L'Homme qui marche, Alberto Giacometti, 1960 (1 805 cm × 97 cm × 23,9 cm). © FONDATION ALBERTO ET ANNETTE GIACOMETTI, PARIS - photomontage : le vif/l'express

Brise-larmes

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Boris Cyrulnik.

En se levant ce matin, le neuropsychiatre de 80 printemps sait qu’il s’apprête à affronter une très longue journée. La seconde de son  » tour promo  » à Bruxelles, qui le voit enchaîner les dédicaces et les rendez-vous chez les libraires, le tout entrecoupé de déjeuners et dîners-conférences dans des cercles d’affaires. Là, devant un public plutôt béotien en la matière, Boris Cyrulnik reprend tout, à zéro, en expliquant le phénomène de résilience – pierre angulaire de ses recherches depuis cinquante ans, ou comment surmonter ses traumatismes et renaître de ses souffrances – tout en abordant avec beaucoup d’ambition le sujet de son dernier livre, Psychothérapie de Dieu chez Odile Jacob.

Mais aujourd’hui, c’est la journée des journalistes. L’attachée de presse de la maison d’édition parisienne a même pris le premier Thalys pour rejoindre son auteur et l’assister dans cette laborieuse journée. Plus ou moins sept interviews. Qui commencent pour la plupart par :  » Comment avez-vous eu l’idée de ce livre ?  » A quoi le psychiatre répond par :  » J’étais au Congo pour l’Unesco quand des enfants soldats m’ont interpellé en me demandant pourquoi ils ne se sentaient bien qu’à l’église, alors qu’ils ne sont même pas croyants.  » Avant que le journaliste, menton dans la main, enchaîne sur un :  » Boris Cyrulnik, quel est le sens profond de ce dernier livre, et en quoi diffère-t-il de vos précédents ouvrages ?  » Le lot des journées de promo durant lesquelles un auteur est invité à répéter inlassablement les mêmes anecdotes, les mêmes secrets de fabrication, en faisant oublier qu’il les raconte depuis quatre mois.

Le neuropsychiatre se redresse dans son fauteuil pour marquer la différence entre l’anecdotique et l’essentiel et, d’une voix calme et sereine, il déclare que Psychothérapie de Dieu entend répondre à la question du  » pourquoi  » mais surtout du  » comment  » de la croyance en Dieu. Dévoilant qu’elle dépend, certes, des interactions précoces de l’enfant avec son environnement, mais qu’elle entraîne surtout des réactions positives du système nerveux qui s’apparentent à un sentiment d’allégresse ou d’élation. En gros, on est plus heureux et on se sent mieux quand on croit en Dieu. Pas étonnant donc que la Terre soit peuplée de plus de sept milliards de croyants, alors que les athées ne représentent pas plus de 500 millions d’individus.

L’art de survivre

Dix heures tapantes dans un hôtel de luxe de la capitale. L’attachée de presse nous rejoint, s’installe derrière les sets en cuir d’une table ordinaire et devise gentiment sur les charmes des journées bruxelloises avant que n’arrive Boris Cyrulnik qui, la mine enjouée, confesse s’être perdu dans les couloirs avant de trouver enfin le lieu du rendez-vous.  » C’est fou ce que cet hôtel est grand ! Je m’en doutais un peu en voyant la taille de la baignoire ce matin, une vraie piscine. Somptueux !  » Alors qu’il s’apprête à vous parler des enfants soldats en Afrique, nous lui rappelons que c’est d’art dont il s’agit aujourd’hui, ou plus particulièrement du rapport qu’il entretient avec ses oeuvres préférées. Un brin hésitant, le directeur d’enseignement se reprend et confie que l’art fait avant tout partie de la vie car dès qu’un enfant est seul, il est contraint à l’art.  » L’art permet de combler le manque de la mère. Maman s’absente, l’enfant est malheureux, il a peur du monde. Pour se rassurer, il va se mettre à la dessiner avec ses cheveux, sa jupe et ses talons hauts, il pense à son retour et ça le rassure. A l’image d’un doudou, d’une peluche ou d’un foulard. Dessiner sa maman permet à l’enfant de croire que sa mère est toujours là, même quand elle est absente.  »

