© ANNE-CÉCILE VANDALEM

Le Groenland, laboratoire des enjeux du 21e siècle sur le terrain géopolitique

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Très attendue après le succès de son spectacle précédent, Tristesses, l’auteure et metteuse en scène belge Anne-Cécile Vandalem a choisi de se pencher pour sa nouvelle création sur le cas du Groenland. Un point du globe qui suscite bien des convoitises et un laboratoire des enjeux du 21e siècle sur le terrain géopolitique.

« Depuis que je suis toute petite, j’ai ce fantasme du Grand Nord, qui est, je pense, présent chez beaucoup de gens. Cette idée d’une terre vierge, d’un endroit inaccessible, les grandes expéditions… J’ai toujours eu la conviction que je terminerais ma vie sur une banquise et que le jour où je pourrais la voir, j’aurais tout vu », explique Anne-Cécile Vandalem. Arctique, thriller politique d’anticipation né de son imagination, est un huis clos prenant place dans la carcasse d’un énorme bateau de croisière, l’Arctic Serenity, tracté puis largué en plein milieu de l’océan Arctique. Il s’inspire d’un bateau réel, le Crystal Serenity, qui a transporté, à l’été 2016, 1.700 passagers dans une traversée jusque-là impossible pour une embarcation de cette taille: rallier New York depuis l’Alaska en empruntant le passage du Nord-Ouest, en longeant la côte du Groenland. Ces dernières années, la fonte des glaces causée par le réchauffement climatique a dégagé cette route maritime entre Atlantique et Pacifique, libérant du même coup de nouvelles voies pour un tourisme de luxe explorant l’extrême septentrion.

Perçu généralement comme une menace pour la planète, le « global warming » a paradoxalement soulevé une grande vague d’espoir parmi le peuple groenlandais. Car, pour cet immense territoire autonome dépendant du Danemark, la hausse de la température est synonyme non seulement de désenclavement, mais aussi d’accès facilité aux richesses d’un sous-sol très prometteur : hydrocarbures, gaz naturel, terres rares et uranium en particulier. De quoi relancer l’économie d’une région vivant alors essentiellement de pêche ainsi que le rêve d’indépendance caressé par une grande partie de la population.

Arctique, un thriller d'anticipation sur fond de guerre écologique.
Arctique, un thriller d’anticipation sur fond de guerre écologique.© CHRISTOPHE ENGELS

Le « péril jaune »

Lors de son premier voyage au Groenland en préparation d’Arctique, en août 2016, Anne-Cécile Vandalem s’est notamment rendue à Sisimiut, ville de 5 500 habitants de la côte ouest où a été lancée, en 2008, la Greenland School of Minerals and Petroleum, première école du Groenland destinée à former à l’industrie minière. « Lorsque les Groenlandais ont commencé à penser que les mines étaient leur avenir, ils se sont assez vite rendu compte qu’ils avaient un problème de compétences qui les mettait en concurrence avec la main-d’oeuvre étrangère, précise la metteuse en scène. Entre 2009 et 2013, on a cru que le Groenland allait devenir le nouvel Eldorado. Mais en 2013, tout le monde est parti après s’être rendu compte que l’exploitation coûterait trop cher là-bas. » « Ces dix dernières années, beaucoup de choses ont été dites sur le Groenland en matière de développement potentiel, mais jusqu’ici, il n’y a pas grand-chose qui s’est concrétisé, constate pour sa part Damien Degeorges, docteur en sciences politiques, consultant spécialiste des enjeux géopolitiques du Groenland et de l’Arctique, actuellement basé à Reykjavik, la capitale islandaise. Cependant, certains y conservent un intérêt, notamment les Chinois. »

Le 7 décembre 2012, le Parlement groenlandais adoptait une loi permettant aux multinationales d’importer de la main-d’oeuvre étrangère à bas prix. Dans le viseur: le débarquement de plusieurs milliers d’ouvriers chinois pour exploiter une mine de fer située à 150 kilomètres de la capitale, Nuuk. Avec l’objectif de produire annuellement 15 millions de tonnes pour le marché chinois. Début 2018, le projet d’importation de main-d’oeuvre chinoise n’est toujours pas réalisé, mais la menace plane. Un « péril jaune » qui inquiète les Américains. « Cela fait plusieurs années que je considère l’Arctique comme le second acte du rapport de force entre les Etats-Unis et la Chine après la mer de Chine méridionale, affirme Damien Degeorges. La mer de Chine méridionale, c’est l’arrière-cour de la Chine, et l’Arctique, c’est l’arrière-cour des Etats-Unis. Le Groenland en constitue la pièce maîtresse, en tant que « zone de défense américaine sous souveraineté danoise ». Au nord-ouest, la base de Thule est capitale pour la défense du territoire américain. Il est évident que les Etats-Unis n’ont pas envie de voir leur grand adversaire du xxie siècle prendre ses marques au Groenland. »

