Le nouveau bâtiment du MAD devrait finalement coûter près de dix millions d'euros. Une somme qui en fait grincer plus d'un. © HATIM KAGHAT/ID PHOTO AGENCY

Pourquoi les 20 millions de subsides reçus par le M.A.D. font grincer des dents

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Vingt millions d’euros : tel est le montant des subsides reçus par le Centre bruxellois de la mode et du design depuis sa création, il y a sept ans. Pour faire quoi ? Tout le secteur se pose la question. Entre soupçons de gaspillage et mécontentement généralisé, quelque chose ne tourne pas rond au MAD.

Une petite fête ? Un grand gâteau ? Ce n’est pas l’envie qui lui manquait. Mais le MAD ne marquera finalement pas le coup pour le premier anniversaire de son bâtiment, inauguré il y a pile un an, le 20 avril 2017. Histoire de ne pas déjà renier ses bonnes résolutions, annoncées dans son dernier rapport d’activités :  » Mettre l’accent sur les acteurs du secteur de la mode et du design bien plus que sur le MAD lui-même.  » L’humilité de celui qui a déjà beaucoup reçu. Et qui donne l’impression de ne pas avoir suffisamment rendu.

Morceaux (anonymes) choisis :  » Le MAD s’occupe de lui-même et pas de faire grandir les entreprises bruxelloises.  »  » Les répercussions pour les créateurs, c’est zéro.  »  » Je ne comprends pas ce qu’ils font !  »  » Je m’étonne qu’il y ait autant d’argent derrière ça, sans obligation de résultat.  »  » Ça manque de professionnalisme, malgré l’utilisation de fonds publics.  »  » J’ai l’impression qu’on brasse de l’air.  »  » Je n’ai pas trouvé d’aide concrète, le MAD était beaucoup plus dans l’organisation d’événements, dans le paraître.  »  » La mayonnaise ne prend pas.  »  » C’est une coquille vide.  »  » Leur mission n’est pas très claire. Ils veulent défendre les créateurs bruxellois. Mais pour ça, il faut des idées !  » Pas une fête ou un gâteau…

Je m’étonne qu’il y ait autant d’argent derrière ça, sans obligation de résultat

Joyeux anniversaire quand même. A quelques exceptions près ( » Mes premiers contacts ont été chaotiques, mais j’ai l’impression que les choses sont en train de se mettre en place.  »  » C’est normal de susciter des jalousies.  »  » Même si j’entends des échos négatifs, moi, je suis satisfait. « ), personne ne fait de cadeau au Centre bruxellois de la mode et du design, de son nom complet. Sauf les pouvoirs publics qui, depuis la création de l’asbl, fin 2010, lui ont offert pas moins de 20,3 millions d’euros de subsides. Cela fait cher le mécontentement quasi généralisé dans le secteur. Mécontentement qui, au-delà des jalousies, querelles d’ego et rivalités, se cristallise justement autour de cette question : que fait le MAD de tous ses millions ?

Créateurs et designers regrettent, notamment, de devoir payer pour utiliser des locaux du bâtiment ou pour pouvoir participer aux Mad Fashion Sales.
Créateurs et designers regrettent, notamment, de devoir payer pour utiliser des locaux du bâtiment ou pour pouvoir participer aux Mad Fashion Sales.© ALYSON POLDERMAN/REPORTERS

Un chantier plus cher que prévu

Une partie de la réponse se trouve dans les murs de son nouveau siège bruxellois de la place du Nouveau Marché aux grains. Celui dont on n’ose célébrer la première année d’existence. Parce qu’avec son architecture blanche et dépouillée, il donne déjà l’image d’un  » indécent écrin « , comme le décrivait récemment Le Soir. Parce que sa rénovation a coûté 8,5 millions, à la place des sept annoncés. Parce que la facture pourrait s’alourdir de 1,3 million supplémentaire, montant des compensations réclamé par l’entrepreneur. La Ville de Bruxelles a refusé, une concertation à l’amiable est en cours.

Parce que le MAD reçoit chaque année de plus en plus d’argent, en provenance de la Ville, de la Région, de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de l’Europe. En 2017, l’asbl a encaissé 2,24 millions de subsides pour ses frais de fonctionnement, contre 197 500 euros en 2011. L’entretien de nouveaux locaux, ça se paie, tout comme une équipe passée en six ans de 2,1 à 18,5 équivalents temps plein. L’année dernière, il aura fallu un peu plus d’un million pour honorer les salaires et 209 000 euros pour s’acquitter des charges de fonctionnement.

 » Est-ce que cet argent ne serait pas mieux utilisé pour des hôpitaux, des écoles ? En fait, c’est d’abord un projet de prestige « , regrette un administrateur.  » On dépense pour faire de l’image, pas du contenu « , soutient un autre, qui a le salaire de la directrice, Alexandra Lambert, en ligne de mire : 6 475 euros brut (en 2015), plus une Smart Cabrio de société.  » Je ne connais aucune asbl culturelle où le directeur bénéficie d’une voiture de fonction !  »  » Alexandra Lambert au MAD, c’est comme Yves Goldstein (NDLR : ancien chef de cabinet du ministre- président bruxellois socialiste Rudi Vervoort) au musée Citroën : du sur- mesure pour satisfaire une ambition personnelle « , grince un politique.

