gonflé dans le courant des années quatre-vingts jusqu’à devenir une réalité quotidienne vers ou en provenance de toutes les grandes villes. Le trafic s’est ralenti, donc la VRT a redoublé d’efforts et a lancé les bulletins quotidiens. À la fin des années nonante, le gouvernement flamand a compris que le problème de trafic ne se résoudrait pas à coups de bulletins d’informations. Ni en se contentant de déplorer la situation. Le « Vlaams Verkeerscentrum » a vu le jour en 1999. »

Où vous étiez à l’oeuvre jusqu’il y a peu.

« J’ai commencé à travailler là-bas en 2001, avec le premier contingent. Un défi professionnel de taille après des études en sciences politiques, complétées avec un master en urbanisme et aménagement du territoire, et trois années d’études académiques sur la problématique du transport. »

Qu’y faisiez-vous précisément ?

« À l’époque, le Verkeerscentrum était une sorte de petite start-up au sein du gouvernement, dotée d’un budget limité. Notre mission était de mettre sur pied une gestion du trafic. En d’autres mots : chercher la manière de récolter les meilleures informations possibles sur le trafic afin de prévenir les automobilistes des dangers qu’ils pourraient rencontrer, via la radio mais aussi et surtout via une signalisation dynamique le long des routes. Dès le début, nous avons travaillé en étroite collaboration avec la VRT. Le budget du Verkeerscentrum a augmenté proportionnellement à la progression des files. On peut comparer le Verkeerscentrum à Belgocontrol qui surveille notre espace aérien. Toutes les informations possibles y sont collectées et envoyées à une soixantaine de clients : les rédactions trafic, les gestionnaires de systèmes GPS, les planificateurs d’itinéraires, les fournisseurs d’informations trafic belges et étrangers comme Tom-Tom, Be-Mobile… Le Verkeerscentrum conseille également les responsables politiques sur les grands travaux liés à l’infrastructure, etc. Ces dernières années, j’ai officié en tant que porte-parole et ma voix est peu à peu devenue familière aux auditeurs flamands coincés dans les bouchons. »

Vous y étiez parfaitement à votre place. Pourquoi être passé à la VRT en septembre 2015 ?

« Le Verkeerscentrum entend mettre davantage l’accent sur les processus opérationnels et la gestion de panneaux dynamiques. Moins sur son rôle d’informateur, par le biais d’un porte-parole, via les médias ou online, un rôle que j’exerçais avec plaisir et que je souhaitais continuer à exercer. La VRT m’offrait cette possibilité. Nous avons toujours étroitement collaboré. Au service de la rédaction trafic, j’ai en charge, outre la gestion des infos trafic, le suivi de l’actualité et son interprétation. Après avoir travaillé 15 ans pour le Verkeerscentrum, j’avais envie d’un nouveau challenge, de m’orienter davantage vers le journalisme. »

Comment sont amenés à évoluer les services d’infos trafic ?

« La radio est un canal assez flexible mais qui présente néanmoins des inconvénients pour les infos trafic. Elles sont en effet diffusées à des créneaux horaires fixes. La programmation n’est interrompue qu’en cas de conducteurs fantômes ou de catastrophe. Le point sur les routes n’est effectué que tous les quarts d’heure ou toutes les demi-heures. C’est la limite à la précision dont nous parlions tout à l’heure. Pour l’instant, on ne peut pas y faire grand-chose. La technologie numérique, l’Internet sans fil, le Digital Audio Broadcasting, l’émergence de toutes sortes de moyens de navigation et de crowdsourcing devraient rendre possible dans un avenir proche une plus grande personnalisation des infos trafic. Pourquoi un automobiliste devrait-il se baser uniquement sur ce qu’il entend à la radio ? Presque tout le monde a aujourd’hui un GPS et ce dernier peut également fournir une image de l’état actuel de la circulation et des noeuds à éviter. En outre, il y a aussi les panneaux de signalisation dynamiques. La radio continuera à jouer un rôle crucial mais elle n’est pas la seule source d’informations trafic. En outre, nous devons élargir notre champ de vision au-delà des seules voitures. La circulation, c’est aussi le train, le tram, le bus, le vélo,… Ce matin, avec la grève du rail, nous avons fourni des informations détaillées sur les problèmes rencontrés sur le rail. Et pourquoi pas ? Nous devons mettre davantage l’accent sur les différents moyens de transport, la sensibilisation et la sécurité. »

ET LES EMBOUTEILLAGES ?

Bref, vous avez du pain sur la planche. Car ce qui est sûr et certain, c’est que demain et après-demain, nos routes seront toujours encombrées.

« Si l’on consulte les statistiques, on remarque que la durée et la distance des déplacements ont augmenté dans les années soixante, septante et quatre-vingts. De manière exponentielle. Chaque famille a eu soudain une voiture, on a construit des autoroutes, les gens sont partis vivre à la campagne tout en continuant à travailler en ville. Jusqu’à l’apparition des premières files structurelles dans les années quatre-vingts. Si tout le monde va habiter « à l’extérieur » et prend sa voiture au même moment pour se rendre sur son lieu de travail très éloigné de son domicile, nous nous paralysons mutuellement. Au même moment, on a arrêté d’aménager de nouvelles routes et autoroutes, entraînant une saturation progressive du réseau. Depuis le milieu des années 2000, on constate qu’en moyenne, le nombre de déplacements effectués et les distances parcourues stagnent. Et pourtant, les embouteillages ne cessent de croître. Pourquoi ? C’est simple : nous sommes plus nombreux à utiliser le même réseau. Et pourtant, le gouvernement a investi dans les transports en commun. Au cours de la première décennie de ce siècle, l’usage du train, du tram et du bus a augmenté de 114 %. Un record européen. Néanmoins, la pression des embouteillages a doublé entre 2007 et 2014. Des chiffres qui peuvent sembler contradictoires mais, en réalité, chaque réseau de transport en Belgique est surchargé en raison d’une demande croissante. Le problème de base est que notre habitat est très disséminé et que nous travaillons loin de notre domicile. La Flandre est un territoire urbanisé dans lequel nous nous déplaçons en tous sens, ce que les experts appellent « les déplacements en chaîne » : du travail à l’école au magasin au club de sport et à la salle de cinéma. Même si chaque individu ne parcourt pas plus de kilomètres qu’il y a environ quinze ans, les courbes des embouteillages continuent de croître. Davantage de gens circulent sur le même nombre de kilomètres de route, entraînant la congestion. Une congestion d’autant plus dramatique chez nous que cela fait des années que nous n’avons pas investi dans l’infrastructure routière. »

