Edward Kienholz, Five Car Stud, 1969-1972. © photo : Delfino Sisto Legnani Studio, Courtesy Fondazione Prada

Perle baroque

Dans le cadre de l’année qu’Anvers consacre au baroque, le peintre Luc Tuymans livre sa vision du genre en confrontant maîtres anciens et plasticiens contemporains. Opulent, brillant et magistral.

Le ciel anversois est moite. Il colle aux cheveux. Et les cheveux, eux, collent aux fronts humides. Tout cela annonce l’orage imminent. Et chacun espère avec ferveur cette eau qui tomberait du ciel et qui laverait l’insupportable fièvre. Hélas, la pluie se refuse obstinément à s’écouler des nuages. En lieu et place de la fraîcheur à laquelle on aspire de tout son être, Luc Tuymans, commissaire de l’exposition Sanguine/Bloedrood, a prévu l’un de ces petits tourments dont ce farouche opposant au conformisme a le secret. Celui-ci se cache sous un imposant dôme opaque surgi à la façon d’une excroissance sur le pavé du Waalsekaai, ce périmètre arty du sud d’Anvers qui fait face au M HKA, le musée d’art contemporain.

On va découvrir Five Car Stud, une oeuvre culte de l’artiste américain Edward Kienholz (1927 – 1994). Mais alors qu’on pensait être intellectuellement préparé, on n’en est plus aussi sûr au moment de soulever le premier rideau qui ouvre sur une sorte de sas de décompression visuelle. En guise d’ultime avertissement, l’attachée de presse lance un  » attention, c’est in your face  » sans ambiguïté, que l’on pourrait traduire par un familier  » tu vas t’en prendre plein la poire « . On ne saurait mieux dire : le véritable  » tableau vivant  » originellement présenté à la mythique documenta de 1972, sous la houlette du non moins mythique commissaire d’exposition suisse Harald Szeemann, laisse sans voix. Après l’obscurité totale du sas, l’oeil aperçoit une scène en clair-obscur dont, dans un premier temps, il distingue mal les contours. Très vite, l’agencement se met en place, il opère comme si le visiteur avait mis le pied dans une faille spatio-temporelle. Il n’est plus à Anvers en 2018 mais bien quelque part aux Etats-Unis, probablement à la fin des années 1960. Sous ses pieds, le sable. Pas celui qui sent les vacances et l’océan. Non, le sol inconsistant et instable rime ici avec le désert et l’impunité des lieux que personne ne songerait à habiter. Ce petit théâtre isolé est propice à l’une de ces exactions que le monde abrite depuis que l’homme est homme. Les phares de quatre voitures ainsi que d’un pick-up, typiques d’une certaine middle-class étasunienne, projettent leur lumière sur l’insoutenable.

Luc Tuymans, commissaire  de l'exposition, a misé sur
Luc Tuymans, commissaire de l’exposition, a misé sur  » la débrouille et la conviction « .© fred debrock/id/photo agency

L’insoutenable ? Cinq Blancs s’en prennent à un Noir, le lynchent, tandis qu’appuyé à une portière, un sixième bourreau surveille du bout de sa carabine le bon déroulement du punishment. Plaquée au sol et ficelée, la victime n’a aucune chance. Couteau en main, l’un des protagonistes du drame s’apprête à émasculer celui dont le seul crime est d’avoir pris un verre avec une femme blanche. Celle-ci assiste à la scène, de même qu’un jeune garçon depuis les véhicules disposés en cercle. Kienholz a surdéterminé la reconstitution à travers une foule de détails qui contribuent à accentuer le terrible sentiment d’impuissance qui accable le visiteur transformé malgré lui en témoin passif. Parmi les plus significatifs, un autoradio laisse s’échapper une mélodie lancinante de blues accentuant le côté Deep South,  » Sud profond « , de l’atmosphère. Mais il y a aussi les masques d’Halloween des tortionnaires qui confèrent un côté grotesque et grimaçant à l’ensemble. En immersion anxiogène, le regardeur ne rate rien : canette de Coca-Cola entamée, tronçonneuse à l’arrière de la camionnette, bannière étoilée poussiéreuse, voire plaques minéralogiques marquées des mots  » fraternité  » ou  » America, love it or leave it « . Tels sont les contours de ce cauchemar invitant un pays qui professe l’égalité et la liberté à se regarder dans le miroir d’une oeuvre d’art sans complaisance. Il n’est pas seulement question de réalisme dans Five Car Stud, la pièce est plus complexe en ce qu’elle fait un pas du côté du symbolisme : le ventre ouvert de l’homme sur lequel cinq brutes s’acharnent se découvre comme une sorte de réservoir rempli de liquide à l’intérieur duquel flottent de manière désordonnée les lettres en couleur du mot nigger.

Contact tacite

Montrée il y a plus de quarante ans lors de la cinquième documenta de Kassel, l’oeuvre d’Edward Kienholz a connu un étrange destin. Sa révélation à la face du monde a entraîné une mesure de rétorsion immédiate : en raison de cette dimension critique aiguë, elle a été interdite dans les institutions culturelles américaines. De son vivant, même s’il a dû quitter la côte Ouest pour s’installer à Berlin dans la foulée de l’onde de choc provoquée, Kienholz n’en a jamais renié ne serait-ce qu’un millième. Bien au contraire, le plasticien n’a pas cessé d’étayer sa critique de la domination blanche en rappelant que la disproportion mise en scène dans son oeuvre, six contre un, était peu comparée à l’état de fait d’une nation qui reposait sur un déséquilibre opposant 170 millions d’individus de peau claire à 20 millions d’Afro-Américains. Toujours est-il qu’acquis par un collectionneur japonais, Five Car Stud a disparu des écrans radars pendant plusieurs décennies avant de réapparaître il y a peu. C’est la fondation Prada qui en a fait l’acquisition sous l’impulsion de sa directrice Miuccia Bianchi Prada, grande collectionneuse des toiles de… Luc Tuymans.

Berlinde De Bruyckere, In Flanders Fields, 2000.
Berlinde De Bruyckere, In Flanders Fields, 2000.© berlinde de bruyckere/Collection M HKA, Antwerp

La boucle se boucle alors.  » J’ai fonctionné à la manière d’un plombier sur ce projet, confie le peintre à l’aura internationale. A l’invitation du M HKA d’imaginer une exposition sur le baroque, j’ai misé sur la débrouille et la conviction. Mon point de départ a consisté à exposer cette incroyable installation. Pour convaincre la fondation Prada, j’ai tracé un parallèle entre l’oeuvre de Kienholz et le Tres de mayo de Goya. Il y a une même volonté d’impact, de point de vue critique dans les deux oeuvres. L’innocence des uns s’oppose à la barbarie des autres. J’ai immédiatement reçu un blanc-seing.  » Fort de son réseau étendu, Luc Tuymans, qui se plaît à prendre le contrepied de la facilité, s’est démené pour opposer un contrepoids de taille à l’installation de 1972. Alors que la ville d’Anvers mise sur la flamboyance de Rubens, le curateur a, lui, convoqué le Caravage pour asseoir son propos, dénichant tout à la fois le Garçon mordu par un lézard de la Royal Academy (une toile qui arrivera à Anvers à la fin du mois de juin) ainsi que La Flagellation du Christ du musée de Capodimonte, à Naples. Pour le poète Eric Suchère, auteur de Variable (éd. Argol), ces deux tableaux condensent plusieurs problématiques qui traversent les époques telle une onde de choc. Et d’en pointer les récurrences :  » Théâtralité de la violence, réalisme de la représentation, efficacité, sécheresse et économie dans l’exécution, distanciation du pathos et défocalisation permanente.  »

Au contraire des habituels théoriciens de l’art qui segmentent l’histoire de la production des oeuvres, l’oeil de Luc Tuymans est capable d’opérer une nouvelle lecture du baroque. Elle n’est plus figée dans le temps et circonscrite aux concepts éculés de  » surcharge « ,  » effets dramatiques « ,  » tensions  » et autres  » exubérance « . Tout se passe comme si l’auteur de Man Drinking (un tableau de 1998) entretenait un rapport tacite avec le courant artistique qui a vu le jour au milieu du xvie siècle. Tuymans a souvent énoncé l’importance, pour les artistes, de ne pas se laisser déposséder du discours sur la création. On le comprend parfaitement ici. En s’autorisant un point de vue de surplomb assuré par sa fonction de curateur, le plasticien anversois prouve combien, malgré son oeuvre retenue et marquée par la notion de symptôme, lui-même est une chambre d’écho au travers de laquelle le baroque continue de raisonner. La vibration baroque ne s’est pas arrêtée avec le xviiie siècle comme on a tendance à le croire, elle se diffuse encore dans l’art contemporain.

Le Caravage, Jeune garçon mordu par un lézard, 1594.
Le Caravage, Jeune garçon mordu par un lézard, 1594.© National gallery, London

Mille reflets

Sceptiques quant à cette audacieuse proposition ? A l’intérieur du M HKA, Tuymans a mis sur pied tout un parcours qui enfonce ce clou critique au fil d’une soixantaine d’oeuvres impeccablement alignées. D’un bout à l’autre, l’accrochage est haletant, qui se joue des frontières spatiales – de la Belgique au Venezuela – et temporelles – de Van Dyck à Jordaens, en passant par Takashi Murakami. A cet égard, une oeuvre est particulièrement emblématique. Signée par Carla Arocha, l’épouse de Luc Tuymans, et Stéphane Schraenen, Circa Tabac consiste en un module composé de miroirs à la géométrie anguleuse. Disposée à même le sol d’une salle d’exposition ronde, la pièce réfléchit et décompose plusieurs chefs-d’oeuvre anciens, notamment un saint Sébastien de Zurbarán, en autant de facettes hétéroclites. On ne peut s’empêcher d’y voir une métaphore du baroque tel qu’il est perçu par Tuymans, soit un faisceau de forces agissant de toute éternité au coeur du vivant.

Avec beaucoup d’à-propos ont également été convoquées les Thanatophanies, ces  » apparitions de la mort  » d’On Kawara. OEuvres de jeunesse du célèbre artiste conceptuel japonais reprises par la suite sous la forme d’un portfolio de 30 gravures publié en 1995, ces variations extrêmement graphiques portent les stigmates de la tragédie des bombardements nucléaires. Le visiteur est d’autant plus touché que les représentations jouxtent d’étranges chevaux, In Flanders’ Fields (2000) de Berlinde De Bruyckere, qui semblent soufflés par la même déflagration. Impossible de détailler toutes les oeuvres rassemblées ici, mais ce qui est certain, c’est qu’aucune d’entre elles n’est gratuite. Pierre Huyghe, Thierry De Cordier, le Finlandais Jukka Korkeila ou encore Bruce Nauman et Sigmar Polke… S’il n’y avait qu’une exposition à voir cet été en Belgique, ce serait indubitablement celle-là.

Sanguine/Bloedrood, au M HKA, à Anvers, jusqu’au 16 septembre prochain, www.muhka.be

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