Faire tourner un pays

Anne-Cécile Vandalem.
Anne-Cécile Vandalem.© PHILEDEPREZ

Anne-Cécile Vandalem situe l’action d’Arctique en 2025. Tandis que l’Europe est en guerre écologique et économique, le Groenland y représente une sorte de dernier Eden que cherchent à rejoindre sept personnages embarqués clandestinement à bord de l’Arctic Serenity. Pour Damien Degeorges, même à moyen terme, imaginer le Groenland devenir un Etat – sans même parler de réelle indépendance – appartient bien au domaine de la fiction. « En termes de population, le Groenland est une petite ville, relève-t-il. Avec ses 56.000 habitants environ, il n’a pour l’instant pas le niveau d’éducation nécessaire pour faire tourner un pays, qui plus est d’une telle superficie. Penser ne serait-ce qu’à un miniservice diplomatique est déjà très compliqué. Puis, il y a les questions de défense, de politique étrangère, de monnaie… La façon dont certains Groenlandais voient l’indépendance n’est pas compatible avec les défis géopolitiques qui s’imposeraient à eux. Les Groenlandais ont regardé avec envie le boom touristique de l’Islande voisine, qui est d’ailleurs toujours en cours. Mais la configuration du territoire n’est pas la même. Le seul grand projet actuellement viable pour un développement du Groenland – durable, qui plus est -, c’est le développement de Nuuk. L’idée est notamment de faire en sorte que sa population double: on en arriverait à une situation à l’islandaise où la capitale concentre en gros 60% de la population du territoire. Alors on pourrait envisager là des projets d’infrastructures. »

Au cours de son séjour à Nuuk, Anne-Cécile Vandalem a pu constater à quel point la ville était en train de s’étendre: « On y construit énormément, beaucoup de grands immeubles. Il y a des nouveaux quartiers partout. Le Groenland est un territoire qui n’a pas de routes. Les avions sont extrêmement chers. Un bateau traverse une partie de la côte ouest mais il fait l’aller-retour en une semaine. Il n’y a pas de circulation possible. Ce sont des problématiques vieilles et bien connues, mais qui pour le moment se résolvent uniquement en regroupant les gens dans les villes, à Nuuk notamment. »

Le Groenland, un territoire qui n'a pas de routes.
Le Groenland, un territoire qui n’a pas de routes.© ANNE-CÉCILE VANDALEM

Réintégrer l’Union européenne?

Selon Damien Degeorges, une des pistes qui pourraient changer l’avenir du Groenland serait qu’il réintègre l’Union européenne, quittée en 1984 (il s’agissait alors de la CEE), essentiellement pour échapper aux contraintes pesant sur l’industrie de la pêche. « Bien avant qu’on ne parle de Brexit, il y a donc eu un « Groenlandxit », note-t-il. Aujourd’hui, le Groenland est un territoire d’outre-mer associé à l’Union européenne, au même titre que la Nouvelle-Calédonie, par exemple, côté français. La question d’un retour du Groenland dans l’UE s’est posée il y a plusieurs années, au moment de la candidature à l’UE de l’Islande, et en 2016, une éventuelle évaluation des avantages et des inconvénients d’un tel retour avait fait l’objet d’un débat parlementaire. Parmi les avantages, il y a l’accès à des fonds régionaux pour développer les infrastructures. Ça permettrait déjà de régler quelques problèmes et d’envisager ensuite d’autres projets. Ce serait un changement majeur, mais ce n’est ni pour demain, ni pour après-demain. Sur la question de l’UE comme au sujet de l’indépendance, on constate une sorte de scission entre la capitale, où les gens sont plus ouverts sur le monde, et le reste du Groenland. C’est, entre autres, une question d’éducation. »

Une question qu’ont bien comprise les Chinois, qui planifient prochainement l’ouverture d’un institut Confucius au Groenland, comme ils l’ont fait il y a dix ans en Islande. « Depuis 2008, ils ont formé au chinois près de 3.000 Islandais, soit environ 1% de la population de l’île, précise encore le politologue. Si vous formez ne serait-ce que 0,1% de la population au Groenland, en ciblant bien les personnes, vous pouvez toucher tous les décideurs locaux. Le Groenland, ce sont 31 parlementaires, cinq maires et une petite dizaine de ministres. Avec 25-30 personnes, l’équivalent d’une salle de classe, vous « contrôlez » le territoire. En cela, l’éducation est pour moi l’arme la plus efficace. Ce sont des petits leviers qui peuvent faire la différence. »

Damien Degeorges, docteur en sciences politiques
Damien Degeorges, docteur en sciences politiques© DAMIEN DEGEORGES

Sorti des glaces mais aussitôt pris dans la toile des enjeux stratégiques mondiaux, le Groenland doit aussi assumer une population inuite (38.000 habitants) complètement coupée de ses racines et privée de ses activités traditionnelles de chasse et de pêche, et à un taux de suicide parmi les plus élevés du monde (surtout parmi les jeunes générations). Reste la beauté de sa nature, jusqu’ici préservée. « Ce qui m’a le plus marquée, c’est le silence, se souvient Anne-Cécile Vandalem. Dans la montagne, on entend les oiseaux voler, on entend battre les ailes des corbeaux quand ils arrivent. L’air et le silence. Il y a une telle sensation de vide. Et puis il y a la lumière. En été, le coucher de soleil s’étend entre 21 heures et minuit, avec une lumière incroyable sur des montagnes rouges, sur des maisons de toutes les couleurs, sur la mer, des glaciers blancs. » Le Groenland vit de rêves depuis plus de dix ans, mais il en a encore plein sa besace.

Arctique: à voir du 23 janvier au 3 février au Théâtre national à Bruxelles, du 8 au 10 février au Théâtre de Namur.

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