Arvo Pärt, considéré comme l'un des pères fondateurs du minimalisme spirituel. © kaupo kikkas

L’art de la simplicité

Après avoir longuement divisé les mélomanes, Arvo Pärt semble, à 80 ans passés, avoir trouvé sa place dans l’histoire complexe de la musique contemporaine. Incarnation d’une lutte à la vie à la mort sur le thème de la portée spirituelle du son, le compositeur estonien se voit dédier tout un week-end à Flagey.

 » Le meilleur compositeur vivant !  » martèle un grand quotidien britannique. Arvo Pärt est l’un des pères fondateurs du minimalisme spirituel, un mouvement musical qui a su trouver une place privilégiée dans le coeur des mélomanes. Pärt, d’ailleurs, culmine régulièrement en tête du classement des compositeurs contemporains les plus joués, devançant John Williams, l’auteur de la musique des franchises Star Wars et Harry Potter. Dès lors, comment cet Estonien mystique, ancienne victime collatérale des oukases formels de Staline, ancienne figure émergente du dodécaphonisme, est-il parvenu à se hisser à cette prestigieuse place ? Par la simplicité.

Est-il temps de foutre la paix à la musique d’Arvo Pärt ? u0022 (The Guardian)

La leçon de piano

L’histoire est célèbre : le petit Arvo – encore vêtu de culottes courtes – s’essaie sur le piano brinquebalant du salon familial. L’instrument est en piteux état, il lui manque tout le registre médium. C’est donc sur les notes aiguës et sur les notes graves qu’il tapote. Son parcours académique est ensuite plutôt classique, mais sillonné de plusieurs entraves majeures dictées par les différentes forces occupantes : c’est que bolcheviks et nazis entendent modeler le langage musical à leur image. Dans le sillon d’un Prokofiev, Arvo Pärt est d’abord un compositeur néoclassique. Il s’intéresse ensuite au dodécaphonisme de la seconde école de Vienne. Cet intérêt pour la musique venue de l’Ouest lui vaut les admonestations époumonées de Tikhon Khrennikov, musicien et – surtout – secrétaire général de l’Union des compositeurs d’URSS. Un satané roquet, dont la musique connaît aujourd’hui les douloureuses morsures de l’oubli… Pärt et sa famille obtiennent l’autorisation de quitter l’Estonie. Ils s’installent à Vienne, puis à Berlin-Ouest, où les oeillères dogmatiques peuvent enfin voler en éclats.

Dans les années 1970, le compositeur est victime d’une grave crise existentielle. L’écriture musicale lui apparaît comme un geste futile, égotique, spirituellement dénué de sens. Il se tourne tout entier vers la prière et l’étude. Ce n’est qu’en associant le geste musical à l’élévation spirituelle que sa condition de compositeur lui semble alors pouvoir prendre sens. Pärt est désormais un compositeur ascétique. Avec une passion scolastique, il se jette dans l’étude des formes musicales médiévales : le grégorien, le plain-chant, le début de la polyphonie. Il en aime la fulgurante simplicité, l’absence totale de tortuosités intellectuelles qui rendent la musique insincère.  » La complexité m’égare « , confesse-t-il dans l’une de ses rares interviews. C’est dans les années 1980 que le producteur Manfred Eicher le révèle au grand public, sur son label ECM – maison, aussi, de Keith Jarrett – où sortent ses pièces les plus célèbres : Für Aline, Fratres II, Tabula Rasa, Spiegel im Spiegel et le Cantus in memoriam Benjamin Britten. Simple, belle et profonde, sa musique trouve la voie du cinéma, où on l’associe intimement aux univers de Paolo Sorrentino, Terrence Malick, Paul Thomas Anderson ou Gus Van Sant. Des créateurs qui – eux aussi – possèdent ce rapport intime au temps et à son haletante suspension.

Mais quel est son secret ? Il porte un nom : le tintinabulisme. Ce n’est ni une école, ni même une esthétique. Plutôt une conception de la religion du son. Elle est génératrice d’une musique simple à l’oreille, linéaire, lisible, sans variation de tempo. L’équivalent de la toge du moine bouddhiste : un drapé sans couture ; car la couture est la naissance de la coquetterie, qui est une manifestation de l’ego. C’est aussi la concentration de tout le débat entourant son oeuvre : sa sensibilité est-elle spirituellement habitée ou – plus prosaïquement – simpliste ? Car Pärt a ses détracteurs, et pas uniquement chez les thuriféraires d’une musique exagérément grammaticale et reposant sur un langage complexe et mathématique. De nombreux artistes le méprisent. Ainsi, The Guardian titrait-il récemment :  » Est-il temps de foutre la paix à la musique d’Arvo Pärt ?  » Preuve que celle-ci continue de diviser.

Les affronts du pouvoir

L’homme, lui, ne se soucie pas du tumulte du monde et encore moins de querelles d’écoles. Il compose, prie et vit dans l’adoration de l’existence et de ses merveilles matérielles et immatérielles. Voilà pourquoi les scuds affûtés que lui envoient ses contradicteurs peinent à décoiffer sa belle barbe hirsute. Parfois, pourtant, le moine cénobite sait sortir de sa réserve pour s’engager dans la société des hommes. Ainsi, quand la journaliste russe Anna Politkovskaïa est assassinée dans des conditions qui rappellent House of Cards, Pärt demande à ce que toutes ses oeuvres interprétées en 2006 et en 2007 lui soient dédiées. Car mieux que quiconque, l’Estonien connaît les affronts du pouvoir, trouvant dans une intense pratique de la spiritualité l’apaisement dont le prive la compagnie de ses contemporains. A ceux-ci, il aura pourtant su offrir une oeuvre en forme de dénominateur commun, qui semble toucher massivement des femmes et des hommes d’horizons et d’éducation différents. Une religion de notes et de portées, en somme.

Arvo Pärt, sous toutes ses formes

La République d’Estonie fête ses 100 ans. C’est dans ce cadre que Flagey – qui, tous les deux ans, organise le Baltic Sea Festival – rend hommage au plus célèbre de ses compositeurs. C’est essentiellement la musique de la troisième période d’Arvo Pärt qui sera programmée ; celle qui incarne la volonté de détachement terrestre et de suspension temporelle du compositeur. Un festival qui permet à Pärt de sortir de la salle de concert à proprement parler et d’interroger l’auditeur sur la place du silence et de la spiritualité dans la musique. Projection de films ( Mia Madre de Nanni Moretti, Le Silence de la mer de Jean-Pierre Melville,

Le Silence d’Ingmar Bergman), conférences et concerts qui confronteront certaines des meilleures formations belges à des ensembles venus d’Estonie. Création, aussi, des Requiems du compositeur belge Jean-Paul Dessy, qui compte parmi les plus fervents zélateurs de Pärt. De cette expérience in utero ressortira la formidable diversité d’une musique paradoxalement très linéaire.

Arvo Pärt Weekend, du 26 au 28 janvier à Flagey, à Bruxelles. www.flagey.be

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