Le président russe et Margarita Simonian, rédactrice en chef de Russia Today, lors du 10e anniversaire de la chaîne, en 2015. © s. guneev/ria novosti/

Les médias, l’arme de Moscou contre nos démocraties

Le Vif

Avec sa chaîne télé en français, le groupe RT (ex-Russia Today) poursuit son oeuvre de délégitimation des démocraties libérales. Une implantation très surveillée à l’heure du renforcement de la lutte contre les fake news.

Elle est prête à tout, et même à provoquer un incident diplomatique. Margarita Simonian, l’impétueuse rédactrice en chef du groupe RT (ex-Russia Today), envisage de poursuivre en justice… Emmanuel Macron. L’affaire date de mai 2017. Fraîchement élu, le président français reçoit alors son homologue russe Vladimir Poutine, au château de Versailles. Durant la conférence de presse, Macron règle ses comptes avec les médias russes et, plus précisément, avec Russia Today et Sputnik, qui avait notamment relayé des rumeurs sur sa prétendue homosexualité. Au côté de son hôte impassible, il fustige ces  » organes d’influence et de propagande mensongère « .

Dans son bureau de Moscou, Margarita Simonian fulmine. Elle veut contre- attaquer, porter l’affaire en justice. Avant de renoncer. Elle prépare en effet le lancement de sa chaîne de télé francophone. Ce n’est pas le moment de braquer l’opinion.

Huit mois plus tard, elle déterre la hache de guerre. Depuis son lancement, le 18 décembre dernier, RT France subit une  » pression politique sans précédent « , affirme-t-elle par écrit au Vif/L’Express. Dernière  » attaque  » ? Le projet de loi sur les fausses informations, les fameuses fake news, diffusées sur Internet  » en période électorale « , annoncé par le chef de l’Etat français, le 3 janvier. Objectif de ce texte : déjouer les  » tentatives de déstabilisation « , orchestrées par des médias  » contrôlés ou influencés par des Etats étrangers « . En ligne de mire, la chaîne russe.

Offusquée, Margarita Simonian ? Difficile à croire tant cette maîtresse-femme de 37 ans se plaît à ferrailler avec  » l’ennemi occidental « . Son nom apparaît à 27 reprises dans un rapport récent des services secrets américains, tendant à démontrer que la  » machine de propagande de l’Etat russe, composée de RT et de Sputnik, a contribué à influencer la campagne américaine « . Voilà peu, elle a réclamé la dissolution de l’ONG Reporters sans frontières, après que son directeur, Christophe Deloire, a qualifié RT  » d’ennemi du journalisme « …

Margarita Simonian est une combattante et elle se sent investie d’une mission : faire entendre la voix de la Russie dans le monde. Elle en a les moyens : ses chaînes de télé émettent, sur toute la planète, en anglais, en espagnol et en arabe. Leur audience cumulée dépasserait les 800 millions de téléspectateurs. Chiffre évidemment invérifiable.

Financée par l’Etat russe, Russia Today a été créée en 2005 pour vanter les mérites de la mère patrie. Et, si possible, y attirer les investisseurs étrangers. Dès le début, Margarita Simonian participe à l’aventure.

