La pochette de l'album Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles (1967) a été réalisée par les artistes pop Peter Blake et Jann Haworth. Photos de Michael Cooper. © PHOTOMONTAGE : LE VIF/L'EXPRESS / DEBBY TERMONIA

Lost in translation

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’économiste Bruno Colmant.

Une banque privée, c’est une sonnette discrète, des poignées dorées sur des portes anciennes qui s’ouvrent sans se laisser toucher, un hall d’accueil recouvert de marbre blanc, un escalier de réception à droite, un grand tableau de maître flamand à gauche et deux hôtesses aussi blondes que souriantes au centre. Piloté dans un dédale de petits couloirs sans charme, vous atteignez le salon portant le nom de Déméter, la déesse grecque de l’agriculture et des moissons, qui engendra Perséphone (celle qui passait l’hiver en enfer et le reste de l’année au soleil) et Ploutos, dieu de la richesse. Tout un symbole pour Degroof Petercam, cette banque VIP spécialisée dans la gestion de patrimoine. A l’intérieur et sans grande surprise : une climatisation discrète compense des fenêtres fixes, des bouteilles d’eau sont posées sur un plateau d’argent et de la publicité bancaire est étalée sur les étagères. Au mur, deux photos de vagues agrandissent l’espace en faisant  » art  » et, pour la touche  » glamour « , un Zoute People est posé entre les prospectus des produits financiers et les résultats de l’année.

Arrive alors Bruno Colmant. Avec son costume gris, sa cravate Hermès et ses lunettes rondes en écaille, l’ancien administrateur délégué d’ING et ex-président de la Bourse de Bruxelles (Euronext) évoquerait aisément l’archétype de l’économiste s’il ne débarquait pas cannette de Fanta à la main et livres de poésie sous le bras. Avant de s’asseoir, il retire sa veste, et tel un enfant sage, prend le soin de la déposer sur le dossier de la chaise voisine. Il glisse alors les ouvrages sur la table, découvrant des mains d’intellectuel aux ongles presque rongés, et précise, d’un air qu’il aimerait détaché, que les livres sont de lui et  » qu’ils sont pour vous « . Il y a Larroque, Thérèse, ou le chapitre zéro du célèbre roman de François Mauriac Thérèse Desqueyroux. Il y a Imminences, son deuxième recueil de poésie bouclé en une nuit après avoir englouti quelques whiskys. Et il y a 50 nuances d’aigris qui, avec beaucoup d’humour, dépeint le monde cruel de l’entreprise.

Bruno Colmant a écrit 50 nuances d’aigris grâce aux notes prises alors qu’il dirigeait la Bourse de Bruxelles, en 2008, et qu’il voyait quotidiennement les habitués des cocktails mondains défiler dans son bureau en pleurnichant :  » Où sont mes Fortis ?  » Cet opus, illustré par Pierre Kroll, a été publié en 2015, alors qu’il était encore associé en consultance et responsable des services financiers mondiaux chez Roland Berger (grosse boîte de consultance). L’auteur confesse avoir hésité (un peu) :  » Je pensais que je me ferais virer de partout, mais non. Beaucoup de gens se sont reconnus dans les anecdotes que je racontais, certains m’ont alors envoyé des lettres aussi longues que des jours sans pain…  »

Retrouver son passé

Phrasé rapide, tempo battant et petit accent bruxellois qui traîne, Bruno Colmant s’apprête à vous parler d’art. Mais l’art, c’est large. Il s’empare alors d’un bloc-notes de la banque et reproduit un dessin de presse de son ami Nicolas Vadot, qui l’avait tant ému la semaine dernière, et ajoute :  » Un dessin, cela peut être de l’humanisme aussi…  » Concernant ses inclinations, l’économiste avoue que l’art plastique et contemporain – genre Jeff Koons ou sculptures à milliardaires,  » tous ces bazars-là  » – ce n’est pas du tout son truc. Lui, c’est la littérature et la musique qui font battre son coeur. Les photos aussi. Ce sont d’ailleurs les seules oeuvres d’art qu’il achète, mais uniquement quand elles font écho à sa vie.  » Sinon, à quoi bon collectionner ? « , interroge-t-il. Pour Renc’art, il a sélectionné trois oeuvres dont chacune évoque  » une rupture  » qu’il a lui-même vécue : rupture familiale, rupture des âges, rupture des mondes. Plus que de l’art, elles lui permettent avant tout de retrouver son passé.

Au pinacle ? Sans hésiter, l’oeuvre complète de François Mauriac.  » Je suis persuadé que je n’aurais jamais écrit une phrase d’économie (60 livres, quand même) si je n’avais pas fait l’apprentissage des sentiments et de la vulnérabilité des choses dans les romans de Mauriac. Grâce à lui, j’ai appris à lire, à sentir, à rêver et à laisser glisser mes pensées…  » Ce qui le touche le plus dans l’univers de l’écrivain ? L’immobilité du temps ou le souci de Mauriac de capturer le temps de son enfance en vue de le protéger contre l’impureté d’un nouveau monde qui s’annonce. Une tentation que partage Bruno Colmant, qui confie avoir de grandes difficultés à vivre  » au présent  » :  » C’est grâce à Mauriac que je suis devenu l’économiste prospectif que je suis et non un économiste qui se borne à constater ce qui se passe sur les marchés. Mentalement, je suis constamment dans un état de va-et-vient, d’aller et de retour permanent entre mon passé qui n’est plus et le futur que je projette.  » La projection économique, sa spécialité et sans doute la planche de salut d’un homme qui avoue avoir choisi jadis de se  » transformer en statue de sel  » après le départ de son père, laissant derrière lui sa femme et ses trois enfants ; nous sommes en 1967, Bruno a 6 ans.

