© GHASSAN JANSIZ

« Un urbanisme mal pensé, comme à Homs, ne peut qu’attiser un conflit »

Quand Homs, « capitale de la révolution syrienne », s’est retrouvée à feu et à sang en 2012, cette architecte sunnite a choisi d’y rester par attachement et loyauté à ses racines. Aujourd’hui, elle parcourt le monde pour expliquer comment un urbanisme mal pensé peut jouer un rôle dans la propagation d’un conflit. Son livre The Battle for Home (1) est un appel à rendre la Syrie à nouveau habitable.

A quoi ressemble votre ville de Homs aujourd’hui ?

Depuis le cessez-le-feu en 2015, les dernières forces rebelles ont quitté la ville et le calme est revenu. A part les points de contrôle militaire, on ne voit plus de signe de conflit. Les gens se réinstallent là où c’est possible, mais la circulation reste difficile entre les quartiers à cause de barricades. La vieille ville est détruite, y compris mon studio d’architecture, et 60 % des autres quartiers ne sont plus que des ruines. Les destructions vont au-delà de toute imagination.

En quoi l’urbanisme a-t-il pu peser sur le conflit ?

Auparavant, Homs était un modèle en Syrie. Pauvres et riches, propriétaires et locataires, chrétiens et musulmans, vivaient côte à côte. On l’appelait  » la mère des pauvres  » car on pouvait y vivre sans trop de moyens. De l’extérieur des maisons, on ne pouvait pas distinguer l’état de fortune de leurs occupants, ni leur religion. Il régnait une sorte d’égalité qui amenait aussi le respect mutuel. Au xxe siècle, le développement des nouveaux quartiers a tout chamboulé. Ce fut le début d’une ségrégation basée sur la classe sociale, l’origine ou la foi. Des ghettos se sont créés autour du centre historique, avec un isolement et même une aliénation des habitants de plus en plus confinés dans leur microcité et sans relation avec les autres quartiers. Cela n’a fait qu’attiser la guerre civile.

Pourquoi la violence a-t-elle d’abord éclaté dans le quartier populaire sunnite de Baba Amr ?

A cause des injustices ressenties par les habitants qui vivaient dans ce genre de quartiers construits de manière informelle, un peu comme des bidonvilles mais en dur. Ils s’entassaient dans des logements mal entretenus, juste à côté de nouveaux appartements modernes. Comme leur statut de propriétaire était informel, ils n’étaient pas autorisés à construire le même type de logement. De cela a découlé une jalousie à l’égard de ceux qui vivaient dans des ensembles plus sophistiqués.

Rester à Homs nous a donné de belles leçons de vie »

Quel a été le tournant ?

Ce fut graduel. Le mandat français a provoqué un changement radical, avec la création de nouveaux quartiers et de boulevards de type haussmannien. L’indépendance de la Syrie en 1946 fut politique, mais pas réellement mentale. On a eu recours aux mêmes architectes. Le boom industriel des années 1950 a mis de côté l’art traditionnel de construire, avec tout le savoir qu’il contenait. Ajoutez-y l’approche socialiste, illustrée par ces buildings identiques comme des cages.

Dans les beaux quartiers, vous racontez que les citoyens de milieu aisé ont encouragé les jeunes à prendre les armes.

Je suis assez critique envers ces gens qui encouragent à se révolter mais qui ne bougent pas eux-mêmes. Ils prétendaient vouloir mettre fin à un système corrompu mais beaucoup d’entre eux ont construit leur fortune sur la corruption. Ils n’ont rien entrepris pour éviter que la ville ne devienne un ensemble fragmenté.

Pourquoi êtes-vous restée à Homs avec votre mari et vos deux enfants, alors que tant d’autres ont pris le chemin de l’exil ?

C’est vrai qu’avec notre niveau d’anglais, mon mari et moi aurions pu trouver du travail dans un autre pays. Mais la plupart de ceux qui sont partis ne se sont pas trouvés dans une meilleure situation. Le fait de rester nous a donné de belles leçons de vie, y compris dans notre profession. J’en ai acquis un sens de la responsabilité à l’égard de ma ville, pour laquelle j’ai cherché à me rendre utile.

Qu’avez-vous pensé quand la guerre a éclaté ?

Cela nous a fort choqué, d’abord. C’était si énorme. Et cela prenait de l’ampleur chaque jour. D’abord les manifestations, ensuite les tirs, les snipers, les chars, les avions, les bombes… Bien sûr, j’avais peur, et mes enfants également. Le fracas des immeubles qui s’effondrent, c’était effrayant. Nous sommes restés confinés deux ans dans notre appartement. Mon mari, également architecte, et moi n’avons jamais paniqué. Il était mon roc. En 2011, alors qu’il allait chercher un prix au Koweït, il a été arrêté durant trois longues journées, simplement parce que son lieu de naissance indique Baba Amr.

Homs dévastée : la reconstruction ne fait l'objet d'
Homs dévastée : la reconstruction ne fait l’objet d' »aucune vision ».© FJDO

Que dites-vous à vos étudiants qui sont partis en exil ?

Je leur dis que s’ils attendent que le pays se rétablisse pour revenir, ils ne reviendront jamais. Si chacun attend depuis l’extérieur que les logements se reconstruisent et que les emplois se créent, qui va reconstruire le pays ? Ce n’est pas juste d’attendre que tout revienne à la normale pour rentrer à la maison et reprendre le travail comme si de rien n’était.

