Le groupe mythique en concert à New York, en 1979. © Waring Abbott/getty images

Viva Abba

Une exposition londonienne décrypte le parcours triomphal des stars nordiques, via neuf pièces visitées en petits groupes. Pour une expérience intime pouvant rendre un rien claustro.

 » Qui parmi vous a eu la chance de voir Abba en concert ?  » Une fluette quinquagénaire s’avance, émoustillée :  » Moi, à Wembley ! Je me rappelle de tous les détails, de toutes les chansons, c’était magique. Si j’ai gardé le ticket ? Bien sûr !  » La guide assermentée en ronronne de plaisir. Bienvenue dans Abba Super Troupers (1), au Southbank Centre, multiplexe culturel à l’architecture brutaliste en bord de Tamise. Les sonates de Bach y voisinent l’annuel festival Meltdown aux curateurs renommés : David Bowie, Patti Smith, Robert Smith (en juin prochain) ou encore Jarvis Cocker, rock-star chanteur de Pulp dans les années 1990 et 2000. Amateur d’expériences transversales, Cocker a justement accepté d’incarner la voix off de l’exposition Super Troupers – titre inspiré de l’avant-dernier album du quatuor. Ce faisant, le quinqua ne fait pas seulement oeuvre d’autobiographie avouée : fan d’origine d’Abba, il ajoute une caution possiblement intellectualisante à une formation qui, trente-cinq ans après sa dissolution, ne bénéficie pas forcément de la reconnaissance d’un indéniable talent musical.

Il y a dans l’histoire d’Abba quelque chose qui tient de l’exorcisme, de la lumière jaillissant sur des temps sombres

Contrairement aux récentes expos sur Bowie, Pink Floyd ou les Stones ( lire page 77), la présente ne joue cette fois pas la démesure. Elle propose plutôt un dédale de neuf pièces plutôt étriquées incarnant la décennie triomphante des Suédois Agnetha Fältskog, Benny Andersson, Björn Ulvaeus et de la Norvégienne Anni-Frid Lyngstad. Cela se visite en groupe limité de seize personnes avec réservation en amont du ticket – 17 à 28 euros quand même. Sous la double direction, donc, de Jarvis Cocker dans les baffles d’une part et d’une guide, d’autre part : dans notre cas, une quadra visiblement illuminée par son sujet.

Un dédale de neuf pièces plutôt étriquées évoque la décennie triomphante d'Abba.
Un dédale de neuf pièces plutôt étriquées évoque la décennie triomphante d’Abba.© Victor Frankowski

Papier peint et exorcisme

En anglais dans le texte, nous voilà donc au sein de la (super)troupe de visiteurs – plus proche de l’âge de la pension que de celui du lycée – excitée à l’idée de pénétrer le Temple du soleil nordique. La première salle est, de fait, un trou noir éclairé d’une boule à miroirs. La bonne voix grave de Jarvis Cocker révèle alors qu’  » Abba est le plus grand groupe de l’histoire de la pop « , le plaçant comme troisième vendeur de disques de tous les temps (alors qu’une statistique réaliste pointerait plutôt la 12e place du classement). Les premiers non-Anglo-Saxons, en tout cas, ayant écoulé au moins cent millions de disques, quand même. La deuxième pièce de l’expo en explique sans doute les raisons, aussi bien dans son décor fripé que dans les infos distillées par une télé et des images d’époque. Ces ingrates seventies où la dépression vise le papier peint comme la société britannique tout entière, avec un socialisme vieillissant qui borde déjà le lit de l’imminent thatchérisme : dans ce contexte gris, Abba, c’est Vin Diesel, Bruce Willis plus deux playmates sauvant le monde du désespoir via une cure pop contagieuse. Le curateur, également décorateur de l’expo, Paul Denton précise :  » Au-delà de la musicalité évidente d’Abba, il y a des éléments communs à la situation de la Grande-Bretagne des années 1970 et celle qui existe aujourd’hui ! Non seulement par les conditions économiques du pays mais aussi par sa position face à l’Europe, et cette méfiance envers le continent qui s’est récemment traduite par le Brexit… Il y a dans l’histoire d’Abba quelque chose qui tient de l’exorcisme, de la lumière jaillissant sur des temps sombres. Et la volonté de donner du plaisir et du sourire aux gens.  »

L'occasion est donnée aux visiteurs  de
L’occasion est donnée aux visiteurs de  » massacrer  » les titres du quatuor.© Victor Frankowski

Bataille de Waterloo

On en arrive assez vite au moment christique : celui de l’Eurovision. Thème de la troisième pièce,  » suite  » reconstituée de l’hôtel de Brighton où la bande célèbre sa victoire le 6 avril 1974. Le trophée de ce soir-là, Waterloo, est un Oscar de pop bubble#gum. Refrains caoutchouteux aux harmonies angéliques, le 45-tours décroche une rafale de numéros 1 partout dans le monde et se vend à six millions d’exemplaires. Paul Denton analyse la victoire au-delà de la chanson, telle que ressentie en Grande-Bretagne :  » Cette époque incertaine des années 1970 s’incarnait dans des semaines de trois jours de travail seulement, parce que les mineurs étaient en grève. Donc, vu que l’électricité se coupait à 19 heures, les gens mangeaient aux chandelles. Pendant cette période difficile, 500 millions de spectateurs se sont rassemblés devant la télévision, et ont vu dans ce groupe glamour au titre irrésistible une connexion unique pour deux ou trois générations.  » On quitte la pièce incarnant l’Eurovision via une garde-robe (!) qui nous guide vers l’espace le plus incongru du parcours : une scène entourée d’arbres censés rappeler les forêts du Nord, histoire d’évoquer les débuts des quatre Abba, dans des groupes sixties ou en carrières solo peinant à démarrer. La rencontre en 1969 des deux compositeurs, les BB, avec leurs futures épouses vocalistes, les AA, provoque l’alchimie réussie d’un premier tube début 1973, le glam-rock simplet Ring Ring. Là comme ailleurs, la plupart des documents exhibés sont des répliques et non des originaux, à l’image parfois limite kitsch de l’expo, peu avare en couleurs criardes et mobilier – forcément – Ikea. Raccord, on le suppose, avec le look improbable des quatre protagonistes, commenté par Paul Denton :  » Lorsqu’ils se produisaient dans de grands espaces, leurs costumes devaient attirer l’attention ! Et le côté bariolé fait partie du charme, les gens s’en souviennent !  » Certes.

