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Thierry Bodson (FGTB), un tendre dur à cuire

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

En poste depuis près de dix ans, le patron de la FGTB wallonne ne cesse de monter en puissance. Son récent appel à la constitution d’une union des gauches après 2019 a donné des frissons au PS. Preuve qu’on peut être syndicaliste et socialiste sans être au garde-à-vous…

Monter un meuble Ikea ? Très peu pour lui. Mais pour emboîter les pièces de la 6e réforme de l’Etat, il est partant. Thierry Bodson, 57 ans, est ainsi fait : plus une situation est difficile, plus elle lui donne la niaque.  » Il s’emmerderait si on vivait une période cool « , sourit son ami Pedro Vega, président de la CGSP wallonne, secteur administrations et ministères. Le secrétaire général de la FGTB wallonne, en poste depuis 2008, aurait même claqué la porte depuis longtemps.  » Il est presque déçu quand on n’a pas de problèmes à lui confier « , certifie son ami Charles Wéry. Les 608 466 membres de la FGTB wallonne veilleront à ne pas le décevoir…

A Jupille, où il grandit entre ses parents, son frère et ses deux soeurs, Thierry Bodson vit comme tous les gamins : il joue au foot et rejoint dès qu’il le peut ses copains. Mais il lit aussi, il dévore même, durant ses nuits d’adolescence. Shakespeare, Molière, Maupassant… Tombe-t-il sur un ouvrage de Rousseau ? En deux mois, il avale tous les tomes de l’Encyclopédie. Chez lui, deux journaux glissent chaque matin dans la boîte aux lettres.  » On parlait, plus que dans d’autres familles, de politique et d’enjeux sociaux « , se rappelle-t-il. Dans le quartier, ses jeunes voisins ont des parents ou grands-parents mineurs, ou restés au loin, en Italie, en Espagne, en Pologne.

Les siens forment un couple  » hybride « , comme il dit : son père est ingénieur chimiste, et sa mère, femme d’ouvrage. Elle a découvert les délices d’une douche pour la première fois à 20 ans. Dans la branche maternelle, les mineurs et ouvriers du bâtiment sont nombreux. Les syndicalistes ne sont pas rares non plus.  » Sa maman a été le moteur de son engagement « , affirme Egidio Di Panfilo, secrétaire général du Setca à Liège. Le jeune Thierry comprend vite ce que veut dire l’inégalité sociale et y devient allergique. En lui, le leader pointe : il est délégué de classe et capitaine de l’équipe de foot.  » J’aimais bien décider « , dit-il.

Décidé, il quitte donc tôt le foyer familial. Il se frotte quelques mois aux études de pharmacie, devient boucher puis entre à la Générale de banque. Le travail n’y est pas palpitant. Il entame alors des études de comptabilité, et pousse la porte de la FGTB, à Liège, où il est engagé au service chômage. Dès lors, Thierry Bodson devient un homme de chiffres.  » Plus que de terrain « , glisse Marc Goblet, ancien secrétaire général du syndicat. Techniquement très pointu, il est prompt à dénoncer les incohérences qui se cachent parfois derrière des virgules. Rien ne l’insécurise plus que de ne pas maîtriser un dossier de A à Z. S’il ne sait pas, il se tait, il ne fait pas semblant. C’est un homme prudent. Sur son bureau, il n’y a qu’une calculatrice. A chaque réunion, il emmène un immuable carnet à couverture grise et à tranche rouge dans lequel il note tout. Chacun de ces cahiers est daté, rangé, conservé. Il n’y a qu’avec les dates et les prénoms qu’il est brouillé.  » Son raisonnement est celui d’un comptable mais Thierry est incapable de retenir une date « , s’amuse Myriam Delmée, secrétaire générale du Setca.

Pour le reste, il est quasi impossible de le prendre en défaut.  » Lors des réunions du bureau fédéral, le président Rudy De Leeuw regarde Thierry dès qu’on parle de chiffres pour s’assurer qu’il ne va pas intervenir « , rapporte l’un de ses membres. Ses sorties sur le coût des intérêts notionnels ou le nombre de chômeurs exclus après la décision du gouvernement Di Rupo de limiter les allocations d’insertion dans le temps font mouche.  » Quand il a parlé pour la première fois de chasse aux chômeurs, personne ne le croyait. Il avait pourtant raison « , souligne le pétébiste Raoul Hedebouw.