Les médias, l'arme de Moscou contre nos démocraties
© I. Pitalev/Sputnik/AFP

Née le 6 avril 1980 dans le sud de la Russie, à Krasnodar, elle est issue d’une famille arménienne modeste. Son père répare les frigos, sa mère vend des fleurs au marché. Margarita apprend l’anglais dans une école locale. Bosseuse acharnée, elle parvient à intégrer un programme d’échanges linguistiques avec les Etats-Unis et atterrit à Bristol, dans le New Hampshire. L’aventure lui plaît, mais elle en gardera une  » aversion profonde pour les valeurs américaines « . De retour à Krasnodar, elle publie un recueil de poèmes. Elle a 18 ans et, déjà, songe à la planète média. Au terme d’un stage à la télé locale, la voilà correspondante. Tout en suivant des cours de journalisme à la faculté de Kouban, elle sillonne la région au volant de son Oka, voiture rustique offerte par son père. Ses reportages sont remarqués. La néophyte file en Tchétchénie, province rebelle déchirée par la guerre, et reçoit en 2000 un prix pour son  » courage professionnel « . Deux ans plus tard, la chaîne publique Rossia l’embauche, lui confiant notamment la couverture de la terrible prise d’otages de l’école de Beslan, en 2004. Ensuite, sa carrière s’accélère. Elle part à Moscou, où elle intègre l’équipe des reporters accrédités au Kremlin. Inespéré pour une jeune femme qui n’était encore que  » localière  » sept ans plus tôt…  » Le président l’a très vite remarquée, raconte Anna Katchkayeva, professeure de la faculté des médias, au sein de l’Ecole supérieure d’économie. Elle était la seule qui ne prenait pas de notes durant les conférences de presse. Un de ses mentors lui avait enseigné qu’il faut toujours regarder son interlocuteur dans les yeux quand il répond à une question.  »

Dans l’ombre du président, deux hommes préparent le lancement de Russia Today : Alexeï Gromov, porte-parole du Kremlin, et Mikhaïl Lessine, ancien conseiller de Poutine. Ils proposent à Margarita Simonian de lancer une chaîne d’info anglophone. Jeune et audacieuse, elle incarne une nouvelle génération décomplexée en rupture avec les vieux caciques de l’époque soviétique. La nouvelle antenne décolle. Des versions arabe et espagnole sont lancées dans la foulée.

En 2013, l’agence officielle Ria Novosti, dont dépend Russia Today, subit une profonde restructuration. Sa patronne, Svetlana Mironiouk, est limogée. Elle aurait, dit-on, accordé trop d’intérêt aux manifestations anticorruption qui ont enfiévré les grandes villes russes, lors des élections législatives. Version contestée par Margarita Simonian, qui évoque une simple  » réorganisation « . Une certitude : l’agence change de nom. Elle devient Rossia Segodnia ( » Russie d’aujourd’hui « ) et passe sous la coupe de Dmitri Kisselev, présentateur connu pour ses outrances – il a déclaré qu’il fallait  » brûler le coeur des gays  » et que la Russie a les moyens de  » réduire les Etats-Unis à l’état de cendres nucléaires « . Très vite, Margarita devient rédactrice en chef de l’agence, tout en dirigeant le site Sputnik et en gardant les rênes de Russia Today, devenue entre-temps RT. Ce changement de nom n’a rien d’anodin. Car la chaîne prend un virage stratégique. Elle ne cherche plus à vanter une Russie attrayante, mais à exploiter les sujets clivants, notamment au sein des démocraties libérales.  » L’objectif est de créer de l’audience en défendant un point de vue alternatif, susceptible de plaire à un certain public, décrypte Ben Nimmo, chercheur au sein du groupe de réflexion américain Atlantic Council. Aux Etats-Unis, par exemple, on essaie de toucher l’extrême droite pro-Trump et la faction gauchiste de l’électorat américain, en galvanisant leur haine du mouvement démocrate.  »

Simonian est une combattante investie d’une mission : porter la voix de la Russie dans le monde

Semer le doute chez l’adversaire, entretenir le flou, en retournant contre les démocraties ce qui fait leur force et leur faiblesse, à savoir l’ouverture au débat contradictoire.  » Une stratégie délibérée, soutient Tatiana Jean, directrice du centre Russie à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Elle a été élaborée dès 2013 par le chef d’état-major de l’armée russe, Valery Gerasimov. Selon cette doctrine, qui porte son nom, la guerre se joue désormais autant dans le domaine de l’information et des consciences que sur le terrain militaire.  » Comme le résument dans leur rapport annuel (2014) les services secrets estoniens,  » les méthodes non militaires peuvent même être, dans certaines situations, plus efficaces que les armes « .

