En Wallonie, les policiers et les magistrats sont souvent impuissantes à détecter et à réprimer les atteintes à l’environnement. Est-ce vraiment un hasard?

C’est une histoire banale. Celle d’un habitant du Hainaut qui, après quelques années d’une vie paisible dans son village, assiste à l’installation, à deux pas de chez lui, d’un centre de tri de déchets. L’exploitant ne possède pas le permis nécessaire. Interpellé par la police de l’environnement, il se met en règle. Mais le permis obtenu est assorti de conditions (traitement des odeurs, des fumées, des eaux souillées, etc.) qu’il ne respecte pas. La Députation permanente lui retire donc son autorisation, mais l’exploitant introduit un recours au ministre. Ce dernier ne confirmera le retrait de permis que… quatre ans plus tard. Entre-temps, vu l’accumulation de nuisances, la police communale, la police de l’environnement et la gendarmerie (à l’époque) dressent de nombreux procès-verbaux, mais dans l’indifférence du parquet. Un beau matin, l’affaire aboutit toutefois devant le tribunal. Mais, à cause de la décision ministérielle en suspens, le juge préfère ne pas se prononcer. Plusieurs reports d’audience se succèdent. Finalement, huit ans (!) après l’ouverture du centre de tri, le magistrat renvoie la cause à une autre chambre, évoquant la technicité de la matière. Le riverain, lui, est épuisé moralement et financièrement.

Des dossiers comme ceux-là, il s’en ouvre des dizaines – sinon beaucoup plus – chaque année en Wallonie. Le déroulement du scénario est, dans les grandes lignes, souvent identique: des entorses flagrantes aux législations environnementales, des procès-verbaux dressés en série, des plaintes auprès des autorités qui se renvoient la balle, des attentes, des retards, etc. A un moment, le citoyen qui s’estime lésé n’a d’autre recours que de s’adresser à la justice. S’il en a les moyens! Car de nouveaux frais, de nouvelles attentes se profilent alors. Au terme d’un parcours du combattant, il finit par accumuler une énorme rancoeur à l’égard des autorités. Et, pendant ce temps, les nuisances perdurent, au détriment de l’environnement.

Etonnant? Pas vraiment. Réalisée récemment par la Fondation Gouverneur René Close dans la province de Namur, la prospection systématique de 6 300 activités soumises à un permis d’exploiter a révélé que 38 % de celles-ci sont dépourvues de permis d’exploiter ou qu’elles disposent d’une autorisation périmée. Et encore! La possession d’un permis n’est nullement une garantie que l’activité se déroule correctement. Les exemples abondent: les constructions de hangars aéronautiques dans des zones agricoles, l’exploitation illégale de traitement de déchets, les activités bruyantes ou pestilentielles dans des zones qui n’y sont pas destinées, etc.Tout cela est-il bien normal? Il existe, en Wallonie, une police spécialement habilitée à rechercher et à constater les infractions environnementales: la Division de la police de l’environnement (DPE)? Une « force de l’ordre »? Oui, mais sans arme, ni uniforme, ni véhicule spécifique (sauf pour les interventions d’urgence). Ses agents de terrain – une centaine – ont des missions d’une extrême variété. Censés pouvoir débarquer à l’improviste dans les plus grandes entreprises comme dans les plus modestes ateliers, ils contrôlent les fumées des incinérateurs, les lixiviats (rejets) des décharges, les rejets d’eaux usées, l’étanchéité des fosses à fumier, la conformité des citernes à carburants dans les stations-service, etc. Ils disposent aussi d’un service d’urgence, baptisé SOS Pollutions, disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Le ping-pong des polices

Aujourd’hui, cette police lève le pouce. Stop! Elle n’en peut plus de répondre aux mille demandes d’intervention qui ne sont pas de son ressort: les incinérations sauvages au fond des jardins, la musique à tue-tête chez les voisins, les bruits et les odeurs des petites activités commerciales (carrosseries, garages, nettoyages à sec, etc.), voire… les communions trop arrosées. Bref, toutes sortes de conflits de voisinage que les communes sont censées pouvoir régler par elles-mêmes. « Beaucoup de ces nuisances peuvent être désamorcées sans connaissances techniques approfondies, à condition de jouer la carte de la proximité avec les gens », explique Serge Godfroid, inspecteur général à la DPE. Mais voilà: les mandataires locaux détestent intervenir d’une façon répressive auprès de leurs propres citoyens, préoccupations électoralistes aidant. Ils sont souvent tentés de refiler la patate chaude à la DPE qui, légalement, ne peut pas refuser d’ouvrir un dossier quand la commune s’affiche impuissante. Or c’est ce temps-là, précieux, qui manque à la DPE pour traquer les grosses infractions environnementales.