Station Polar

La station 5 du pèlerinage nous plonge au coeur des Polar Music Studios, ou plutôt d’une reconstitution miniature du studio d’enregistrement qu’Abba installe dans un vieux cinéma de Stockholm. Comme le Kling Klang Studio de Kraftwerk à Düsseldorf, le Polar sudédois devient alors manufacture et labo permanent. L’occasion, pour la guide, de demander à des volontaires de faire les choeurs sur Dancing Queen, titre emblématique (extrait de l’album Arrival paru à l’automne 1976) aussitôt massacré avec soin. De même que la version  » perso  » qu’en donneront ce jour-là les visiteurs invités à manipuler les curseurs de la table de mixage… La chanson aura un succès considérable, en Grande-Bretagne particulièrement, et transformera le quatuor en mode superstar. Lorsqu’Abba se produit les 13 et 14 février 1977 au Royal Albert Hall de Londres -pour une capacité totale de 10 544 places -, le box-office du théâtre victorien reçoit, par courrier uniquement, 3,5 millions de demandes de tickets. Score étourdissant alors que le groupe ne donnera que l’équivalent de trois mois de concerts en dix ans de carrière. Ratio risible qui s’explique tant par des raisons domestiques – ils ont des enfants – que par le perfectionnisme absolu de Björn & Benny. Et pour cause : à la fin des années 1970 et au début des années 1980, prédigitales, les synthés analogiques n’ont pas de mémoire ! Ce qui contrarie la reproduction en scène des morceaux d’Abba, multicouches de claviers et d’arrangements accrocheurs parfaitement dosés…

Dans l'une des pièces, une scène entourée d'arbres censés rappeler les forêts du Nord.
Dans l’une des pièces, une scène entourée d’arbres censés rappeler les forêts du Nord.© Victor Frankowski

La suite de Super Troupers (quatre autres  » pièces  » dont nous vous laissons la surprise) raconte alors la lente fissuration du mythe galopant, emporté dans un triomphe international qui finit par peser au quotidien. Le divorce de Björn et Agnetha en juillet 1980, et la séparation de Benny et Anni-Frid à l’automne de la même année donneront au moins une grande chanson à l’été de la même année : The Winner Takes It All. Même si les auteurs Björn et Benny nient le geste autobiographique, cette ballade triste sur une séparation amoureuse sonne comme l’émanation flagrante de leur double échec marital. Comme dans One Of Us de même teneur séparatiste, la composante mélancolique frappera à nouveau dans Thank You For The Music, ultime single officiel d’Abba, initialement sorti en 1977 en album. Le titre réapparaîtra en 45-tours comme locomotive d’une compilation portant le même titre en novembre 1983, soit une année après la séparation de la poule scandinave aux oeufs d’or, jamais véritablement officialisée mais confirmée par maintenant plus de trois décennies d’inactivité commune. Son héritage ? Au-delà de l’exploitation de son propre répertoire – notamment via la franchise Mamma Mia ! – et des cover bands à la Björn Again, Abba a montré que la mélodie pop restait l’élément suprême de l’ADN des musiques populaires. Avec ou sans costumes qui font mal aux yeux.

(1) Abba Super Troupers : au Southbank Centre, à Londres, jusqu’au 29 avril prochain. Réservation obligatoire. www.southbankcentre.co.uk

Export Expop

Au printemps 2013, l’antre du design et des arts décoratifs Victoria & Albert Museum de Londres lance David Bowie Is : l’expo est un énorme succès – 312 000 entrées – et le déclencheur d’autres événements similaires. Que ce soit lors de celui consacré l’année dernière, toujours au V&A, à Pink Floyd (surpassant même l’audience du Bowie) ou lors de la saga des Rolling Stones racontée (avec moins d’impact et d’inspiration) à la Saatchi Gallery de Chelsea, les Anglais donnent le ton à l’international. Et pratiquent l’exportation d’expos pop comme on le ferait d’un artiste live : le David Bowie Is a ainsi attiré 1,8 million de visiteurs via une dizaine de villes en Europe, Amérique et Australie. De Rio à Chicago en passant par Melbourne, visitant aussi Paris et Berlin, et réalisant plus de 200 000 entrées à Groningen, petite ville des Pays-Bas – davantage que son nombre d’habitants. Bruxelles fera exception : aucune institution belge n’a voulu s’acquitter des 150 000 livres de droits pour acquérir cette impressionnante histoire visuelle de Bowie. Cinq ans après ses débuts, David Bowie Is s’arrêtera au Brooklyn Museum new-yorkais du 2 mars au 15 juillet prochains. Ce sera son ultime étape.

Le décor, parfois aussi kitsch  que les costumes qu'il abrite.
Le décor, parfois aussi kitsch que les costumes qu’il abrite.© Victor Frankowski

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