Thierry Fiorilli

« Mai 68, Damso et Ken Loach »

Thierry Fiorilli Journaliste

Il est toujours difficile, et hasardeux, d’écrire l’histoire au moment où elle se fait. Début juin 1968, dans Le Monde diplomatique, Guy Michaud s’interrogeait ainsi, déjà, sur la nature profonde des événements alors en cours, en Occident, et qui allaient entrer dans l’histoire sous l’appellation « Mai 68 ». Révolte ou révolution ?

Le professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Nanterre écrivait que  » quelle que soit l’issue de la bataille engagée actuellement en France, on peut tenter du moins de situer dans sa véritable perspective le mouvement étudiant et d’en dégager la signification provisoire, quitte à faire de nouveau le point lorsque la page sera tournée « . Il rappelait aussi qu’  » aux yeux de l’historien, une révolution manquée n’est qu’une émeute « . Que  » dans la bouche d’un pouvoir réactionnaire, il est normal de qualifier d’émeute les signes précurseurs d’une révolution « . Et qu' » il ne saurait y avoir de véritable révolution économique et sociale sans que celle-ci soit accompagnée d’une révolution culturelle, c’est-à-dire d’abord d’une révolution des consciences et d’une profonde transformation de l’homme « .

Aujourd’hui encore, la question n’est pas tranchée.  » Mai 68, révolte ou révolution ?  » Les deux, en fait, si on s’en remet au Larousse : ces événements relèvent de la révolution ( » changement brusque, d’ordre économique, moral, culturel, qui se produit dans une société « ) et de la révolte ( » action menée par un groupe de personnes qui s’opposent ouvertement à l’autorité établie et tentent de la renverser « ).

A vrai dire, le fait même que les partisans du retour à l’autoritarisme ne cessent de désigner Mai 68 comme la cause de tous nos  » maux  » (laxisme, estompement des normes, des droits plus nombreux que les devoirs, multiculturalisme…) prouvent que ces semaines-là furent bien plus déterminantes que ne l’auraient été de simples émeutes. Leur impact, heureux ou désolant, se ressent d’ailleurs encore et toujours, un demi-siècle plus tard.

Impossible désormais de célébrer un artiste sans s’assurer de l’honorabilité totale de ses propos

Les traces que laissera  » l’affaire ULB – Ken Loach  » seront d’une dimension bien moins universelle. Mais elles pourraient faire de 2018 l’année où différentes autorités ont découvert la puissance des polémiques lorsqu’un artiste en est le coeur. Ainsi, sauf rebondissement, l’Université libre de Bruxelles décernera, ce 26 avril, le titre de docteur honoris causa à Ken Loach, mais dans un contexte empoisonné. Une décision fort contestée, à cause de positions politiques claires du réalisateur britannique (de gauche et anti-Israël) comme de discours ambigus (sur l’Holocauste et l’histoire  » dont il faut débattre « ).

L’ULB n’imaginait pas le tollé, les divisions, les malaises et les amalgames provoqués par son choix. Tant dans les milieux académiques, les cercles culturels que les médias. On a ainsi constaté, avec consternation, combien il est toujours quasiment impossible de critiquer les politiques menées par l’Etat hébreu sans être accusé d’antisémitisme, combien il est toujours quasiment impossible pour les inconditionnels de l’oeuvre d’un artiste de réprouver ses actes ou ses opinions de citoyen, combien il est toujours quasiment impossible pour certains commentateurs de ne pas déceler dans une controverse le poids de  » lobbys  » ou la marque d’un extrême, qu’il soit de droite ou de gauche.

Combien aussi, pour une institution (l’Union belge de football l’a expérimenté avec  » l’affaire Damso « , cette année déjà), il est désormais impossible de célébrer un artiste sans s’assurer de l’honorabilité totale de ses propos. Autant de réalités qui exigent, si pas une révolution des consciences, à tout le moins leur profonde et rapide évolution. Mais il est toujours difficile, et hasardeux, d’écrire l’histoire au moment où elle se fait.

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