Les déjections animales sont une des sources principales de la production d'ammoniac. © PHILIPPE HENRY/GETTY IMAGES

La grande opacité belge sur les émissions d’ammoniac des exploitations agricoles

Le Vif

Dans le cadre d’une enquête journalistique paneuropéenne, Le Vif/L’Express a investigué les émissions d’ammoniac d’exploitations agricoles belges. Consultables en ligne, ces données sont toutefois anonymisées. Un manque de transparence en contradiction avec les exigences que l’Europe s’est fixées en matière d’accès à l’information et de protection de l’environnement et de la santé.

En 2015, 64 élevages porcins et de volailles belges ont émis chacun plus de dix tonnes d’ammoniac dans le cadre de leurs activités, selon le registre E-PRTR (European Pollutant Release and Transfer Register), tenu par l’Agence européenne pour l’environnement. Soit 1 311,8 tonnes d’ammoniac au total. Parmi ces 64 exploitations agricoles, 20 sont situées en Flandre et 44 en Wallonie. Les élevages wallons sont responsables de 79 % des émissions rapportées : tandis que les fermes du nord du pays ont émis 274,1 tonnes d’ammoniac en 2015, les wallonnes, elles, ont en émis 1 037,7. L’élevage wallon le plus polluant a émis 105 tonnes d’ammoniac, soit plus de dix fois le seuil de reporting du registre.

Tout comme le nitrate, l’ammoniac (NH3) est un composé d’azote qui joue un rôle important dans le cycle naturel de celui-ci. Dans le sol, l’ammoniac est transformé en nitrites, puis en nitrates, dont se nourrissent les plantes. Malheureusement, l’ammoniac est aussi un polluant de l’air à l’odeur âcre, dont la principale source est l’agriculture : en 2014, celle-ci représentait près de 90 % des émissions d’ammoniac en Wallonie, selon l’Agence wallonne de l’air et du climat (Awac). La production d’ammoniac par le secteur agricole a deux sources principales : l’utilisation d’engrais chimique et les déjections animales. La présence d’ammoniac dans l’air peut contribuer au développement de diverses maladies respiratoires, que l’on peut retrouver chez les éleveurs, leurs employés, les riverains et les animaux d’élevage eux-mêmes.

Si le citoyen doit avoir accès à ces informations, pourquoi sont-elles confidentielles ?

L’objectif du registre E-PRTR, en rendant publiques notamment les informations liées à une série de gaz polluants émis par des installations industrielles en Europe, est de faciliter l’accès aux informations, tant pour les politiques que pour les citoyens, et d’alimenter le débat public. Or, les noms des élevages porcins et de volailles déclarés auprès du registre, tant au nord qu’au sud du pays, sont gardés confidentiels. La Flandre est néanmoins plus transparente que la Wallonie : en plus des codes postaux, des villes et des coordonnées géographiques, l’adresse complète des exploitants agricoles est renseignée – sauf leur nom, qui est caché.

En France, tout comme en Allemagne, en Italie, en Pologne, au Danemark et aux Pays-Bas, les noms des exploitants sont publiés et visibles par tout utilisateur de l’E-PRTR. En revanche, en Autriche, notre collègue journaliste s’est également heurté à un mur : aucune donnée disponible pour les émissions d’ammoniac d’élevages porcins et de volailles autrichiens en 2015. Mais l’enquête ne s’arrête pas là : Le Vif/L’Express s’est intéressé aux installations IPPC/IED. IPPC est l’acronyme d’Integrated Pollution Prevention and Control, qui désigne une directive européenne de 1996, mise à jour en 2008, selon laquelle les Etats membres doivent, entre autres, mettre en place un système de permis octroyés aux exploitations industrielles d’une certaine taille. IED signifie Industrial Emissions Directive, qui devait être transposée en 2013 au sein des Etats membres. La directive IED a mis à jour les normes décrites dans la précédente directive.

Confidentialité à géométrie variable

Selon la Commission européenne, il y a près de 50 000 installations IPPC/IED en Europe. Parmi celles-ci figurent les élevages intensifs qui disposent de  » plus de 2 000 emplacements pour les porcs de production (de plus de 30 kg) « , de  » plus de 40 000 emplacements pour les volailles « , ou qui élèvent des  » porcs avec plus de 750 emplacements pour les truies « . La liste de ces installations et des permis correspondants est publiée par le Service public de Wallonie soit, au total, 75 installations dans le sud du pays. Grâce à ces permis, il est possible de connaître le nombre d’animaux d’élevage, la description des bâtiments et des systèmes de stockage des effluents, la distance séparant l’exploitation agricole des maisons environnantes, etc.

