En 2016, déjouant les pronostics, Sunderland a voté à 61 % pour la sortie de l'UE, malgré les aides généreuses de L'Europe. © ALBERT GEA/REUTERS

Avec les déçus du Brexit

Le Vif

Dans le nord-est de l’Angleterre, ce bastion favorable à la sortie de l’Union européenne cultive le souvenir de sa grandeur passée, imperméable aux réalités du présent. Pour le moment…

Dans un sens, tout est parti d’ici. Le 24 juin 2016, vers 2 heures du matin, des millions de Britanniques attendent, devant leur poste de télévision, les premiers résultats du référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE). Ce soir-là, la circonscription de Sunderland ouvre le bal, et prend de court tous les analystes : dans cette ville populaire de quelque 280 000 habitants, située dans le nord-est de l’Angleterre, le Brexit réunit 61 % des suffrages. Le score fait l’effet d’un coup de tonnerre.

Car Sunderland doit beaucoup à l’UE. Depuis dix ans, la ville a bénéficié de 26 millions d’euros de fonds européens. Du port maritime à la zone industrielle, sans oublier les routes, toutes les infrastructures ont profité de la manne. Surtout, l’économie de la ville dépend de l’immense usine d’assemblage automobile Nissan, toute proche, avec ses 7 000 emplois directs et ses quelque 20 000 emplois indirects, dont la moitié de la production est destinée à l’Union européenne. En se prononçant pour le Brexit, les habitants de Sunderland semblent incarner des  » dindes qui votent pour Noël « , selon la jolie expression anglaise.

 Port maritime (ici, sur le Wear), zone industrielle, routes : toutes les infrastructures ont profité des fonds de l'UE.
Port maritime (ici, sur le Wear), zone industrielle, routes : toutes les infrastructures ont profité des fonds de l’UE.© R. HARDING PREMIUM/AFP

Près d’un an et demi après le référendum, regrettent-ils leur choix ? Oui, à en croire un récent sondage du Sunderland Echo, le journal local, selon lequel 63 % préféreraient désormais rester dans le club européen. La valeur scientifique de l’enquête est contestée mais, dans les pubs comme sur les marchés, les avis sont très partagés.  » Si j’ai voté pour que nous quittions l’Union européenne, explique Kate, une jeune mère de famille, c’est parce que j’ai cru le slogan des partisans du Brexit, qui ont promis d’attribuer au système de santé les 350 millions de livres sterling (390 millions d’euros) que nous versons chaque semaine à l’UE. Aujourd’hui, je comprends que c’était un mensonge et je préférerais rester au sein de l’Union.  » Mais John Hutchinson, retraité, persiste et signe :  » Il est temps que nous sachions qui gouverne et qui est responsable : nos leaders élus qui siègent à Westminster, ou des fonctionnaires anonymes à Bruxelles ? Pour moi, c’est une question d’identité, pas d’économie.  » C’est aussi, pour lui, une question de dignité. Les fonds européens ? Tant pis.

Sous une pluie mesquine, le long de Blandford Street, dans le centre de Sunderland, seules les boutiques des prêteurs sur gage font de bonnes affaires, au point qu’elles sont parfois voisines les unes des autres : H & T Money, Cash Converters, Albemarle Bond… Parmi les agglomérations de taille comparable, la ville figure parmi les 15 plus pauvres du pays (1). Mais cela n’a pas toujours été le cas. Au début du xxe siècle, comme le rappelle une des vitrines du musée local,  » les bateaux de Sunderland voguaient sur les mers du monde entier « . A l’embouchure du Wear, la cité a longtemps été, aussi, l’un des principaux centres des charbonnages de la région. Mais le dernier chantier naval a fermé en 1988, et la dernière mine de charbon a été liquidée en 1994. Malgré l’ouverture d’usines d’électronique et d’assemblage automobile, la région ne s’en est jamais vraiment remise. Ici comme ailleurs, le choix du Brexit a été largement majoritaire parmi les personnes âgées. Et il s’explique en partie, sans doute, par une nostalgie certaine pour l’Angleterre d’antan.

Theresa May risque fort d'être chassée de Downing Street par ses propres alliés.
Theresa May risque fort d’être chassée de Downing Street par ses propres alliés.© F. LENOIR/REUTERS

 » Au sein du Royaume-Uni, si vous mettez de côté l’Ecosse, l’Irlande du Nord, le pays de Galles et la région de Londres, cosmopolite et très particulière, tout le reste de l’Angleterre s’est prononcé en faveur de la sortie de l’Union européenne, rappelle Fintan O’Toole, brillant chroniqueur de l’Irish Times (2). Partout, du nord au sud, une nation entière a dépassé ses clivages sociaux et ses divisions géographiques pour se rallier, avec plus de 60 % des suffrages, derrière le slogan des partisans du Brexit : « Reprenons le contrôle ». La campagne pro-Brexit a multiplié les références à l’ancien Empire britannique, comme si le pays pouvait renouer avec sa gloire passée, et elle a provoqué un sursaut nationaliste et antieuropéen. Mais la nation en question n’est pas le Royaume-Uni. C’est l’Angleterre.  » Chez Waterstones, une librairie du centre de Sunderland, Julie, la vendeuse, dit la même chose à sa manière :  » Dans une petite ville comme celle-ci, la plupart des gens ont suivi la campagne pour le référendum à la télévision. Comme le sujet est très compliqué, ils ont voté avec leurs tripes, dans le secret de l’isoloir, souvent sans réfléchir et sans comprendre les enjeux.  » Même le maire, Paul Watson, parle d’un  » vote irrationnel « .