Boris Cyrulnik, lui, n’a presque pas connu la sienne, ni son père. Des immigrés juifs d’Europe centrale qui auront tout juste le temps de confier leur fils de 5 ans à l’assistance publique avant d’être déportés en 1942. Livré à lui-même, il échappe de justesse à plusieurs rafles avant d’être caché çà et là par des Justes en attendant la fin de la guerre. Ses parents ont moins de chance : ils ne réchappent pas d’Auschwitz. Ce n’est qu’à la Libération que le gamin est recueilli par une tante.  » Durant mon enfance, l’art m’a permis de m’inventer un monde merveilleux, un univers mégalomane et mythomane fait de représentations magnifiques qui me préservaient du désespoir.  » Un monde de libertés et de beautés, dans lequel le petit Boris s’imagine journaliste ou metteur en scène. Une passion pour les lettres et le cinéma qui, bien qu’il n’ait pas suivi cette voie, ne cessent de l’habiter. Adolescent déjà, il s’imagine écrivain. Il n’hésite d’ailleurs pas à envoyer ses textes et ses nouvelles à Vaillant, le journal le plus captivant, devenu Pif Gadget, ou à passer le concours général destiné aux trente meilleurs étudiants en littérature :  » Je n’ai pas eu de prix mais ce jour-là j’ai eu la certitude que pour m’en sortir, je devais être un créateur. Parce que l’art, c’est un bouclier contre le malheur.  »

Pourtant, il ne franchit pas le pas. Affamé de sécurité, le fils d’immigrés né dans la misère noire poursuit, comme souvent dans ces cas-là, des études de médecine pour s’intégrer plus rapidement dans la société.  » Un peu comme les Maghrébins aujourd’hui « , ajoute-t-il. Car chez les Cyrulnik, peu importe la guerre, on a toujours été pauvre :  » On l’était très fort avant, follement pendant et très fort après « , glisse-t-il avant d’éclater de rire.

Assis ce matin dans cet hôtel de luxe, il se rappelle n’être allé qu’une seule fois avec ses parents au cinéma. C’était son tout premier contact avec l’art. Il se souvient d’eux, debout et serrés au fond de la salle (places de dernière catégorie) et de leurs éblouissements à tous les trois devant ces images de Fernandel en noir et blanc. Le comédien était attaché sur une table et une chèvre le torturait en lui léchant les pieds (dans François Ier de Christian-Jaque). Un souvenir imprécis mais dont rit encore l’éthologue qui révèle que depuis ce jour, le cinéma lui paraît toujours être un acte magique. Fan de Louis Malle, il considère Roman Polanski comme le meilleur de tous :  » C’est un homme qui a véritablement thématisé sa vie, de Rosemary Baby au Pianiste. Son pouvoir d’évocation est énorme et ça me touche terriblement.  » D’ailleurs, s’il avait été cinéaste, Boris Cyrulnik reconnaît qu’il aurait probablement fait pareil que dans ses essais :  » Tout aurait encore tourné autour de la résilience. C’est le thème de toute ma vie.  »

Rétrospectivement et bien qu’il soit adulé dans sa spécialité, il regrette parfois de n’avoir pas tenté l’Institut des hautes études cinématographiques (Idec) plutôt que d’avoir pris le chemin de la médecine.  » Comme enfant d’immigrés, j’avais besoin d’un chemin stable et sécurisant. Si j’avais eu plus de courage, j’aurais pris le risque mais à ce moment-là, je ne l’avais pas.  » Son épouse, par contre, a fait tout le contraire. Médecin, comme lui, chercheuse durant des années à l’Insea, l’Institut national de statistique et d’économie appliquée, elle a tout plaqué pour devenir artiste et conseillère municipale.  » Son monde est celui des images et de la peinture, le mien est fait de gens et de mots. Non seulement elle est belle et intelligente, mais en plus elle me bluffe toujours tant elle réussit tout ce qu’elle entreprend « , précise-t-il avant de terminer son café.

Toucher le mouvement

Parmi ses oeuvres d’art préférées, il y a ces dessins de Delacroix pris sur le vif lors de son voyage en Afrique, en 1832 :  » Il ne peut pas y avoir de peintures plus belles ; en deux ou trois coups de crayon, avec seulement quelques taches de couleur, il dit tout de l’ambiance marocaine. Il en saisit l’essence. Il n’y a rien de plus beau.  » Fou de Méditerranée, le neuropsychiatre enseigne toujours à Toulon comme à Casablanca, où il se plaît beaucoup à former de futurs médecins arabo-musulmans,  » le top du top  » selon lui. Des jeunes riches et fiers de leur culture tout en ayant digéré la culture française.  » Le contraire, finalement, de ceux nés en Europe, confinés dans leurs isolats culturels et imperméables à la culture qui les entoure.  » Poursuivant sur ses coups de coeur artistiques, Boris Cyrulnik avoue être particulièrement sensible au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), construit à Marseille par l’architecte Rudy Ricciotti.  » La Méditerranée, le berceau de la civilisation, lepoint de départ de tous les drames qui l’accompagnent aussi. J’ai autant d’amour que de peur pour elle…  »