Comment peut-on rendre hommage aux innombrables victimes du conflit ?

Par la mémoire.

En Europe, on les symboliserait par un monument, une cérémonie, une place…

C’est une approche occidentale de la souffrance. Ce que vous appelez  » rendre hommage  » ne fait que perpétuer une situation. Nous avons une approche différente. Dans notre longue histoire, nous avons connu tant de guerres et de tragédies. Nous préférons nous raccrocher à ce qui subsiste, à le transformer en bien et en beau, plutôt qu’à perpétuer un élément de l’histoire. Nous devons accepter le bien et le mal que nous sommes appelés à rencontrer, et aller de l’avant. Appelons cela le  » destin « .

Existe-t-il un plan pour reconstruire les villes détruites ?

Il n’y a aucune vision. Dans mon livre, j’écris que la seule école d’urbanisme en Syrie n’est pas le modernisme mais le  » moodanism  » (NDLR : mood = humeur) : les formes des bâtiments sont dictées par l’humeur des dirigeants du moment, sans le moindre souci des besoins des habitants. Dans toutes nos institutions, les gens très qualifiés sont marginalisés. D’autres ont réussi à prendre leur place, par népotisme, favoritisme ou par la corruption, ce qui créée une frustration sans fin.

Si vous deviez reconstruire Homs, par où commenceriez-vous ?

Je ferais à nouveau couler la rivière Asi, qui n’est plus qu’un égout à ciel ouvert depuis la construction d’un barrage insensé. Je ferais revivre le souk, l’artisanat et je favoriserais les éléments de l’architecture traditionnelle afin de retrouver un ensemble harmonieux qui donne un sentiment d’identité et de fierté.

Ce n’est pas la direction prise par le pouvoir…

C’est notre côté schizophrénique, lié à notre héritage colonial mais aussi à nos propres choix. Les autorités veulent imposer le  » modèle Dubaï  » avec de hautes tours et de larges avenues. Or ce sont des expérimentations d’architectes qui ne pensent qu’à leur ego sans se soucier des gens, sans prendre en compte les valeurs esthétiques, morales, sociales. Regardez Beyrouth et le vieux souk transformé en shopping center. Ceux qui vendaient des textiles, des savons ou des olives ne sont plus là car ils n’ont pas les moyens de louer des espaces. Ce projet a été vendu comme la préservation d’un héritage du passé. Une véritable tromperie !

Nous souffrons de maladies sociales, d’un manque de morale, de connaissance, d’expérience, d’éducation »

La racine des conflits n’est-elle pas le manque de consultation des citoyens, à tous les niveaux ?

Trop discuter n’est pas la solution non plus. Si vous mettez ensemble des gens qui ne connaissent rien de la ville avec ceux qui en ont l’expertise, vous n’avancerez pas. Rien n’empêche les urbanistes et architectes, et même les autorités, de se promener dans les rues et les échoppes, de parler avec les gens et de traduire cela en projets qui ont du sens.

Est-ce envisageable, en Syrie, de consulter la population ?

Nous ne sommes pas encore à ce stade. La différence avec votre pays, c’est qu’en Syrie, on a touché le fond. Nous souffrons de maladies sociales, d’un manque de morale, de connaissance, d’expérience, d’éducation. La société ne doit pas être marginalisée, mais elle n’est pas prête à s’exprimer comme elle le devrait. C’est comme une personne très malade, presque au bord du suicide. Un docteur peut lui donner quelque chose pour la remettre sur pied et ensuite elle pourra prendre soin d’elle-même. La Syrie, pour l’instant, est dans cet état de fièvre et d’hallucination, et a besoin de sortir de là d’abord. Contrairement à ce que pensent les Occidentaux, nos problèmes vont bien au-delà de personnes à écarter ou non du pouvoir. Si on veut les résoudre, c’est à chaque citoyen syrien de faire de son mieux depuis l’endroit où il vit et la profession qu’il exerce.

Est-il vrai que les chrétiens sont davantage soutenus que les sunnites – fers de lance de la révolte – dans la reconstruction de leurs maisons ?

Oui, c’est vrai. Nous vivons une guerre, donc il faut s’attendre à des actes de revanche ou de vengeance. De chacun. Et c’est vraiment malheureux. Pour sortir de la guerre, il nous faudra surmonter cet instinct.

C’est possible selon vous ?

Je n’ai pas de boule de cristal. Mais beaucoup d’endroits sur la Terre ont connu une histoire sanglante et ont prouvé que c’était possible.

(1) The Battle for Home, par Marwa al-Sabouni, Thames & Hudson, 191 p. Pas (encore) de traduction française.

Bio Express

1981 : Naissance, le 18 septembre, à Homs (Syrie).

1998 : Commence des études d’architecture.

2005 : Ouvre un studio d’architecture à Homs.

2009 : Ouvre avec son mari le premier site Web en arabe consacré à l’architecture.

2011 : Début de la guerre en Syrie.

2014 : Premier prix lors d’un concours d’UN-Habitat.

2015 : Doctorat en architecture.

2015 – 2017 : Professeure de design architectural dans une université privée de Hama (Syrie).

2016 : Publie The Battle for Home.

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