Le pavillon américain de l'Expo attire les foules. © MICHAEL ROUGIER/GETTY IMAGES

L’Expo 58, nid d’espions ?

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Tout romancier ou scénariste de BD qui prend l’Expo 58 pour cadre de son récit ne résiste pas à la tentation de faire du grand rendez-vous bruxellois le hot spot des espions de l’Est et de l’Ouest. Mythe ou réalité ?

Parodie d’entente cordiale entre Etats et régimes antagonistes, l’Expo 58 a-t-elle été un nid d’espions de tout poil ? A lire les romans et les BD dont les auteurs ont pris pour cadre la fiesta bruxelloise, c’est une évidence. Dans Expo 58, de Jonathan Coe (Gallimard, 2014), la petite scène du plateau du Heysel prend des allures d’auberge espagnole où se mêlent fonctionnaires internationaux et agents secrets. Plongé au coeur d’intrigues qui le dépassent, le jeune héros, en charge de la logistique du pavillon britannique, sympathise avec un journaliste soviétique qui pose des questions à la manière du KGB et est suivi par un duo d’espions vêtus d’impers, cousins anglais des Dupondt, en plus rusés.

Dans Les Sarcophages du 6e continent, une aventure de Blake et Mortimer scénarisée par Yves Sente et dessinée par André Juillard (Dargaud-Lombard, 2003 et 2004), des extrémistes en lutte contre l’Occident tentent de saboter l’Expo 58 avec l’aide d’agents soviétiques. Sortie tout récemment, une autre BD, Sourire 58, de Patrick Weber et Baudouin Deville (Anspach, 2018), raconte l’histoire d’une hôtesse d’accueil de l’Expo précipitée malgré elle au coeur d’intrigues entre services secrets.

Le personnage du docteur Jivago a été immortalisé au cinéma par Omar Sharif, ici avec Julie Christie.
Le personnage du docteur Jivago a été immortalisé au cinéma par Omar Sharif, ici avec Julie Christie.© BELGAIMAGE

L’espion perd la boule

Alain Berenboom ne déroge pas à la règle dans son dernier roman policier, Expo 58, l’espion perd la boule (Genèse édition 2018, 272 p.) : son héros, le détective privé Michel Van Loo, est appelé, pour le compte du patron de la Sûreté belge, à jouer à l’espion sur le chantier de l’Expo. Sa mission ? Tenter de démasquer, au sein d’une commission technique de contrôle des travaux, le ou les  » agents d’une puissance étrangère hostile  » – l’Union soviétique est suspectée – qui utilisent leur couverture d’experts pour échanger des informations avec d’autres agents de renseignement d’origines diverses. L’auteur nous avoue que son récit repose sur des conjectures, non sur des faits, mais il le juge plausible :  » En pleine confrontation Est-Ouest, Bruxelles est, six mois durant, une capitale planétaire. Pour les espions du monde entier, l’occasion est trop belle de se retrouver dans ce petit espace où l’on peut circuler et se rencontrer librement, sans devoir montrer patte blanche. Plus de 40 pays exposent au Heysel leur savoir-faire, dont les Etats-Unis et l’URSS, grands rivaux sur la scène internationale.  »

L’Expo 58 a-t-elle réellement été un grand rendez-vous d’espions ? Dans les ouvrages consacrés à l’espionnage en Belgique et aux services secrets belges, les années 1950 ne sont pratiquement pas évoquées. Les premières grandes affaires mentionnées remontent aux années 1960 : le réseau  » Bulle d’air « , actif depuis 1961 et démantelé en 1965 (un ingénieur chimiste luxembourgeois domicilié à Ixelles travaillait pour les services de renseignement est-allemands) ; l’expulsion, en 1967, de plusieurs espions soviétiques, pour la plupart des membres du personnel de la compagnie Aeroflot, ou des journalistes de l’agence soviétique Tass.

L’Otan, cible principale

Dans Expo 58, roman de Jonathan Coe, fonctionnaires internationaux et agents secrets font bon ménage. La BD Sourire 58 nous plonge au coeur d'intrigues entre services secrets. Et le héros du dernier polar d'Alain Berenboom joue les espions sur le chantier de l'Expo.
Dans Expo 58, roman de Jonathan Coe, fonctionnaires internationaux et agents secrets font bon ménage. La BD Sourire 58 nous plonge au coeur d’intrigues entre services secrets. Et le héros du dernier polar d’Alain Berenboom joue les espions sur le chantier de l’Expo.