Les « grosses » infractions? Au cabinet de Michel Foret (PRL), le ministre wallon de l’Environnement, on se dit décidé à résoudre ce problème d’engorgement en recentrant la DPE sur ses missions historiques de contrôle des activités industrielles. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Ainsi, la législation qui entrera en vigueur dans quelques mois risque d’avoir exactement l’effet contraire à cet objectif. Explication: dès l’application du « permis d’environnement », les agents de la DPE ne pourront plus avoir accès aux bâtiments que s’ils estiment avoir des « raisons sérieuses de croire qu’il s’y commet une infraction ». Autant le dire clairement: cette notion est tellement vague que plus aucun agent de la DPE n’osera pénétrer sur un site suspect sans détenir la preuve formelle et immédiate d’une activité polluante interdite. Ce qui, en matière environnementale, est aussi fréquent que des ébats de cachalots dans la Meuse.

Tout aussi préoccupant: alors que la DPE réclame depuis des années la possibilité d’infliger des amendes administratives aux contrevenants (ce qui pourrait contribuer à résoudre l’engorgement des tribunaux), cette possibilité n’est pas prévue dans la réglementation à venir (adoptée par le gouvernement précédent), sinon pour des infractions bénignes. Le moins qu’on puisse dire, c’est que tout cela n’émeut guère le gouvernement wallon arc-en-ciel. Ainsi, alors que le Contrat d’avenir pour la Wallonie (1999) prévoyait d' »accroître de manière significative la présence, la visibilité et l’ efficacité » de la DPE (et, préalablement, d’évaluer celle-ci), rien n’a été fait depuis lors. Seule une opération de certification ISO est en cours de réalisation au sein de la DPE, mais on reste loin d’une évaluation politique et démocratique de son action. En outre, il y a quelques semaines, un cuisant camouflet lui a été infligé par son ministre de tutelle, après qu’un des agents de la DPE eut ordonné la fermeture partielle de l’incinérateur de Thumaide (Hainaut), à cause d’un dépassement sérieux de la norme relative aux dioxines. En effet, n’a-t-on pas vu Michel Foret, quelques heures plus tard, ordonner la réouverture du four incriminé? Voudrait-on saper la DPE qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Evaluer en profondeur la DPE: est-ce là un sujet tabou? Oui et non. Non, d’abord, parce que cette entreprise ne ferait que rappeler, pour la énième fois, une réalité bien connue: l’environnement est le parent pauvre de la justice belge. La législation sur les déchets, l’eau, l’air… est très complexe, d’une rude technicité et soumise à d’éternelles modifications. Les juges spécialisés, en Belgique, sont rarissimes. Au sein des parquets, une génération de jeunes substituts intéressés par cette matière commence à émerger, mais ils sont très vite attirés par d’autres fonctions. Dans ces conditions, et notamment à cause de très nombreux classements sans suite réservés aux procès-verbaux dressés par la DPE, il n’est pas étonnant que les infractions environnementales réellement sanctionnées par les tribunaux relèvent plutôt de l’exception. Anecdotique, mais significatif: la DPE dispose d’un seul juriste alors que les grandes entreprises, elles, ont facilement recours à des bureaux d’avocats spécialisés. Comment ne pas comprendre, dès lors, la démotivation qui, d’une manière très sensible, gagne une partie de ses agents?

Un tabou? Oui, malgré tout, parce que l’évaluation de la DPE entraînerait probablement un lot de questions gênantes, où l’on verrait s’entrechoquer violemment les thèmes du respect de l’environnement et du développement économique de la Région. Est-il normal, par exemple, que des entreprises très connues des secteurs chimique, sidérurgique, carrier ou des déchets soient épargnées par les contrôles de la DPE pendant des années, parfois sous le prétexte (entendu au sein même de la DPE!) qu' »elles ont leurs propres laboratoires »?

