Moderniste, révolutionnaire, touche-à-tout : Fernand Léger n'aura cessé de repousser les limites de la toile. © GETTY IMAGES

Léger comme son temps

Innovant et contrasté, l’art de Fernand Léger se décline en une rétrospective foisonnante et dynamique à Bruxelles. Visite guidée, et décryptage de deux oeuvres phares.

Au printemps 1938, Fernand Léger (1881-1955) organisait lui-même une exposition au Palais des beaux-arts de Bruxelles. Quatre-vingt ans plus tard, c’est au tour de Bozar de lui consacrer une grande rétrospective (1). Une centaine d’oeuvres et de nombreux documents d’archives sont présentés au public tout au long d’un parcours thématique qui met en lumière la diversité d’un des peintres les plus emblématiques de l’art du xxe siècle, contemporain de Picasso et de Matisse, ami de Duchamp et de Cendrars. Moderniste, révolutionnaire, touche-à-tout : Fernand Léger n’aura cessé de repousser les limites de la toile. Apprenti architecte avant de se tourner vers la peinture, il développe sa propre version du cubisme après avoir découvert Cézanne, puis s’oriente vers une nouvelle forme de modernité picturale en se faisant le témoin de la société urbaine et industrielle de son temps.  » Le Beau est partout « , proclame-t-il alors, enthousiasmé par la puissance esthétique de la vie moderne, colorée autant que trépidante.

Frénésie éclectique

S’articulant autour de six chapitres, l’exposition s’ouvre avec Le Transport des forces (1937). Une oeuvre monumentale, programmatique de la vision sociale et politique de son auteur : une sorte d’allégorie cosmique qui répond aux aspirations du Front populaire. Cinquante années de création se déploient ensuite sous un angle inédit, détaillant comment Léger explore de nouveaux territoires artistiques en s’inspirant du monde contemporain, des arts populaires et des arts de la scène. Ce décloisonnement est le noyau central d’une exposition somme toute classique mais dont la scénographie fait plonger dans l’univers du peintre. Dès les années 1920, celui-ci montre l’effet direct de la machine sur le corps, puis se passionne pour le cinéma et réalise Ballet mécanique (1923-1924) ainsi que deux reliefs en bois transformant le personnage de Charlot en figure cubiste (1924). On embraie sans transition sur ses nombreuses incursions dans l’univers du cirque, des ballets et du théâtre – tableaux ou création de décors. Moins connu peut-être, son attrait pour la photographie moderne grâce à son amitié avec l’architecte et designer Charlotte Perriand et sa fréquentation d’anciens élèves du Bauhaus allemand installés en France. Il s’agit, là encore, pour lui, d’isoler le motif, de saisir la beauté quotidienne pour, comme il le disait lui-même,  » un résultat […] objectif, précis et saisissant de netteté « .

Invitée, comme d’autres écrivains (Geneviève Damas, Hazim Kamaledin ou Isabelle Wéry), à composer un texte au fil de l’exposition (2), l’auteure néerlandaise Nina Weijers écrit en regard de L’Homme à la pipe (1920) :  » Regardez-moi dans les yeux. Je suis un être aux organes usinés, aux sentiments composés de roues dentées et aux pensées en purs algorithmes. Je suis un homme d’avant-garde, un homme de fer-blanc.  » De quoi inviter le spectateur à soutenir le regard de Fernand Léger et percevoir, à un siècle de distance, la saisissante beauté moderne qui l’animait.

(1) Fernand Léger. Le beau est partout : au Palais des beaux-arts de Bruxelles, jusqu’au 3 juin prochain. www.bozar.be

(2) Les textes sont à lire dans le guide du visiteur. Nocturne littéraire spéciale en présence des auteurs participants le 29 mai.

Léger comme son temps
© PHOTO CNAC/MNAM DIST. RMN – JACQUES FAUJOUR

Le Cirque Medrano

1918, huile sur toile (58 cm × 94,5 cm).

MODERNISME

Dès les années 1910, Fernand Léger perçoit avec acuité l’intensité de la vie moderne marquée par l’urbanisation, l’industrialisation et l’essor des nouveaux moyens de transport. Fortement influencé par la peinture de Cézanne, il tente de transcrire picturalement le morcellement de la vision par la géométrisation, l’éclatement des formes et le rejet de la perspective. Ses recherches s’appuient sur le principe du contraste, jouant sur l’opposition des formes et des couleurs, de l’aplat et du modelé – jusqu’à tendre vers l’abstraction.

CIRQUE

Très tôt, Léger s’enthousiasme pour le monde du spectacle populaire. Spectateur assidu du music-hall, du cinéma et des bals musette, il y puise une autre idée du corps humain, souple, coloré et affranchi de la gravité. Il écrit :  » Allez au cirque. C’est une énorme cuvette dans laquelle se développent des formes circulaires. Ça n’arrête pas, tout s’enchaîne. La piste domine, commande, absorbe. Le public est le décor mobile, il bouge avec l’action sur la piste […] Vous quittez vos rectangles, vos fenêtres géométriques, et vous allez au pays des cercles en action. « 

MÉCANIQUE

Peint au lendemain de la Première Guerre mondiale, Le Cirque Medrano marque un point de bascule dans le parcours du peintre : mobilisé en 1914, Léger combat à Verdun et considère a posteriori cette expérience comme  » l’académie du cubisme « , soit l’apothéose de la fragmentation du paysage et du démembrement des corps. Il y fait aussi la terrible expérience de la puissance de la machine. Après la guerre, il tente de traduire par la peinture la mécanisation de la vie moderne, qui transforme irrémédiablement les êtres et l’expérience du monde.