Alors, les prédictions et l’avenir de la conjoncture économique, c’est un peu comme un bateau qui glisserait sur le temps pour l’empêcher de se sédimenter dans son passé ; un Retour vers le futur pour réussir à exister au présent. Un ancrage difficile au temps qui fait encore dire à sa mère :  » Bruno, cela fait cinquante-six ans que je te parle et je réalise que tu n’es pas là.  »

De l’insouciance à la révolte

Bruno Colmant embraie sur l’album Sgt. Pepper’s des Beatles, dont il est  » capable de parler pendant des heures « . Mythique, historique, le disque l’est à plus d’un titre. Dernier album du groupe britannique avant sa séparation, il est surtout reconnu pour  » cette corolle d’expérimentation musicale  » que les Beatles offraient au monde et qui donnera naissance à de nombreux courants musicaux ensuite, explique alors un Bruno Colmant nettement moins emprunté quand il s’agit d’évoquer son groupe de rock favori. Et c’est avec la fougue et la passion d’un adolescent qu’il commente :  » Avec cet album, les Beatles lâchent la chansonnette et révolutionnent véritablement la musique. Plus qu’une révolution copernicienne, ce fut une révolution qui emporta toute la société vers un nouveau monde.  » Poursuivant son raisonnement, il rapporte alors la célèbre phrase d’un dirigeant russe adressée au leader du groupe, Paul McCartney :  » Les Beatles ont fait plus pour la destruction du mur de Berlin que n’importe quel homme politique.  »

Sorti en 1967, Sgt. Pepper’s symbolise pour Bruno Colmant les sixties, faites de joie, de jeunesse et de couleurs. Mais à l’image de cette photo de Gilles Caron, Le Lanceur du 6 mai 1968, l’album annonce aussi Mai 1968, la révolte de la jeunesse contre les généraux et une société qui ne sera jamais plus pareille. Les années 1960 : une époque bénie comme la période de l’enfance qui s’achève avec le départ du père et qui coïncide avec la transition économique de la décennie 1970.  » Les années noires. Les années d’adolescence à tirer, l’opprobre social à encaisser. Avoir des parents divorcés à cette époque, c’est un saut quantique en termes de maturité pour un enfant.  » Economiquement, c’est aussi une transmission qui n’arrive pas à se faire, le vieux monde s’accroche pour finir par s’effondrer dans quelque chose de gris et de poussiéreux, par partir en fumée et en rouille.

Arrive alors la légèreté des eighties, les années d’université où même si Bruno Colmant  » s’emmerde  » un peu à Solvay, c’est la liberté, le soleil et la vie qui commence. Une première bouffée d’oxygène à l’ULB, un MBA aux Etats-Unis dans la foulée et un doctorat en économie presque vingt ans plus tard. Il a alors 39 ans, et loin de ceux qui d’ordinaire consolident leur position professionnelle et hypothèquent pour une résidence à la mer, il estime rétrospectivement qu’il n’avait sans doute rien de mieux à faire. Et puis, surtout, il voulait enseigner. Ce qu’il fait aujourd’hui à l’ULB, à l’UCL et à la Vlerick School de Gand.  » Des matières souvent plus arides que torrides, reconnaît-il, mais qui visent avant tout à faire de mes étudiants des observateurs différents qui penseront autrement.  »

Jusqu’en 2008, le chef du service économique de Degroof Petercam avoue avoir observé le capitalisme avec une  » naïveté de dingue « . Jusque-là, il distinguait l’économie réelle, qui actualise le passé, de l’économie financière, qui actualise le futur ; mais ça, c’était avant, avant le krach et la crise.  » Là, j’ai vu le capitalisme défiguré, un peu comme une femme qui perdrait son maquillage après un grand coup de chaleur. J’ai réalisé que ce n’était pas qu’une question de chiffres qui s’effondraient mais bien une économie qui entrait en récession. Evidement, les vecteurs sont différents mais en attendant, il est un lieu où ils se rencontrent et ce lieu, c’est le présent. Ici et maintenant.  » En bref, c’est le jour où on a cessé d’accumuler le passé pour mieux anticiper le futur que tout a dérapé,  » comme si on avait inversé la ligne du temps « , conclut-il.

Accumuler les vies

En schématisant, Bruno Colmant ressemble à un banquier qui, installé dans son passé, observe le monde dans sa boule de cristal, dénonce la violence du marché tout en écrivant des poèmes avec en fond sonore les chansons de son adolescence. Eclectique et difficile à classer :  » Les cases, ça m’emmerde et je revendique une cosmographie différente qu’être simplement un économiste dans une banque ou un professeur à l’unif.  » Le père des intérêts notionnels préfère de loin accumuler les vies.  » Grâce à elles, il y a au moins toujours quelque chose qui va bien quelque part.  » Et puis, se dévoiler à travers ses livres, cela ne lui fait pas peur. Son image sociale, finalement, c’est comme l’argent et les  » bagnoles « , il s’en fiche complètement.

Alors peut-être que cette mise à nu le renforce et lui permet de se rappeler qu’en écrivant, il n’est pas qu’un banquier au service du marché. Tendre la main un peu plus loin, frôler les sentiments et les pensées qu’il se plaît tant à partager, lui font un peu oublier le monde qu’il habite et dans lequel il a choisi de voyager masqué. Et laissant désormais le silence s’installer entre vos questions et ses réponses, il glisse mezza voce :  » Céline disait que c’est le jour de sa mort que l’on sait réellement qui l’on est. Comme un écrivain qui, jusqu’au bout, garderait son dernier masque… Cela doit être cela le dernier orgasme.  »

Dans notre édition du 22 septembre : Pierre Gagnaire.

Par Marina Laurent – Photo : Debby Termonia

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire