Lio, accompagnée du fidèle Jacques Duvall, en fille du bord de mer. © Jane Who Crammed Discs

Lio de Janeiro

Au bord du gouffre, Lio et Jacques Duvall ont su trouver refuge dans les mélancolies tropicales de Dorival Caymmi, géant de la musique populaire brésilienne. Samba triste !

Ils sont assis tous les deux sur la banquette du café Métropole, à Bruxelles. Elle, polar sur tee-shirt rayé ; cheveux noir de jais, entourant ce visage si familier. Elle parle, s’emballe, déborde : c’est Lio, telle qu’on la connaît.  » Un peu énervante, un peu trop vivante « , comme l’a un jour décrite celui qui est assis juste à côté d’elle. Crâne rasé, et sourire en coin, Jacques Duvall se tient droit comme un I. Parolier en or, le  » Contrebandier de la chanson  » – pour reprendre le titre de sa bio -, ou encore l' » Expert en désespoir  » – pour citer celui de l’un de ses derniers albums -, a des airs de pirate. Dans la cale de son rafiot, des trésors pour Alain Chamfort, Jane Birkin, Marie-France et, forcément, Lio. Cela va faire quarante ans que leurs chemins se croisent, se décroisent et se recroisent encore. Amis amor, ils ne sont jamais restés très loin l’un de l’autre.

Caymmi n’est pas dans le rêve exotique. Il dit la vie telle qu’elle est

Cette fois, ils se retrouvent pour un album de reprises de Dorival Caymmi. Qui donc ? Si son nom reste largement méconnu en Europe, il est pourtant bien l’un des plus grands auteurs de la musique populaire brésilienne, une véritable icône au pays. Décédé en 2004, né 94 ans plus tôt à Bahia, il fut l’un des maîtres de la samba, posant les bases pour toute la bossa nova qui allait suivre.  » Je dois avoir écrit quelque 400 chansons, et Dorival Caymmi à peine une septantaine, relevait Caetono Veloso. Mais elles sont à ce point parfaites, que je donnerais toutes les miennes pour une seule de Caymmi.  » Carrément.

Duvall est pareillement fan :  » On a eu envie de transmettre l’émerveillement qu’il nous a donné.  » Lio détaille encore :  » C’est quelqu’un qui est ancré dans le moment, enraciné dans le sol. Or, la grande poésie, elle est précisément là, quand elle vous fait sentir faire vraiment partie de l’univers… A partir de là, on y est allé avec toute l’humilité possible. Un peu comme si c’était la première fois que j’avais un enfant aujourd’hui, mais en sachant tout ce que je sais, et que je lui chantais ces chansons.  »

Intitulé Lio canta Caymmi, le disque propose ainsi une douzaine de reprises. De Nougaro à Pierre Barouh en passant par Pierre Vassiliu, il existe une vraie tradition hexagonale d’adaptation de standards brésiliens. Ici, pourtant, le duo a préféré coller au portugais, Duvall se contentant ici et là d’une strophe en français  » pour résumer en deux lignes le propos « .  » Lio étant Portugaise, on n’allait pas se priver. On a beau dire, les V.O., c’est quand même très beau.  » Pour autant, l’album ne s’est pas résumé à un simple exercice de mimétisme. Quand on entend le bruit des vagues, c’est presque davantage la mer du Nord qui est suggérée que la baie de Rio.  » Exactement ! On pourrait être à Blankenberge ! D’ailleurs, sur certains morceaux, Chris ( NDLR : Vandeputte, guitariste français, qui a travaillé sur les arrangements) a ajouté du thérémine, qui est l’instrument que Brel utilisait quand il faisait des chansons sur la mer du Nord !  »

De Rio à Ostende, la mélancolie donne la même couleur aux gens.
De Rio à Ostende, la mélancolie donne la même couleur aux gens.© Jane Who Crammed Discs

La pochette a donc beau suggérer la carte postale – le sable, les palmiers, le Pain de Sucre -, le résultat final est plus nuancé que ça. D’ailleurs, le soleil a laissé place à la lune, tandis que le trait vintage de Loustal suggère une certaine forme de mélancolie…

Berceuses

Pour sûr, les intéressés connaissent leur sujet. Pour celle qui est née Vanda Maria Ribeiro Furtado Tavares de Vasconcelos, c’est une évidence qui remonte à l’enfance, quand la musique brésilienne était la bande-son des étudiants qui, comme sa mère, contestaient le régime autoritaire de Salazar.  » Ma mère me chantait ces chansons, elles étaient mes berceuses en quelque sorte. Elle transformait par exemple le A Banda de Chico Buarque en A… Vanda, en me faisant croire qu’il l’avait écrite pour moi. Gamine, je me demandais vraiment ce que j’avais dû chanter dans la rue pour que l’homme dont il est question dans le morceau puisse me remarquer au point d’en faire une chanson  » ( rires). Pour Jacques Duvall, le chemin est à peine plus sinueux.  » Mon père était diplomate et s’est retrouvé envoyé au Brésil, quand j’avais 12 ans. C’était dans les années 1960, en plein boom de la bossa nova. Bon, il était un peu planqué – en tout cas pour quelqu’un qui était censé être capable de saisir ce qui se passait dans le pays et le raconter à son gouvernement ( rires). Mais il avait quand même été touché par cette musique. Surtout quand il a découvert que le plus grand poète de la bossa était Vinicius de Moraes, un diplomate, comme lui !  »