Aux conseils d’administration ou d’orientation où il se rend, parfois avec sa veste de motard et toujours sans cravate, Thierry Bodson fait montre de la même maîtrise.  » Lors d’une réunion au Conseil économique et social wallon (CESW) consacrée à l’avenir de la sidérurgie, il s’est comporté comme un homme d’Etat wallon, avec sa casquette syndicale, raconte Rudy Pirquet, secrétaire général du Setca de Charleroi. Il avait une vision parfaitement claire de tous les outils de la sidérurgie wallonne et de leur avenir. Il était calme et précis, impossible à contredire.  »

Marc Goblet, ancien secrétaire général de la FGTB, Jean-Pascal Labille (Solidaris) et Elio Di Rupo (PS). L'action commune n'avait pas encore été mise en cause.
Marc Goblet, ancien secrétaire général de la FGTB, Jean-Pascal Labille (Solidaris) et Elio Di Rupo (PS). L’action commune n’avait pas encore été mise en cause.© FREDERIC SIERAKOWSKI/ISOPIX

Sans romantisme

 » Il a une vraie conscience de l’importance de créer des richesses pour en permettre la redistribution « , analyse Jean-Pascal Labille, patron de Solidaris et frère de coeur de Thierry Bodson, avec qui il nageait toutes les semaines, jadis, à la piscine olympique de Seraing. En ce sens, il défend l’entreprise au-delà des patrons.  » Brillant et discret, dit-on dans les rangs des employeurs, il lui arrive ainsi de régler des problèmes locaux. Le rôle des invests wallons est essentiel à ses yeux.  » Il a une vision de court et de long termes, détaille le patron de l’un d’entre eux. Il s’interroge sur la meilleure façon d’anticiper la mutation de l’économie et de reconvertir les entreprises qui ne survivront pas.  » Car tout Liégeois qu’il soit, Bodson est aussi wallon.  » Par pragmatisme, non par romantisme, embraie Francis Gomez, président de la FGTB de Liège. Pour certains, il l’est même trop, wallon. « 

Qu’importe. Rompu aux mécanismes de la concertation, Thierry Bodson forge des compromis pour garder la maison du peuple au milieu du village syndical.  » Il ne prend pas de risque, souligne Nico Cué, le patron des métallos. On aimerait parfois qu’il en prenne plus.  » Mais ce n’est pas le genre à taper du poing sur la table. Stratège et diplomate sans être fourbe, il ne lâche pas son idée tant qu’elle n’aboutit pas. Sur la route, avant une réunion avec les patrons de centrales, il téléphone à plusieurs d’entre eux pour prendre la température et préparer les débats.  » Il a une base, sans en avoir une, relève Egidio Di Panfilo. Il doit donc être prudent. Sa méthode est intelligente.  » Et fonctionne.  » Il s’y prend de différentes manières pour convaincre, enchaîne Francis Gomez : il explique simplement les choses compliquées, mais il peut aussi jouer la séduction.  »  » Ce n’est pas un bavard, détaille Yvan Hayez, qui préside le CESW comme représentant des employeurs. En réunion, il donne son point de vue de façon courte et claire. Il peut être très ferme sur ses positions mais le dit avec respect pour ses interlocuteurs.  » Et une fois sa parole donnée, il ne la reprend pas.  » Si on me demande d’acter un accord par écrit, cela suscite tout de suite ma méfiance « , sourit Thierry Bodson.

Je délègue. Mais aucune note ne sort de la FGTB wallonne sans que je la lise »

Respect réciproque, semble-t-il, à l’intérieur comme à l’extérieur du syndicat. Même s’il est  » macté  » comme on dit à Liège : têtu, obstiné, pugnace – c’est selon.  » Thierry est dur en négociations mais il est toujours possible de débattre avec lui. C’est un syndicaliste atypique, qui a déjà fait avancer ma réflexion. J’ai beaucoup de respect pour lui et pour la manière dont il charpente ses idées « , déclare le libéral Jean-Luc Crucke, désormais ministre wallon. Mais Bodson  » peut vite s’emporter, confirme son alter ego de la CSC wallonne, Marc Becker. Et ça le dessert « . Il lui est arrivé de claquer la porte du secrétariat fédéral de la FGTB et, jugeant son haussement de ton contreproductif, Jean-Pascal Labille lui a retiré la parole, un jour, en comité de gestion du Forem.  » La mauvaise foi le met en colère, précise Eric Grava. Une colère qui lui est jubilatoire parce qu’il met alors le doigt sur les erreurs de l’autre. « 

Quand Elio bouscule…

Discret, voire timide, il peut passer pour froid, distant, rigide. Entre sa vie personnelle et sa vie publique, la cloison est étanche.  » Son amitié se mérite, relève Jean-Luc Crucke. Sa carapace est dure mais derrière, il y a une vraie sensibilité.  » Chacun de ses mails se termine d’ailleurs par  » fraternellement  » et ce n’est plus si courant, à la FGTB. Et ses amicaux sms de voeux de Nouvel An valent le détour… Lors d’une manifestation, Elio Di Rupo avait bousculé un ami de Thierry Bodson qui marchait à ses côtés pour prendre sa place. Le syndicaliste avait repoussé le Montois pour que son ami reste auprès de lui…

Le PS ? Parlons-en ! Thierry Bodson s’y est affilié à 18 ans. Il a même été élu, sous sa vareuse, conseiller communal à Beyne-Heusay, durant une mandature. Les édiles locaux doivent encore se souvenir du trio infernal qu’il formait avec Eric Grava et Pedro Vega. Les trois rebelles ont été appelés plus d’une fois dans le bureau du bourgmestre. Comme lorsqu’ils avaient exigé que les échevins s’expliquent en toute transparence sur les actions menées ou qu’ils s’opposaient au mode de confection, injuste et injustifiable à leurs yeux, des listes électorales. En réunion, le trio avait ostensiblement déchiré les listes qui lui étaient soumises et était parti boire un verre.  » On s’est même fait traiter de putschistes, l’un après l’autre, par le bourgmestre !  » rit son ami Eric Grava.