Le public est également consulté dans le cadre de l’octroi de ces permis : les riverains ont donc voix au chapitre et peuvent faire part de leurs doléances. Une des idées maîtresses de la directive IED est d’ailleurs de rendre les informations, collectées sur ces installations, accessibles à tous. D’où la création, via un règlement européen spécifique, de la base de données E-PRTR qui contribuerait  » à la prévention et la réduction de la pollution, en communiquant des données aux décideurs et en facilitant la participation du public au processus décisionnel en matière environnementale « , selon la Commission européenne. Mais si le citoyen doit avoir accès à ces informations, pourquoi sont-elles confidentielles ?

Légalement, les Etats membres doivent faire part des niveaux d’émissions auprès de l’Agence européenne de l’environnement, mais les noms des élevages peuvent être anonymisés pour des raisons de protection des données.  » Le choix de la Région wallonne était de ne pas révéler le nom des agriculteurs dont les sites d’exploitation sont localisés. On veut protéger la vie privée des éleveurs « , explique Marianne Petitjean, directrice au département des permis et autorisations du SPW Environnement.

Notre enquête démontre l’aberration de ce système. En effet, bien que les noms des élevages soient confidentiels dans l’E-PRTR, les adresses de celles qui sont situées en Flandre sont, elles, renseignées. De plus, les coordonnées géographiques des élevages sont également visibles. En croisant ces informations (disparates et imprécises) avec celles, plus concrètes, des registres IPPC wallon et flamand, Le Vif/L’Express a pu identifier quelques élevages. Ces informations ne donnent qu’un aperçu des émissions d’ammoniac par les exploitations agricoles belges. Mais ce sont les plus polluantes d’entre elles.

C'est à Ploegsteert, en province de Hainaut, que se trouve l'exploitation qui a émis le plus d'ammoniac.
C’est à Ploegsteert, en province de Hainaut, que se trouve l’exploitation qui a émis le plus d’ammoniac.© FLORIAN VAN EENOO/PHOTO NEWS

Comines-Warneton, championne des émissions

Selon notre analyse, la ferme qui a émis le plus d’ammoniac en Belgique en 2015 (105 tonnes) est l’élevage à Ploegsteert de Taveirne SA, qui a suscité une levée de boucliers des riverains l’an dernier dans le cadre de l’extension de l’exploitation. Ploegsteert est un village situé sur la commune de Comines-Warneton, à la frontière de la Flandre et de la France. Taveirne a déclaré trois installations IPPC auprès du Service public de Wallonie : l’une pour 10 100 porcs à Ploegsteert, la deuxième pour 7 848 porcs sur son site de Warneton et la troisième pour 6 965 porcs, à Comines – soit près de 25 000 porcs destinés à l’engraissement, en plus du reste du cheptel. Dans un permis de 2017, octroyé pour le site de Ploegsteert, Taveirne s’engageait à coupler à la construction de nouvelles porcheries, un système de traitement de l’air qui réduirait les émissions d’ammoniac à neuf tonnes par an – soit en dessous du seuil de reporting de l’E-PRTR.

Le deuxième élevage wallon le plus polluant en ammoniac, avec 46,6 tonnes en 2015, est voisin de Taveirne SA : la Société de la Munque SA, elle aussi localisée à Ploegsteert, qui a obtenu son permis IPPC en 2009. Le Conseil wallon de l’environnement pour le développement durable avait alors remis un avis consultatif qui déplorait  » les concentrations trop élevées de nitrates dans les eaux souterraines (moyenne de 90 mg/l avec pics de 176, 205, 285 mg/l).  » La concentration maximale légale est de 50 mg/l. D’autre part, la Société de la Munque s’engageait, dans le cadre de l’obtention du permis, à bâtir  » une nouvelle porcherie équipée d’un traitement d’air  » pour 6 900 porcs d’engraissement et 1 500 porcelets – un projet qui sera revu à la baisse, avec 3 276 porcs et 1 500 porcelets acceptés par la cellule IPPC, qui notera :  » Le projet doit être revu en ce qui concerne notamment les moyens ou techniques de limitations des émissions atmosphériques.  »

A la lecture des permis, les installations de systèmes de lavage d’air au sein des élevages semblent être privilégiées ces dernières années. Ces systèmes, correctement maintenus, réduiraient de 70 % la présence d’ammoniac dans les émissions, selon les facteurs d’abattement de référence utilisés par l’Awac. Dans certains cas, ils permettraient aux éleveurs de rester en dessous du seuil des dix tonnes d’ammoniac utilisé par la base de données E-PRTR. Ils réduisent aussi les odeurs émanant des élevages. Cependant, en 2016, seuls 8,5 % du cheptel porcin wallon était  » considéré comme géré dans un bâtiment avec lavage d’air « , selon une note de synthèse disponible sur le site du SPW Energie, qui souligne également le coût d’investissement et de maintenance de ces installations pour les éleveurs. De plus, le système doit être relié au bâtiment d’exploitation ; or, les élevages sont parfois répartis sur différents sites.