Certes, la DPE lance régulièrement – avec des résultats probants – des opérations de contrôle systématique dans des secteurs à risques: transformateurs électriques à PCB, imprimeries, entreprises de nettoyage à sec, piscines publiques, etc. Mais, comme le résume un de ses agents, « s’il est possible de déceler la disparition dans la nature d’un transformateur à askarel ( NDLR: ce genre d’appareil doit normalement être éliminé via une filière agréée), il est nettement plus rare de réussir à remonter la filière qui a organisé cet enlèvement et de retrouver les produits toxiques ». Pourquoi? A cause du manque de personnel et des lourdeurs administratives. Rappelons aussi que de grands faits d’armes de la DPE, aussi médiatisés que la fermeture de la décharge de Cronfestu (Morlanwez, 1994) ou l’arrêt des fours de l’incinérateur de l’ICDI (Charleroi, 1999), sont intervenus après les pressions organisées par le secteur associatif (dont Greenpeace). Peut-on vraiment parler, dans ces conditions, d’une police proactive?

Shérifs ou conseillers?

Les actions routinières et moins spectaculaires de la DPE n’échappent pas à la critique. « La DPE n’est pas une police mais plutôt, dans un premier temps, un corps de « conseillers en régularisation », regrette Inter-environnement Wallonie (IEW). Or cette régularisation ( NDLR: une aide à se mettre en conformité avec la loi, dans un délai fixé) aboutit souvent à l’impunité du contrevenant, alors que l’infraction qu’il a commise a parfois duré des années. » Faut-il punir systématiquement? « Non, estime Dany Josse, député wallon (Ecolo), mais, dans de nombreux cas, la régularisation d’une activité n’est décemment pas envisageable ou bien le contrevenant est ouvertement de mauvaise foi. Or que voit-on? La DPE l’aide malgré tout à se mettre en ordre. Au lieu de marquer le coup, elle agit comme un simple agent de médiation. C’est comme si on légalisait la pollution! Par ailleurs, lorsqu’elle refuse d’entamer une action en justice sous prétexte d’une défaite possible ou de l’engorgement des tribunaux, elle fait preuve de poltronnerie, ni plus ni moins. » Visiblement bien documenté sur des situations troublantes rencontrées dans sa région (Hainaut), le député montois regrette que ce genre de timidité fasse « les choux gras d’une série impressionnante d’industriels du déchet ».

A la DPE, on ne l’entend pas de cette oreille. « Notre philosophie, c’est, dans un premier temps, d’aider et d’informer, résume l’inspecteur général Serge Godfroid. Rédiger des procès-verbaux par automatisme, sans états d’âme, c’est impossible: chaque infraction est unique. Par la suite, nous disposons de moyens plus répressifs, comme la pose de scellés ou l’ordre d’arrêter les activités ( NDLR: 91 cas en 2000, 59 en 1999). L’essentiel, c’est que la nuisance disparaisse. Tant mieux si le dialogue le permet. »

Oui, mais voilà: divisée géographiquement en quatre « services extérieurs », la DPE donne l’impression, y compris à ses propres agents, de manquer d’homogénéité. Ainsi, ses enquêteurs disposent d’une marge de manoeuvre très importante pour apprécier les situations de terrain. Un meilleur « fil rouge » la rendrait probablement plus crédible et plus respectée. Cette gestion harmonisée des infractions supprimerait peut-être cette impression, très répandue en Wallonie, qu’il est facile de passer à travers les mailles du filet lorsqu’on développe une activité polluante. Et que la politique du fait accompli est finalement payante pour celui qui se moque des réglementations. « Des exploitants enfreignent la loi en toute impunité alors que d’autres, qui exercent la même activité, font de gros efforts pour se mettre en règle, estime-t-on chez IEW. Cette manière de « deux poids, deux mesures » n’honore pas la Wallonie. »

Mettre fin à cette disparité, voire à cette loterie, pourrait probablement contribuer à couper les ailes au syndrome Nimby (« Pas dans mon jardin »), dont le monde politique aime se plaindre, en oubliant sa part de responsabilité.

Philippe Lamotte

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