Il y a aussi cette oeuvre de Giacometti qu’il adore – comme la sculpture en général, à propos de laquelle il dit apprécier de pouvoir la toucher :  » Mis à part le vêtement de mode, il est peu d’art qu’il nous est possible de toucher des mains. J’ai beaucoup de sculptures, des copies pour la plupart, et de les voir chaque jour m’emplit de joie.  » Selon lui, il y a quelque chose de noble dans la notion  » d’objet « , qu’il distingue très nettement du concept de  » chose « . Car si un objet est une chose,  » il la transcende et la dépasse en ce qu’il est façonné par un homme qui choisit de l’imprégner de sa pensée ou de sa mentalité « . Boris Cyrulnik se défend pourtant d’en amasser :  » J’ai observé que le collectionneur s’accapare plus souvent des objets dans le but de les posséder que de les regarder. Comme Don Juan, qui ne regardait même plus les femmes une fois qu’il les avait séduites, le collectionneur n’admire plus ses oeuvres d’art une fois qu’il les possède.  » Revenant à Giacometti, le neuropsychiatre se rappelle l’avoir découvert lors de l’adolescence, le temps où l’on pose tant ses premiers choix amoureux que ses goûts artistiques, toutes ces bases qui nous permettront de nous définir comme adulte ensuite. A cette époque, l’ado s’est choisi une forme d’art un peu étrange faite de figures filiformes mais qui se mettent en marche :  » Peu importe la destination, ce qui compte, c’est le mouvement. De toute façon, ce n’est qu’en se retournant sur le chemin parcouru que nous lui donnons un sens.  »

Une heure a passé. La récréation est terminée. Boris Cyrulnik s’apprête à replonger dans la promotion de son livre. Dernière question, donc. Pourquoi ne croit-il pas en Dieu alors que, selon lui,  » croire  » pour une personne  » ouverte  » est plus que bénéfique.  » Mais c’est à cause de Dieu ! Dans sa toute-puissance, s’il avait voulu que je croie en lui, il m’aurait donné rendez-vous. Or, il ne m’a jamais rendu visite ! « 

Dans notre édition du 15 décembre : Bruno Coppens.

Alberto Giacometti (1901 – 1966)

Fils d’un peintre impressionniste suisse, Alberto débute son apprentissage chez le sculpteur français Bourdelle. Très influencé par l’art africain et océanien, il adhère un temps au mouvement surréaliste français avant de poursuivre son obsession et de poser la question de la réalité et de sa représentation. Des silhouettes qu’il dépouille inlassablement pour n’en garder que l’essentiel, Giacometti connaîtra la gloire et la reconnaissance dans les dernières années de sa vie. Une légende presque vivante que son frère Diego, artiste lui aussi, et son épouse veilleront à transmettre.

Sur le marché de l’art. En 2015, L’Homme au doigt devenait l’oeuvre sculptée la plus chère au monde (plus de 112 millions d’euros). Plus abordable, un lampadaire (l’artiste versait dans l’art décoratif également) peut être emporté pour 169 000 euros, les estampes naviguant entre 3 000 et 75 000 euros.

Carnet de voyage au Maroc, Eugène Delacroix, 1832.
Carnet de voyage au Maroc, Eugène Delacroix, 1832.© belgaimage

Eugène Delacroix (1798 – 1863)

 » La Flandre a Rubens, l’Italie Raphaël […], la France : Delacroix […] « , ainsi parlait Baudelaire qui reconnaissait en ce dernier tant l’archétype du peintre romantique que l’ambassadeur de la vie moderne. Tantôt classique, romantique ou orientaliste, ce coloriste exceptionnel ne se départira jamais ni de la violence de ses sujets ni de l’exaltation de leurs sentiments.

Sur le marché de l’art. Pas si cher et c’est bien là tout le paradoxe du marché de l’art ! Toujours prêt à spéculer des sommes folles sur des oeuvres  » bulles « , il en dédaigne les valeurs sûres. A l’objection des grincheux qui ne le trouverait pas  » moderne « , sachez que Delacroix frôle pourtant souvent l’abstraction.

Pour les tableaux : à partir de 5 000 euros (petits certes) jusqu’en dizaines de milliers d’euros, les records en millions évidemment. Pour les dessins : à partir de 1 000 euros.

Le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, à Marseille, réalisé par Rudy Ricciotti.
Le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, à Marseille, réalisé par Rudy Ricciotti.© Patrick Aventurier/getty images

Rudy Ricciotti (1952)

Superstar de l’architecture contemporaine. Son nom restera gravé dans les mémoires pour le pavillon des arts de l’islam au Louvre et le stade Jean Bouin à Paris ou le bâtiment J4 du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille. Il faut dire que Ricciotti était taillé pour le rôle puisqu’il est né en Algérie, de père italien et est de nationalité française. Si ses réalisations sont aussi variées que les lieux qui les accueillent, on reconnaît le travail de l’architecte à son désir de relier la nature à l’homme, le passé au présent ou le rêve à la réalité. Car si pour lui l’architecture est un sport de combat, elle reste avant tout la narration d’une histoire qui se désire poétique.

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