Construire plus de routes, cela a-t-il encore un sens aujourd’hui ?

« Certains spécialistes prétendent en effet qu’il est inutile de construire de nouvelles routes, qu’elles ne feraient qu’accroître le trafic. C’est en partie exact mais l’engorgement sur les rings de Bruxelles et d’Anvers est tel qu’il faut bien faire quelque chose. Si on réfléchit selon la logique de réseau, il faut envisager d’augmenter la capacité des maillons faibles afin de faire disparaître les plus gros problèmes. Élargir les rings permettrait de diminuer le trafic sur les itinéraires bis autour des villes. Mais la discussion sur l’infrastructure routière est un sujet très sensible, sur le plan politique et idéologique. Les avis sont tranchés : on est pour ou contre les routes. Ce qui est une erreur, à mon avis. Aménager une capacité sélective permettrait justement d’améliorer la qualité de vie dans les villes. »

Nous le disions : les embouteillages seront encore là demain et après-demain. Que pouvons-nous y faire ?

« Réduire de façon drastique le nombre d’accidents, pour éviter la formation de nouveaux embouteillages. L’industrie automobile y contribue avec des systèmes de sécurité adaptatifs dans la voiture-même, mais toutes les voitures n’en sont pas équipées, loin de là. Une autre possibilité serait de mieux mettre à profit la capacité des autoroutes en roulant selon ce que l’on appelle les road trains, en colonne. Pour cela, on pourrait instaurer un système de régulation d’accès à l’autoroute, éventuellement combiné avec une forme intelligente de péage électronique. Un conducteur qui emprunte l’autoroute pour se rendre de Ternat à Bruxelles paierait davantage à 8 heures du matin qu’à 11 heures. Ce ne sont pas des idées en l’air, elles peuvent parfaitement être implémentées. Reconnaissons-le : notre société ne peut plus accepter une telle hécatombe sur nos autoroutes. Sans parler du grand nombre de tués et de blessés sur les routes secondaires. On relève parfois jusqu’à trente accidents par jour sur l’autoroute aujourd’hui. Il s’agit de comportements primitifs. Nous ne pouvons plus le supporter une génération de plus. Il va peut-être falloir limiter l’accès aux routes. Avec, en contrepartie, un déplacement sécurisé et un temps de parcours garanti. Aujourd’hui, la fiabilité des trajets est très faible, c’est une loterie. »

« La problématique dépasse le cadre du transport de personnes. Il faut changer la donne également en matière de transports de biens. Actuellement, nous utilisons les camions comme des entrepôts roulants. Il ne s’agit plus d’être à temps mais « juste-à-temps » (JAT). Une technique logistique qui réduit les besoins d’entreposage : le camion ne doit pas simplement arriver à temps mais au moment précis où sa livraison est nécessaire. Pas trois minutes avant, ni cinq minutes après. Donc, ces camions tournent en rond en attendant le bon moment. Je n’invente rien. Nous utilisons nos bandes d’asphalte comme des stocks mobiles. »

ADOPTER UNE AUTRE MENTALITÉ

Vous pourriez peut-être contribuer à changer les mentalités ? La congestion du trafic est un fait dont, manifestement, nous nous sommes accommodés. Certains conducteurs considèrent le temps perdu dans les embouteillages comme un temps pour eux, dans la voiture.

« Vous connaissez la loi Brever ? Selon laquelle chaque individu est prêt à consacrer un certain laps de temps par jour à ses déplacements. Au niveau mondial, il s’agirait de 60 à 90 minutes en moyenne. Au-delà, l’individu empiète alors sur ses autres activités, comme se nourrir, travailler, dormir, passer du temps avec son conjoint et ses enfants. En d’autres mots : si ce plafond de 90 minutes est régulièrement franchi, il faut chercher d’autres solutions. Déménager plus près de son lieu de travail, choisir un autre moyen de transport, se déplacer à un autre moment, opter pour le télétravail… »

Notre politique en matière de voitures de société n’encourage pas non plus les automobilistes à changer de mentalité. Même à l’arrêt, la voiture reste un objet fétiche…

« Ce débat-là est également empreint d’une grande part d’irrationalité. Il faut analyser la situation de façon non émotionnelle, avec le recul nécessaire. Si nous sommes aussi dépendants de la voiture, c’est parce que notre habitat est très dispersé, mais c’est peut-être aussi une conséquence de notre système fiscal, qu’il faut alors réformer. Aux Pays-Bas, de nombreuses entreprises appliquent une no car policy. Chez nous, c’est inscrit dans nos veines. On est dans une sorte de cercle vicieux. Vu qu’on a quand même ces voitures de société, on peut se permettre d’aller habiter plus loin et d’effectuer tous nos déplacements en voiture. La fiscalité seule ne suffira pas à changer nos habitudes. »

PAR DIRK REMMERIE

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