Bel exemple de  » soft power « . Concept que récuse la politologue russe Ekaterina Schulmann, le jugeant réducteur et dévoyé :  » La machine idéologique maison a créé l’image d’une Russie dissidente qui fait face au diktat américain, une voix en rupture avec le  » mainstream  » occidental. Mais cette vision, qui n’a rien à voir avec la réalité, a été montée de toutes pièces par la propagande russe.  »

Bien sûr, RT conteste l’existence même d’une  » doctrine Gerasimov « , Margarita Simonian l’a, pourtant, évoquée en d’autres termes dans une interview accordée en 2013 au site d’information moscovite Lenta.ru :  » L’arme de l’information est utilisée dans des moments critiques, et la guerre est toujours un moment critique. C’est pour cela que c’est la guerre. Et c’est une arme parmi d’autres.  » Plus loin, elle détaille en ces termes la mission réelle de RT :  » Le ministère de la Défense ne va pas attendre qu’un conflit commence pour entraîner ses soldats et préparer son arsenal. Si nous n’avons pas d’audience, ce sera comme en 2008.  » Allusion à l’affrontement armé entre la Russie et la Géorgie, si désastreuse en termes d’image pour Moscou. Aux yeux de Ben Nimmo, c’est en effet à ce moment-là que Margarita Simonian passe  » du journalisme à la communication gouvernementale « . Elle découvre alors que les  » ennemis géorgiens  » ont été pris en main par des spécialistes occidentaux de la communication, s’expriment sur les réseaux sociaux, interviennent sur CNN pour plaider leur cause…  » La Russie paraissait si pâle à côté des Géorgiens, ça m’a fendu le coeur « , raconte-t-elle, en 2012, au quotidien Kommersant. Si les Russes l’emportent sur le plan militaire, ils perdent la bataille de l’information. Plus jamais ça !, se dit Margarita. Moscou a depuis lors largement comblé son retard et la camarade Simonian y est pour beaucoup…

RT a ouvert ses bureaux français à Boulogne-Billancourt, à l'ouest de Paris, le 18 décembre 2017 (à g., un studio à Moscou).
RT a ouvert ses bureaux français à Boulogne-Billancourt, à l’ouest de Paris, le 18 décembre 2017 (à g., un studio à Moscou).© G. Fuentes/Reuters

Fin observateur de  » l’activisme  » de RT, Ben Nimmo a analysé la façon dont le dispositif médiatique russe s’est mis en branle lors de l’annexion de la Crimée, dans le sud de l’Ukraine, en mars 2014.  » RT, Ria Novosti, Twitter… Tous les canaux se sont déclenchés en même temps, comme si l’on avait appuyé sur un bouton, constate-t-il. Tous véhiculaient le même message : « Il n’y a pas de forces spéciales russes sur le territoire ukrainien, seulement des forces locales d’autodéfense. » Un mensonge pur et simple.  »

Réfutant le terme de propagande, Margarita Simonian vante au contraire, dans ses réponses au Vif/L’Express,  » la qualité du travail  » de RT et de… Sputnik. Vraiment ? Ce site ne brille pourtant pas par son objectivité. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter la veille lancée en 2015 par Bruxelles (EUvs Disinfo), lorsque le Conseil européen s’est enfin décidé à  » contrer les campagnes de désinformation menées par la Russie « . En deux ans, ses experts ont recensé dans ces organes de presse plus de 3 500 cas de flagrants délits. Sputnik y est souvent cité. Le 12 décembre, l’édition moldave publie par exemple un article sur des pseudo-prophéties tenues en son temps par Jean-Paul II. Le pape aurait, selon Sputnik, évoqué la nécessité de  » stopper l’invasion des migrants « . Sujet ô combien sensible en Europe de l’Est.  » Aucune preuve  » de telles déclarations, réfute-t-on à Bruxelles.

Souvent, il s’agit de créer un  » effet de zoom  » sur un sujet politique ou sociétal.  » Ce qui est mis en avant n’est pas vraiment faux, mais tellement accentué que l’on ne voit plus que ça « , résume Tatiana Jean. Un vrai travail de sape, facilité par l’émergence des réseaux sociaux et par l’affaiblissement des médias traditionnels.  » Les Russes n’essaient pas de montrer que leur système est meilleur, mais que le nôtre est mauvais, analyse un kremlinologue, qui veut rester anonyme. Ils jouent sur le fait que la parole publique est tellement décrédibilisée que les gens sont prêts à écouter une voix alternative. RT fait partie de cette stratégie d’Etat.  »

Sur RT France, cette ligne directrice devrait bientôt se dessiner… mais pas trop vite. En quête de crédibilité, la chaîne montre en effet patte blanche. Ses dirigeants se font d’autant plus précautionneux qu’ils négocient en ce moment sa diffusion via de grands opérateurs télécoms.