L'avenir de la ville dépend de l'usine automobile Nissan qui achète la plupart de ses composants hors du pays.
L’avenir de la ville dépend de l’usine automobile Nissan qui achète la plupart de ses composants hors du pays.© NIGEL RODDIS/REUTERS

Et pour cause. L’avenir de Sunderland dépend, pour une large part, du destin de l’usine Nissan. Située sur un ancien terrain de la Royal Air Force, à deux pas de la ville, le long de l’autoroute A19, un demi-million de voitures y sont produites chaque année, soit deux par minute, dont les 4 × 4 urbains Juke et Qashqai, la citadine Note et la Leaf, une voiture électrique. Or une grande partie des composants sont achetés à l’étranger : dans une Nissan Qashqai, par exemple, la partie moteur, transmission, châssis, électronique de bord est produite hors du Royaume-Uni. A défaut d’un accord entre Londres et Bruxelles, les sorties annoncées du marché unique et de l’union douanière entraîneraient l’instauration de barrières aujourd’hui inexistantes. Dans la pire des hypothèses, les règles de l’Organisation mondiale du commerce entreraient en vigueur : des droits de douane de 10 % seraient appliqués aux véhicules exportés vers l’UE, et de 2,5 à 4,5 % pour les composants importés. En octobre 2016, Carlos Ghosn, patron de Nissan (et de Renault), a exigé des  » compensations  » et menacé de suspendre ses investissements. Lors d’une rencontre avec la Première ministre Theresa May, celle-ci lui a remis une  » promesse écrite « , dont le contenu précis n’a jamais été rendu public, que l’environnement économique resterait  » compétitif « . Le constructeur automobile japonais semble donner à Londres le bénéfice du doute et s’engage à construire deux nouveaux modèles dans l’usine de Sunderland, tout en demandant que le gouvernement encourage, à coups de subventions, la production made in England de ses fournisseurs.

Le bras de fer est révélateur du casse-tête que représente le Brexit. A l’échelle nationale, le Royaume-Uni produit environ 1 million et demi de voitures par an, dont près de 80 % sont exportées. L’industrie automobile emploie 800 000 personnes et fait figure d’exception dans un pays par ailleurs largement désindustrialisé. Mais ce succès est lié aux firmes étrangères, qui ont massivement investi sur place : Nissan, bien sûr, mais aussi Toyota, BMW, Ford, General Motors… Demain, en l’absence d’un accès au marché unique européen, les dirigeants conservateurs favorables au Brexit, chantres du libre marché et du capitalisme mondialisé, se verront-ils contraints d’accorder des aides de l’Etat à ces constructeurs, afin qu’ils acceptent de rester au Royaume-Uni ? Un tel scénario relèverait de l’humour absurde des regrettés Monty Python.

Nombre de supporteurs du Brexit, heureux le soir du référendum, regretteraient leur choix.
Nombre de supporteurs du Brexit, heureux le soir du référendum, regretteraient leur choix.© TOBY MELVILLE/REUTERS

Selon la plupart des sondages, une majorité de Britanniques seraient toujours favorables au Brexit. Une partie de l’explication tient, sans doute, au fait que la catastrophe économique redoutée n’a pas eu lieu. Car les partisans de l’UE prédisaient une chute brutale des investissements, dès l’an dernier, et un décrochage rapide de l’économie nationale. Or l’impact du Brexit a été beaucoup plus lent que prévu. Reste que, l’une après l’autre, les mauvaises nouvelles s’accumulent. Le 17 octobre dernier, en présentant son rapport sur le Royaume-Uni, l’OCDE, un club de pays développés, a rendu un verdict sévère : la croissance, qui était de 1,8 % en 2016, a chuté à 1 % en rythme annualisé au premier semestre de 2017. Une mauvaise nouvelle ne venant jamais seule, les statistiques de l’inflation, publiées le même jour, traduisent une hausse des prix annuelle de 3 %, le chiffre le plus élevé depuis cinq ans. Dans le même temps, la hausse des salaires est estimée à 2,1 %. En d’autres termes, le pouvoir d’achat des ménages s’effrite.

Ceux de Sunderland n’ont pas encore tous compris les liens de cause à effet entre leur vote et les nuages qui s’accumulent à l’horizon. Qu’en sera-t-il demain, si les performances économiques du Royaume-Uni continuent à se détériorer ? Déjà affaiblie par les querelles internes de son parti et sa majorité réduite au Parlement, après les élections du 8 juin dernier, Theresa May risque fort d’être chassée de Downing Street par ses propres alliés. Les prochaines élections générales, d’ici à 2022, pourraient alors opposer Boris Johnson, l’actuel ministre des Affaires étrangères, bouillonnant et imprévisible, au leader du Parti travailliste, Jeremy Corbyn, proche de l’extrême gauche. Oh, England…

(1) Selon « Sunderland Economic Leadership Board : Implications for Sunderland of the UK’s EU in/out referendum » (mai 2016).

(2) Lire son analyse remarquable, « Brexit’s Irish Question » dans la New York Review of Books, le 28 septembre 2017 (en anglais).

Par Marc Epstein.

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