CONTAMINATION

Quand il peint ce tableau, Léger n’ignore pas la progressive contamination de la peinture par les arts de la scène : les avant-gardes débordent les frontières entre les disciplines et, depuis Wagner, conçoivent l’oeuvre comme  » totale « . Si les liens entre les arts changent, c’est aussi que le rapport au monde a changé, tout comme le regard de l’artiste sur son environnement. Pour Léger, le Beau est partout :  » Dans l’ordre de vos casseroles, sur le mur blanc de votre cuisine, peut-être plus que dans votre salon xviiie siècle ou dans les musées officiels « , écrit-il en 1923.

LETTRAGE

Peuplé de panneaux, de pictogrammes et de sigles, le paysage urbain du xxe siècle est métamorphosé par l’apparition de l’affiche et de la réclame, ce que le peintre n’a pas manqué de remarquer. Au tournant des années 1920, des caractères d’imprimerie et des bribes de mots se mettent à envahir ses tableaux. Il partage avec les poètes d’avant-garde une fascination certaine pour le langage synthétique de la communication moderne, sorte de nouvelle poésie collective et composite, adaptée à la vitesse des transports. L’esthétique de la presse pénètre aussi la toile…

TRADITION

Si les recherches de Léger sont modernes, elles n’en sont pas moins résolument ancrées dans une tradition picturale, son amour des primitifs italiens se lisant dans ses compositions. C’est le cas ici : dans le foisonnement chaotique de la toile, une barre verticale noire permet à l’oeil de trouver ses repères, comme chez Piero della Francesca. Ce principe en trois dimensions, Fernand Léger l’expérimentera ensuite, multipliant les collaborations et les expérimentations les plus diverses avec des cinéastes, des musiciens ou des danseurs.

Léger comme son temps
© GÉRARD BLOT/RMN-GP

Les Constructeurs

1950, huile sur toile (300 cm × 228 cm).

RÉALISME

En décembre 1945, Fernand Léger rentre de cinq années d’exil aux Etats-Unis et adhère au Parti communiste français, une décision qui se situe dans la droite ligne de son engagement humaniste de gauche des années 1930. Il ne renonce pas pour autant à ses expérimentations plastiques ni à sa théorie des contrastes définie dès les années 1910, et n’hésite pas à mettre ses nouveaux sujets au service de ses recherches formelles :  » J’ai essayé de réaliser de plus violents contrastes en opposant aux nuages et aux structures métalliques des figures humaines peintes avec un minutieux réalisme « , déclare-t-il à propos des Constructeurs en 1952. Léger se positionne dès lors contre le réalisme socialiste prôné à la même époque par Louis Aragon, et ce tableau, présenté en 1951 à la Maison de la pensée française, connaît une réception publique mitigée. Peintre communiste sans être peintre de parti, il ne cesse de concilier esthétique moderne plus lisible et sujets populaires.

PROGRèS SOCIAL

Née de la fraternité des tranchées, la prise de conscience politique du peintre se manifeste dès l’époque du Front populaire, notamment par un désir de populariser l’art moderne. Ses incursions hors du tableau  » bourgeois  » et de la peinture  » de chevalet  » illustrent sa volonté de libérer les masses populaires :  » Leur donner une chance de penser, de voir, de se cultiver et nous sommes tranquilles, elles pourront, à leur tour, jouir pleinement des nouveautés plastiques que leur offre l’art moderne.  »  » La classe ouvrière a droit […] à des peintures murales signées des meilleurs artistes modernes, et si on lui donne le temps et les loisirs, elle saura s’y installer, y vivre elle aussi et les aimer. « 

SYMBOLIQUE

Au premier regard, la dimension symbolique des Constructeurs ne peut manquer de frapper le spectateur, et plus précisément les quatre personnages qui soulèvent une poutrelle – véritable hommage à l’effort collectif de ces  » héros de l’âge moderne  » dépeints par Paul Eluard. Au-delà de cette apologie de la classe ouvrière, l’oeuvre apparaît également comme une célébration joyeuse de la créativité humaine, les travailleurs devenant autant d’acrobates suspendus à une structure vertigineuse qui n’est pas sans rappeler la fascination de Léger pour le monde du cirque, à mi-chemin entre liberté formelle et dogme réaliste.

ARCHITECTURE

Apprenti architecte avant de devenir peintre, Léger met la structure géométrique de l’espace domestique ou urbain au premier plan, et cela dès les années 1920. Il collabore à plusieurs reprises avec des figures comme Le Corbusier, Robert Mallet-Stevens ou encore Paul Nelson. Après 1945, il poursuit l’idéal d’un art mural, collectif et populaire et explore le développement spatial de la couleur par le biais de la céramique, de la mosaïque et du vitrail. Il entend ainsi déployer un nouvel espace pictural et défend comme toujours son point de vue par écrit :  » Messieurs les architectes, vous voulez oublier que les peintres sont mis au monde pour détruire les surfaces mortes, pour les rendre habitables. C’est une entente à trois qu’il faut réaliser : le mur – l’architecte – le peintre. « 

CHANTIERS

L’idée des Constructeurs serait venue à Léger au cours de ses trajets réguliers vers la vallée de Chevreuse, aux portes de Paris, où il aperçut des hommes juchés sur trois pylônes électriques, comme perdus dans leur environnement mécanique. Cette toile emblématique marque l’aboutissement d’une série consacrée aux ouvriers travaillant sur des chantiers. Le peintre emprunte ici classicisme et monumentalité à la peinture d’histoire tout en l’inscrivant dans la société de son temps – l’immédiat après-guerre et la reconstruction.

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