Quand Lio et Duvall se rencontrent pour la première fois, au milieu des années 1970, la première fait découvrir au second la version brésilienne du rock anglo-saxon, livrée par ceux qu’on appelle les  » tropicalistes « . Duvall est alors objecteur de conscience et travaille à la Discothèque nationale de Belgique. Collègue de la mère de Lio, il devient un ami de la famille. On connaît la suite : il écrit le tube Banana Split pour celle qui n’est encore qu’une ado. Vanda n’a en effet que 16 ans quand elle enregistre le fameux 45-tours : l’âge auquel Dorival Caymmi écrit lui-même son premier tube pour Carmen Miranda, première star brésilienne à percer aux Etats-Unis dans les années 1930…

A partir de là, la carrière de Lio décolle en flèche. Et n’arrêtera jamais de zigzaguer. Elle sera tour à tour Lolita new wave, égérie pop, chanteuse de variété ; branchée au départ, mais aussi rapidement classée tricarde. Elle sera encore actrice, et cliente idéale pour les plateaux télé qui guettent ses coups de sang. Eclectique, voire dispersée, elle se montre capable de partir en tournée à l’arrache avec la bande à Miam Monster Miam, et d’embarquer la semaine suivante à bord d’une caravane nostalgie type Stars 80.

Bizarrement, bien qu’elle ait multiplié les terrains de jeu, une chose manquait. Jusqu’ici, Lio n’avait en effet (quasi) jamais chanté dans sa langue natale. Une explication ?  » Peut-être qu’on n’était pas assez désespéré pour ça…  »

Cuisine et dépendances

Cela ressemble à une boutade. Ce n’en est pas une. Duvall :  » C’est vrai qu’on était dans un sale état quand on a commencé. Personnellement, je me sentais incapable d’écrire quoi que ce soit. Pour dire les choses crûment, on en était à un point où l’on se cherchait des raisons de vivre.  » Lio :  » Pour des motifs différents, lui et moi, l’alternative, c’était un peu une balle dans la tête à la Hemingway ou… Dorival Caymmi.  » Pourquoi lui en particulier ? Duvall :  » Ce qu’il y a bien chez Caymmi, c’est qu’on n’est pas dans le rêve exotique. Il dit la vie telle qu’elle est. Il l’enchante, mais ne s’en échappe pas.  »

Citant Vinicius de Moraes, Pierre Barouh chantait qu' » une samba sans tristesse est comme un vin qui ne donne pas d’ivresse « . L’exemple parfait est probablement le morceau E doce morrer no mar, que l’on traduira par  » qu’il est doux de mourir en mer « . Une chanson où une femme voit revenir le bateau au port, sans son mari, noyé en mer.  » On est dans quelque chose de tragique. Et pourtant, l’homme console sa femme, en lui disant : « Ne t’inquiète pas, je n’ai pas souffert ! »  » Lio prolonge :  » C’est terrible, mais en même temps si joliment écrit. Par exemple, quand la femme explique que « son homme a fait son lit de fiancé sur les genoux de Lemandja », la déesse de la mer. Il y a quelque chose de la tristesse acceptée, de l’apaisement. Elle laisse partir son amour pour une autre. C’est quand même beau de parler de la mort de quelqu’un avec des mots pareils. On ne s’en rappelle pas de la même manière.  »

Lio de Janeiro

Les paroles du morceau en question ont été écrites avec le célèbre écrivain Jorge Amado, dont les prises de position l’ont longtemps poussé à l’exil. A l’inverse, Dorival Caymmi, lui, est toujours resté à l’écart des secousses politiques.  » C’est vrai. Mais, en même temps, il était politique à sa manière, en écrivant sur la vie de tous les jours. Le quotidien des moissons, de la pêche qu’il fallait ramener, etc. Quand il parle, il est dans le réel. Il se rend littéralement « à l’évidence ». Quel risque pour un poète de garder les deux pieds dans la réalité en espérant tutoyer les étoiles ! Par exemple, quand il écrit une chanson d’amour aussi magnifique que Vatapa, et qui est en fait une recette de cuisine, dont il énumère tous les ingrédients : les petites crevettes, le gingembre, les oignons, le sel, etc.  »

Au fond du trou, le duo se retrouve donc autour des morceaux du génial sambiste. Duvall réfléchit à la liste des morceaux, imagine des arrangements, pendant que Vanda prépare des omelettes aux truffes –  » d’été, on n’avait pas les moyens pour autre chose  » ( rires). Sur la chaîne hi-fi, Caymmi leur raconte que, certes,  » la vie n’est pas un jardin de roses « , mais qu’en l’acceptant, elle peut être plus douce. Une forme de lâcher prise que l’âge et les gamelles accumulées autour de l’existence ont rendu certainement nécessaire. Longtemps, Lio comme Jacques Duvall ont joué l’artifice pop. Aujourd’hui, à respectivement 55 et 65 ans, l’une et l’autre ne pensent plus à fuir la réalité en tenant la pose rock’n’roll : ils préfèrent l’affronter à découvert.  » Soyons honnêtes, le fantasme rock’n’roll, je suis tombé à pieds joints dedans, comme tous les garçons du même endroit, de la même époque. Mais ce serait quand même effarant de vouloir rester ado toute sa vie. Personnellement, à un moment, c’est comme si j’avais explosé en plein vol. Je me suis senti très mal. J’ai mis du temps avant de réaliser pourquoi. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus fasciné par quelqu’un comme Leonard Cohen, qui venait de cette culture, mais avec un propos qui ne cédait pas au cliché. Quelque part, à mon âge, j’ai envie de devenir un adulte.  » Jacques Duvall sourit. Mieux vaut tard que jamais…

Lio canta Caymmi, distr. Crammed.

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