Zéro soutien politique ?

La styliste Linda Van Waesberge, consultante créative et administratrice de l'asbl.
La styliste Linda Van Waesberge, consultante créative et administratrice de l’asbl.© CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE

 » Je réfute ces accusations de prestige « , se défend l’intéressée, qui certifie que son salaire  » n’a pas été augmenté depuis douze ans (NDLR : lorsqu’elle était fonctionnaire), malgré la charge de travail et les responsabilités accrues.  » Ce centre, elle l’avait effectivement en tête  » depuis l’âge de 20 ans « .  » J’étais déjà passionnée de mode et de design. J’avais même défilé à La Cambre pour une amie « , raconte cette diplômée en économie, qui a fait carrière au sein de cabinets politiques et de l’administration bruxelloise. Oui, elle a monté cette asbl, notamment grâce à son expérience des dossiers européens Feder. Mais  » avec zéro soutien politique « , assure-t-elle. Pas même celui de Frédéric Delcor (PS), secrétaire général de la Fédération Wallonie-Bruxelles, dont elle était alors la compagne. Des fonctionnaires se souviennent pourtant avoir reçu un coup de fil de leur grand patron pour comprendre pourquoi telle exposition n’avançait pas dans le sens souhaité par Alexandra Lambert.

Ce n’est pas non plus par amitié que le bourgmestre de Bruxelles, Philippe Close (PS), à l’époque toujours échevin de la culture et du tourisme, a décidé de soutenir le projet. Mais par  » volonté de chercher de nouvelles industries  » et  » d’assurer le côté international et créateur  » de la capitale.  » Puis, ajoute-t-il, on peut critiquer Alexandra Lambert ou Yves Goldstein, mais devant un dossier Feder, il leur faut 10 secondes pour comprendre « . C’est ainsi que la Ville est devenue le principal pouvoir subsidiant de l’asbl (915 000 euros octroyés en 2017) sur le budget… tourisme. Car le MAD  » contribue au rayonnement des créateurs bruxellois et assure la position de Bruxelles sur la carte des villes de mode et de design « , selon la porte-parole de l’actuelle échevine en charge de cette compétence, Karine Lalieux (PS). Tant pis si les touristes ne s’y bousculent pas.

Après tout, ce n’est pas un musée, même s’il lui arrive d’organiser des expositions. Son rôle est d’abord d’accompagner les créateurs et designers dans leur développement économique (élaboration d’un business plan, d’une stratégie internationale, coaching…) Entre autres.  » Beaucoup d’actions positives sont menées, décrit Linda Van Waesberge, consultante créative et administratrice de l’asbl. Sauf que personne ne le sait. Il y a un grand manque de communication. Peut-être faudrait-il aussi faire moins et définir des priorités.  »

Benoît Cerexhe, Philippe Close et Alexandra Lambert, lors du lancement, en mars 2012, du Centre bruxellois de la mode et du design.
Benoît Cerexhe, Philippe Close et Alexandra Lambert, lors du lancement, en mars 2012, du Centre bruxellois de la mode et du design.© DAÏNA LE LARDIC/ISOPIX

Manque de vision

Tout le monde le reconnaît, Alexandra Lambert excelle dans la constitution de dossiers pour décrocher des financements publics. Mais 15 000 euros pour un projet de customisation de vélos, 74 000 euros du ministère de la Culture pour soutenir les designers en résidence, 130 000 euros de la Région pour promouvoir l’écodesign, etc. peuvent donner l’impression que le MAD ne vit que par et pour les subsides, sans avoir de vision propre.  » Le Centre fonctionne un peu comme un ministère, alors que la mode est faite de petits indépendants et de grandes boîtes qui ont un autre rythme. Ces deux mondes donnent l’impression de se croiser et ça ne marche pas « , relève Sonja Noël, qui entend s’exprimer comme propriétaire de la boutique Stijl et non comme administratrice de l’association.

