"Le monde actuel tend à privatiser le silence, cette ressource qui nous permet de penser et d'agir", selon le philosophe américain Matthew Crawford. © Istock

Comment les nouvelles technologies nous privent de silence

Stagiaire Le Vif

L’être humain du 21e siècle baigne dans la technologie. Smartphone, ordinateur, télévision, musique, publicités sont devenus des compagnons quasi permanents du quotidien, au point d’épuiser nos facultés de penser et d’agir. Un phénomène insidieux que le philosophe Matthew Crawford décrit comme  » une crise de l’attention «  propre à notre génération.

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre », écrivait en son temps le philosophe Pascal. Une vision dont l’écho n’a jamais été aussi fort qu’à notre époque, où la multiplicité des technologies dans l’environnement met notre activité cérébrale à rude épreuve. A trop vouloir lire, écouter, regarder, décortiquer, on en oublierait presque de se concentrer sur les choses qui comptent. C’est ce que Matthew B. Crawford, philosophe américain, appelle « la crise de l’attention », théorisée dans son dernier livre, Contact : Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver.

Le parcours de Matthew Crawford n’a rien de commun. A l’origine chercheur en philosophie à l’université de Virginie, cet Américain de 50 ans a connu le succès éditorial en 2010 avec son premier ouvrage, Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, dans lequel il décrit le calvaire que représentait son ancien job au sein d’un Think tank de Washington. Chaque jour, il lui était demandé de résumer précisément 23 très longs articles, une tâche qu’il résume comme « un objectif absurde et impossible, l’idée étant qu’il faut écrire sans comprendre, car comprendre prend trop de temps… ». Il ne lui en fallait pas plus pour claquer la porte et ouvrir…un garage de réparation de motos. Une expérience qui lui a ouvert les yeux sur la valeur du travail manuel, dont il prône les vertus à travers un retour aux objets matériels, source d’une « prise directe avec le réel ».

Trop-plein d’attention

Aujourd’hui, Crawford dévoile son nouvel opus, basé sur une réflexion entamée il y a quelques années lors de la promotion de son livre précédent. En observant le comportement de ses semblables autour de lui, il dégage ce qu’il nomme « une nouvelle frontière du capitalisme » ; «  j’ai passé une grande partie de mon temps en voyage, dans les salles d’attente d’aéroports, et j’ai été frappé de voir combien notre espace public est colonisé par des technologies qui visent à capter notre attention. Dans les aéroports, il y a des écrans de pub partout, des haut-parleurs crachent de la musique en permanence. Même les plateaux gris sur lesquels le voyageur doit placer son bagage à main pour passer aux rayons X sont désormais recouverts de publicités… »

Comme le fait remarquer l’auteur, les voyageurs en classe affaires jouissent d’un privilège que les autres n’ont pas ; celui de pouvoir s’isoler dans des salons ou pièces privés où ils se détendent à l’abri des bruits extérieurs. « Il m’est venu cette terrifiante image d’un monde divisé en deux : d’un côté, ceux qui ont droit au silence et à la concentration, qui créent et bénéficient de la reconnaissance de leurs métiers ; de l’autre, ceux qui sont condamnés au bruit et subissent, sans en avoir conscience, les créations publicitaires inventées par ceux-là mêmes qui ont bénéficié du silence… On a beaucoup parlé du déclin de la classe moyenne au cours des dernières décennies ; la concentration croissante de la richesse aux mains d’une élite toujours plus exclusive a sans doute quelque chose à voir avec notre tolérance à l’égard de l’exploitation de plus en plus agressive de nos ressources attentionnelles collectives. « 

En résumé, notre précieuse attention ne serait aujourd’hui plus qu’une « marchandise », monnayable et échangeable dans les mains de ceux qui façonnent la société de consommation. Toute personne peut choisir d’y résister, en s’imposant par exemple une forme d’autodiscipline. Résister à la tentation du « multi-tasking » (multitâche) permanent qui nous fait consulter nos mails à tout bout de champ, actualiser sans cesse le fil d’info Facebook ou scruter du coin de l’oeil notre smartphone tout en vaquant à nos occupations. Autant de réflexes devenus malgré nous les signes d’une « fragmentation mentale » toujours plus prégnante. « Mais l’autorégulation est comme un muscle, écrit Crawford. Et ce muscle s’épuise facilement. Il est impossible de le solliciter en permanence. L’autodiscipline, comme l’attention, est une ressource dont nous ne disposons qu’en quantité finie. C’est pourquoi nombre d’entre nous se sentent épuisés mentalement. »

La faute aux Lumières

Là où la lecture de Crawford diffère de ses prédécesseurs, tient à l’origine du phénomène observé. Plutôt que de s’en tenir à une critique sur l’omniprésence de la technologie dans nos vies, il l’attribue à un bouleversement important de nos valeurs humaines, comme héritées du Siècle des Lumières. A l’époque, ceux-ci prônaient l’émancipation de l’individu en tant qu’être autonome vis-à-vis du pouvoir. « Ils ont théorisé la personne humaine comme une entité isolée, totalement indépendante par rapport au monde qui l’entoure. Et aspirant à une forme de responsabilité individuelle radicale.  » Une étape essentielle au 18e siècle où la domination du pouvoir par les classes sociales privilégiées renvoyait l’être humain au rang de minorité.

Mais aujourd’hui, de l’aveu de Crawford, cet idéal d’émancipation prôné par les Lumières aurait atteint un stade critique avec le développement des technologies, dont la diversité nous procure un sentiment faussé d’indépendance et de liberté. « Nous pensons souvent que la liberté équivaut à la capacité à faire des choix ; maximiser cette liberté nécessiterait donc de maximiser toujours plus le nombre de possibilités qui s’offrent à nous, explique-t-il. Alors que c’est précisément cette multiplication qui capte toujours plus notre énergie et notre attention… »

Tous condamnés ?

Selon Crawford, il serait illusoire d’essayer de se séparer complètement de nos smartphones, tablettes et autres objets technologiques. En guise d’autodiscipline, le philosophe propose plusieurs clés thérapeutiques pour reprendre le contrôle de notre attention comme « s’investir dans une activité qui structure notre attention et nous oblige à ‘sortir’ de nous. Le travail manuel, artisanal par exemple, l’apprentissage d’un instrument de musique ou d’une langue étrangère, la pratique du surf (l’un des hobbies de l’auteur, ndlr.) nous contraignent par la concentration que ces activités imposent, par leurs règles internes. Ils nous confrontent aux obstacles et aux frustrations du réel. Ils nous rappellent que nous sommes des êtres ‘situés’, constitués par notre environnement, et que c’est précisément ce qui nous nous permet d’agir et de nous épanouir ».

En clair, se créer une « écologie de l’attention » personnelle, de manière à sortir des sentiers tracés par le quotidien, avec ses contraintes et habitudes. Et Matthew Crawford de rappeler combien cet enjeu ne se limite pas uniquement à l’individu, mais doit être généralisé. « En temps normal, nous sommes responsables de notre aptitude à la concentration. Mais l’attention est aussi une ressource, comme l’air que nous respirons, ou l’eau que nous buvons. Leur disponibilité généralisée est au fondement de toutes nos activités. De même, le silence, qui rend possibles l’attention et la concentration, est ce qui nous permet de penser. »

« Or le monde actuel privatise cette ressource, ou la confisque. »

Guillaume Alvarez

Source : Télérama

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