 » Bruxelles a sans nul doute été, en pleine guerre froide, un hot spot de l’espionnage international « , estime le journaliste Kristof Clerix (Knack), auteur d’ouvrages sur les activités des services secrets en Belgique.  » Toutefois, la capitale belge est surtout devenue un nid d’espions à partir de 1967, quand l’Otan y déménage son siège opérationnel et politique.  » Lors du conseil des ministres du 21 avril de cette année-là, le gouvernement belge tire la sonnette d’alarme :  » Bruxelles étant devenu un lieu central du monde occidental, nous devons l’empêcher de devenir aussi un important centre d’espionnage.  »

Les centaines d’espions du KGB et des services de renseignement des autres pays du Pacte de Varsovie opèrent alors à Bruxelles sous couverture diplomatique, ou comme businessmen, lobbyistes et journalistes. Pendant plusieurs années, la Stasi est-allemande réussit à infiltrer le QG de l’Alliance, à Evere. Dès la fin des années 1960, les institutions européennes deviennent, elles aussi, une cible de choix pour les espions étrangers, d’autant que la Commission européenne ne prend pas de mesures de contre-espionnage avant la fin des années 1980 et que le Conseil ne suit le mouvement que depuis l’an 2000.

L' »affaire Jivago »

Dans Expo 58, roman de Jonathan Coe, fonctionnaires internationaux et agents secrets font bon ménage. La BD Sourire 58 nous plonge au coeur d'intrigues entre services secrets. Et le héros du dernier polar d'Alain Berenboom joue les espions sur le chantier de l'Expo.
Dans Expo 58, roman de Jonathan Coe, fonctionnaires internationaux et agents secrets font bon ménage. La BD Sourire 58 nous plonge au coeur d’intrigues entre services secrets. Et le héros du dernier polar d’Alain Berenboom joue les espions sur le chantier de l’Expo.

Pour en revenir à l’Expo 58, elle a tout de même été le cadre d’une véritable affaire d’espionnage. Ce thriller a été raconté dans L’Affaire Jivago. Le Kremlin, la CIA et le combat autour d’un livre interdit (éditions Michel Lafon, 2015). Les auteurs, Peter Finn, journaliste au Washington Post, et Petra Couvée, traductrice, ont récupéré des documents de la CIA déclassifiés. L’histoire commence en 1956. Cette année-là, le grand poète russe Boris Pasternak confie à un éditeur italien son premier roman, Le Docteur Jivago, qu’il sait ne jamais pouvoir publier en URSS. Pour le régime totalitaire soviétique, c’est un acte de haute trahison.

Cette brûlante histoire d’amour d’un médecin russe au temps de la révolution bolchevique et de la guerre civile n’est pourtant ni une oeuvre polémique, ni une charge contre l’Union soviétique. Le personnage tchekhovien du docteur (immortalisé au cinéma par Omar Sharif, dans le film de David Lean sorti en 1965) est néanmoins effrayé par la folie des hommes et de l’idéologie.

La CIA à l’Expo 58

Dans Expo 58, roman de Jonathan Coe, fonctionnaires internationaux et agents secrets font bon ménage. La BD Sourire 58 nous plonge au coeur d'intrigues entre services secrets. Et le héros du dernier polar d'Alain Berenboom joue les espions sur le chantier de l'Expo.
Dans Expo 58, roman de Jonathan Coe, fonctionnaires internationaux et agents secrets font bon ménage. La BD Sourire 58 nous plonge au coeur d’intrigues entre services secrets. Et le héros du dernier polar d’Alain Berenboom joue les espions sur le chantier de l’Expo.

Sorti en 1957 en langues française, allemande, anglaise…, le best-seller attire l’attention de la CIA, qui y voit une arme de propagande culturelle susceptible de peser dans la guerre froide. Dans le plus grand secret, le service de renseignement américain décide de financer, à La Haye, la première édition en langue russe du roman. Il y a urgence : la CIA veut profiter de l’Expo 58 de Bruxelles pour distribuer un millier d’exemplaires du livre aux visiteurs soviétiques.

Impossible d’organiser la distribution au pavillon américain de l’Expo : ce serait dévoiler le rôle de la CIA. Celle-ci trouve un allié à proximité : l’imposant complexe du Saint-Siège, baptisé la  » Cité de Dieu « . Des officiels du Vatican et des catholiques belges y accueillent de nombreux citoyens soviétiques, attirés par Le Penseur de Rodin, prêté par le Louvre pour la durée de la foire. Parmi les Russes qui y reçoivent le livre, certains déchirent la jaquette, arrachent des pages pour les cacher dans leurs poches. Le roman entre ainsi secrètement en URSS et connaît un succès fulgurant à Moscou, où il passe de main en main. Epuisé, malade du coeur, Pasternak meurt dans la solitude en 1960, un an et demi après avoir décliné le prix Nobel de littérature. Des milliers de Russes assistent à ses funérailles, défiant le KGB pour lui rendre hommage. L' » affaire Jivago  » marque ainsi la genèse de la grande tradition russe de l’auteur dissident.

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