Cette prudence – imposée en interne aux équipes de RT France – n’a pas dissuadé la tsarine Margarita de régler ses comptes avec Emmanuel Macron. Passé à la moulinette de RT France, son souhait de légiférer contre les  » fake news  » est ainsi devenu une  » volonté de contrôler l’information « . Le tout, agrémenté d’un bandeau sur l’écran, dénonçant  » la presse sous surveillance « . Autant dire que la passe d’armes entre Margarita Simonian et le président français a de l’avenir.

Par Charles Haquet et Emmanuel Paquette et Vincent Hugeux et Alla Chevelkina.

Les projets secrets de RT

Le prochain lancement ? Certainement en Allemagne.  » Une équipe s’y prépare depuis un an « , révèle un salarié de RT, à Moscou. Pour le Kremlin, le timing est idéal : les dirigeants du parti d’extrême droite AfD, entré récemment à l’Assemblée, vont créer une fondation politique, afin de diffuser plus largement leurs idées antieuropéennes – fort appréciées à Moscou. Nul doute que la future chaîne RT, qui cherche à séduire les Allemands russophones de l’est du pays, leur réservera bon accueil… Ensuite, il y a l’Afrique.  » RT a pour objectif de s’y développer « , souligne le chercheur Maxime Audinet, spécialiste du  » soft power  » russe. Champ de bataille délocaliséde la guerre froide entre l’URSS et l’Occident, l’Afrique a ensuite été délaissée par la Russie postcommuniste.  » En vingt ans d’Afrique, confie un ex-ambassadeur français, je n’ai jamais vu à l’oeuvre une diplomatie moscovite active, enthousiaste ou agressive.  » Epoque révolue : le clan Poutine semble résolu à reprendre pied sur le continent, vecteur d’influence et pourvoyeur de précieuses matières premières : platine du Zimbabwe, bauxite guinéenne, uranium ou diamant. Pour preuve, l’activisme des géants Gazprom, Rosneft, Rusal ou du minier Nordgold. Déjà, RT France songe à créer des programmes spécifiques pour l’Afrique francophone,  » mais les budgets manquent « , concède sa patronne, Xenia Fedorova.

Encore discrète en Belgique

Xenia Fedorova, responsable de RT France, affirme que les personnes sollicitées pour constituer un comité d'éthique requis par le CSA français
Xenia Fedorova, responsable de RT France, affirme que les personnes sollicitées pour constituer un comité d’éthique requis par le CSA français  » ont subi des pressions du gouvernement « .© G. Fuentes/Reuters

RT en anglais est diffusé en Belgique, notamment par SFR (ex-Numéricable). Si RT France voulait s’étendre dans notre pays, il lui faudrait théoriquement solliciter une autorisation du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). La chaîne devrait alors se conformer aux conditions d’exploitation propres à la Belgique francophone en matière de déontologie et d’indépendance politique. Pour obtenir la convention du CSA français, l’ex-Russia Today a dû constituer un comité d’éthique.  » Difficile, admet la patronne de RT France Xenia Fedorova. Toutes les personnes sollicitées ont refusé, car elles ont subi des pressions du gouvernement français. Mais c’est fait. Sa composition est bonne.  » Vraiment ? Le comité comprend Thierry Mariani, ancien député Les Républicains poutinolâtre, Jean-Luc Hees, l’ex-président de Radio France, Majed Nehmé, qui fut rédacteur en chef et directeur du magazine Afrique-Asie, Jacques-Marie Bourget, chroniqueur dans le même mensuel, et l’ancienne diplomate française Anne Gazeau. Le CSA français doit valider ce cénacle dans les prochains jours.

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