Beaucoup d’actions positives sont menées. Mais personne ne le sait

 » La structure s’est institutionnalisée et je trouve que le budget de fonctionnement de ce paquebot pose question. Avant le MAD, il y avait Modo, une asbl qui fonctionnait avec un budget riquiqui – 100 000 euros par an – mais qui donnait l’impression d’en faire plus directement pour le secteur « , estime un observateur avisé. Les 140 000 euros de bourses directes, à répartir entre une dizaine de créateurs, semblent bien faibles par rapport au budget annuel global. Et à ce que beaucoup considèrent comme des dépenses inutiles ou du gaspillage. Des jurés rémunérés pour leur participation (ce qui serait inhabituel), un livre sur les métiers du secteur qui n’a jamais été distribué en librairie, un nouveau site Web alors que l’ancien avait moins de deux ans…

Didier Vervaeren, ancien directeur artistique, est parti du MAD avec fracas.
Didier Vervaeren, ancien directeur artistique, est parti du MAD avec fracas.© THOMAS SWEERTVAEGHER/ID PHOTO AGENCY

 » Avant un événement à l’étranger, des salariés du MAD partent parfois dix jours sur place en repérage ! Alors qu’avec cet argent-là, on pourrait donner une bourse à un créateur pour qui ça ferait toute la différence « , soupire une créatrice. Cet autre acteur du secteur se souvient d’une mission royale de dix jours à Tokyo en 2016, où Alexandra Lambert n’a  » été vue que dans l’avion et lors de la visite de la reine « , passant la majorité de son temps à visiter des ateliers de graveurs de Perfecto en cuir avec son compagnon, l’artiste Fred Brival (Attax de son nom de scène), qui avait également fait le voyage.  » J’ai assuré tous mes rendez-vous professionnels au Japon « , conteste Alexandra Lambert. Qui n’ignore pas les critiques concernant Strokar, l’asbl qu’elle a fondé avec Fred Brival pour promouvoir le street art et qui a également obtenu plusieurs subsides publics (46 000 euros en 2016, pour un chiffre d’affaires de 1 600 euros).  » Je veille complètement à ce que ces deux activités soient indépendantes. Il n’y a aucune activité de Strokar au MAD, aucune facture qui créerait la confusion et je prends congé quand je dois m’en occuper.  »

Plusieurs créateurs et designers reprochent par ailleurs de devoir payer pour utiliser le bâtiment, par exemple pour réaliser un shooting.  » Alors que c’est une structure subsidiée ! C’est comme ça qu’on soutient les jeunes qui se lancent ?  » s’insurge l’un d’eux.  » Si on veut participer aux Mad Fashion Sales (NDLR : ventes de pièces de créateurs organisées deux fois par an), il faut débourser, déplore un autre. Et ce n’est pas bon marché, genre 250 euros.  » Une autre, encore :  » Je les ai contactés pour obtenir des conseils et des contacts puis, au fur et à mesure, je recevais des factures ! 50 euros l’heure. Personne ne m’avait mise au courant. Pour participer à une de leurs conférences, pareil, c’est payant. Ils sont quand même subventionnés et censés être là pour nous…  »

Pour Sonja Noël (boutique Stijl),
Pour Sonja Noël (boutique Stijl),  » le Centre fonctionne un peu comme un ministère « .© ANTOINE LORGNIER/BELGAIMAGE

Gare aux râleurs !

 » Nous ne sommes pas un organisme de subvention, recadre Dominique Junne, directrice adjointe. Peut-être y a-t-il une certaine insatisfaction parce que nous suscitons des espoirs sur des choses que nous ne faisons pas.  » Le Centre s’attelle actuellement à clarifier ses missions et revoit sa politique de communication.  » Il faut quand même se méfier des râleurs, glisse Marion Beernaerts, designer industriel et professeure à La Cambre, qui participe aux assemblées générales de l’asbl. Certains deviennent des enfants gâtés et attendent tout du MAD pour les sauver de la mouise ambiante, alors que c’est à eux de jouer.  » Cette observatrice n’a  » pas toujours pensé ça « , mais a l’impression que le MAD atteint une vitesse de croisière positive, une vision, même si cela l’a  » agacée  » de voir tout l’argent qu’il a fallu pour en arriver là.  » Ils ont pris des claques et comprennent qu’ils faut s’entourer de gens compétents. Même si on ressent encore une certaine frilosité de la part des « bons », parce qu’avant cela a été tout et n’importe quoi.  »

Parce qu’aussi, les collaborations se sont souvent mal terminées. Plusieurs administrateurs représentant le secteur ont claqué la porte, d’autres y réfléchissent. Didier Vervaeren et Danny Venlet, directeurs artistiques jusqu’en 2016, sont partis avec fracas. Francine Pairon et Françoise Foulon, figures reconnues respectivement de la mode et du design, ne sont pas restées longtemps au sein du  » comité des sages « , qui avait été constitué. La seconde a toutefois accepté de refaire partie d’une structure de conseil, avec trois autres personnalités renommées.

 » Il y a une frustration du secteur et nous devons l’entendre, reconnaît Philippe Close. Nous sommes actuellement au milieu du gué. Un projet comme celui-là se monte en quinze ou vingt ans, pas en cinq. Il faut avoir l’honnêteté de le dire.  » Pendant ce temps-là, il pleut toujours dans les classes de La Cambre. Pendant ce temps-là, les faillites s’enchaînent dans le secteur. Pendant ce temps-là, même les grands noms ont du mal à tenir. Dommage qu’en sept ans et plus de vingt millions, le MAD n’ait pas (encore) pu y faire quelque chose.

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