Aujourd’hui, bien qu’il y soit invité, Thierry Bodson n’assiste pas au bureau du PS.  » Je ne m’y suis jamais senti inféodé « , dit-il. Sa violente dénonciation de la mesure d’exclusion des chômeurs, sous le gouvernement Di Rupo, atteste sa liberté de parole. L’épisode a laissé des traces. Certes, avec Jean-Pascal Labille et Jean-Claude Marcourt, dont il est proche, il dispose de puissants leviers dans le monde socialiste, efficaces bien au-delà de Liège. Quelques-uns lui en font le reproche, y compris au sein de la FGTB.  » Son attachement au PS nous a parfois embêtés, estime Rudy Pirquet. Quand le PS était au gouvernement wallon, on donnait l’impression que la FGTB n’osait pas en dire du mal.  » Côté CSC ?  » C’est un syndicaliste courageux et intègre, analyse Felipe Van Keirsbilck, patron de la CNE. Mais il calcule beaucoup, notamment pour ne pas se mettre en difficulté par rapport au PS.  »

Avec Vincent Reuter, ancien administrateur délégué de l'UWE. Les patrons saluent un homme brillant, ferme et discret.
Avec Vincent Reuter, ancien administrateur délégué de l’UWE. Les patrons saluent un homme brillant, ferme et discret.© BRUNO FAHY/BELGAIMAGE

 » Pas du tout, réplique Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD. Thierry est très critique. Il ne comprend pas, par exemple, comment la gauche a laissé passer l’opportunité de la crise de 2008 pour changer les paradigmes. Il était assez lucide pour voir ce qu’il aurait fallu faire et n’a pas été fait.  » Bref, résume Raoul Hedebouw, ce  » vrai gauchiste démocrate  » partage avec Jean-Pascal Labille  » le plaisir de colorier en rouge en dehors des lignes « . Bien en dehors. Car Thierry Bodson n’est pas un homme à combat unique : manifestant devant les grilles du centre fermé de Vottem ou à l’initiative d’un service  » droits des travailleurs étrangers  » ; impliqué dans les projets de Lire et écrire à Liège ou dans la lutte contre la pauvreté.  » Il a compris l’importance de la complémentarité entre l’associatif et le syndicat, confirme Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. Il est véritablement inquiet. Et il est soucieux d’agir pour améliorer le sort des gens.  » Pour mener de front ces multiples combats, Thierry Bodson s’est entouré d’alliés costauds. Il a aussi développé le Cepag, ce mouvement d’éducation permanente proche de la FGTB wallonne, pour en faire une petite machine de guerre.  » Il nous permet de mener des études et des recherches, en nous laissant notre indépendance « , apprécie Anne-Marie Andrusyszyn, directrice du Cepag. C’est un homme exigeant, ce qui réclame beaucoup de travail en amont.  »

Souhaiterait-il encore progresser dans la hiérarchie de la FGTB ? Non, même s’il y a réfléchi, notamment parce que certains l’y avaient invité. Il aurait les épaules pour – après tout, il est aussi maître- nageur – et il maîtrise le néerlandais. Mais il veut rester en Wallonie, où il est au sommet, tout en étant n°2 de l’organisation, derrière son président, Robert Verteneuil.  » Avec les matières transférées aux Régions, Thierry dispose d’assez de leviers pour agir, note Jean-Pascal Labille. Il n’a bousculé personne pour arriver là où il est mais il en avait envie : il sait ce que la Wallonie doit devenir.  »

A la Fête des solidarités, à Liège, il lui arrive de quitter le bar où il sert des bières pour sauter sur scène, voire s’emparer d’une basse et s’accompagner sur une chanson de Johnny. A la fête du personnel, il faisait la paire avec Marc Goblet, sur Pas de boogie woogie. De sous son bouc bien taillé fusent souvent de francs éclats de rire, dont on se souvient au 8e étage de la FGTB, à Liège. Chaque semaine, le  » jeudi du 8e bar  » y était organisé et Thierry Bodson n’était pas le moins régulier des clients.  » Il a une vraie tendresse pour le monde du travail « , témoigne Anne-Marie Andrusyszyn. Pour ses enfants, aussi, essentiels. Pour le Standard, qui l’est un peu moins. Pour le Périgord et son chien, Larry. Arno et Chopin. Un mec tendre, en fait.

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