Quatre autres élevages porcins établis à Comines-Warneton sont repris dans l’E-PRTR, selon notre analyse : Germain Bordeau (27,7 tonnes d’ammoniac émises en 2015), Wivine Taillieu (20,3 tonnes), Luc Luyssen (17,6 tonnes) et Marc et Steven Deprez (16 tonnes). Mais les élevages de volailles sont, eux aussi, concernés : OEufontaine, une entreprise de Fontaine-l’Evêque, a produit 38,3 tonnes d’ammoniac en 2015. Francis et Aurélien Huberty, à Neufchâteau, 31,6 tonnes. Selon le registre IPPC wallon, le groupement Huberty possède 160 000 emplacements pour poules pondeuses.

Reporting morcelé

Notre enquête révèle également une autre limite du registre européen :  » Les émissions d’ammoniac sont calculées par rapport au site d’exploitation, précise Marianne Petitjean. Les coordonnées géographiques publiées sur le site de l’E-PRTR sont celles des sites d’exploitation où se trouvent les animaux d’élevage. Une même société peut avoir plusieurs sites.  »

C’est le cas d’Arkova, un éleveur porcin d’Ardooie, en Flandre occidentale. Arkova liste 24 adresses différentes auprès de la Banque-Carrefour des entreprises. Dans l’E-PRTR, l’élevage est listé pour cinq sites de production différents, totalisant 80,8 tonnes d’ammoniac pour 2015. Arkova est donc deuxième sur notre liste d’exploitations agricoles polluantes. La société fait partie du groupe Danis, producteur de viande et d’aliments pour animaux. Stefaan Lambrecht, l’époux de la fille du fondateur du groupe Danis, est administrateur d’Arkova et d’Agriporcs, un élevage porcin de Faimes listé dans l’E-PRTR avec 28,1 tonnes d’ammoniac émises en 2015. Agriporcs avait une capacité de 1 512 truies en 2004, selon le registre IPPC wallon.

Des émissions estimées, pas mesurées

Un dernier obstacle se présente aux utilisateurs de l’E-PRTR : les émissions qui y sont rapportées pour les élevages porcins et de volailles sont calculées en fonction de facteurs d’émission. Parmi ceux-ci : le nombre d’emplacements pour animaux, le type d’étables, de litières, la présence d’un système de nettoyage de l’air… Les émissions d’ammoniac des élevages ne sont donc pas mesurées sur site, mais estimées. Dans les autres exploitations industrielles IPPC/IED, ces émissions doivent être mesurées au niveau des cheminées.

Bien que l’Agence européenne pour l’environnement publie des informations sur l’ensemble des Etats membres de l’UE, ce sont les ministères régionaux qui sont chargés d’effectuer la surveillance des polluants émis par les exploitations agricoles belges. La Belgique doit à la fois respecter les directives européennes de diminution d’émissions d’ammoniac (pour 2030, -13 % de ses émissions par rapport à 2005) entre autres gaz polluants, mais aussi les objectifs internationaux fixés par le protocole de Göteborg. Dans ce cadre, c’est l’Awac qui est chargée de calculer les émissions des exploitations de porcins et de volailles, qui sont ensuite publiées dans la base de données E-PRTR. Ces inventaires servent également pour le reporting dans le cadre de la directive National Emission Ceilings (NEC) de 2016 qui est en cours de transposition en Belgique dans le cadre du Plan air-climat-énergie 2030.

En juillet, le gouvernement wallon devrait publier une première version de ce plan, qui sera l’objet d’une enquête publique. La publication des noms des élevages agricoles les plus polluants donnerait aux citoyens des informations utiles quant aux risques auxquels ils sont exposés, afin de se saisir de ce débat.

Par Delphine Reuter.

Un article de Delphine Reuter, avec Mark Lee Hunter (France), Stefan Wehrmeyer (Allemagne), Nils Mulvad (Danemark), Matteo Civillini (Italie), Benedikt Narodoslawsky (Autriche), Patryk Szczepaniak et Julia Dauksza (Pologne) et Luuk Sengers et De Groene Amsterdammer (Pays-Bas).

La pollution à l’ammoniac dans le monde

Evolution de la concentration de l'ammoniac dans l'atmosphère entre 2002 et 2016.
Evolution de la concentration de l’ammoniac dans l’atmosphère entre 2002 et 2016.© SOURCE : UNIVERSITÉ DU MARYLAND

Il y a un peu plus d’un an, l’université du Maryland a publié la première carte mondiale des émissions d’ammoniac. Les chercheurs américains ont utilisé les données recueillies de 2002 à 2016 par le satellite Aqua, de la Nasa, l’ammoniac étant un gaz (NH3) impossible à mesurer depuis le sol. Verdict de la carte : les émissions d’ammoniac s’observent principalement dans les régions où l’agriculture est intensive et où les élevages sont importants.

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