Catherine De Bolle, Jan Jambon et Koen Geens. Des initiatives pas toujours bien accueillies. © LUC CLAESSEN/Belgaimage

La lutte contre la criminalité financière, c’est « Flics en 2 CV contre fraudeurs en Porsche »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

En 2014, le fonctionnement des enquêtes sur la criminalité financière a été revu. Le Comité P de contrôle a dressé le bilan de la réforme. Constat : c’est le désert.

Rien ne va plus en matière d’enquêtes policières sur la criminalité financière et la fraude fiscale. C’est le Comité P lui-même qui le dit, après avoir étudié l’approche de ces enquêtes au sein de la police judiciaire fédérale. Le constat de l’organe de contrôle des services de police est édifiant : trois ans après l’entrée en vigueur des mesures d’optimalisation de la police fédérale et le réagencement des directions centrales, il n’a pas encore été décidé quelles missions d’enquête seraient confiées à ce qui reste de l’Office central de la lutte contre la délinquance économique et financière organisée (Ocdefo). On attend toujours la signature d’un arrêté royal.

Il n’existe pas non plus de réglementation spécifique pour le fonctionnement des nouvelles équipes de recherche spécialisées (Ecofin) dans les arrondissements d’Anvers, Bruxelles, Gand, Liège et Charleroi/Mons. Ici aussi, une directive se fait attendre. Enfin, le nouveau cadre de personnel, décidé dans la foulée de l’optimalisation de 2014, n’est pas encore constitué, les moyens de la police fédérale dans son ensemble en matière de capacités faisant toujours l’objet de discussions avec les ministres concernés. En d’autres mots, on reste dans le provisoire. La lutte contre ce type de criminalité en Belgique s’apparente de plus en plus à vouloir poursuivre une Porsche avec une 2CV, selon les termes utilisés par le juge d’instruction bruxellois Michel Claise lorsqu’il avait témoigné devant la commission parlementaire Panama Papers l’année dernière.

Le rapport du Comité P, remis à la Chambre à la fin de la session parlementaire, est d’autant plus affligeant que cette refonte du fonctionnement des enquêtes économiques et financières avait été vivement critiquée, à l’époque, par certains partis, par les policiers concernés et par les magistrats spécialisés dans ces affaires. C’est surtout le démantèlement partiel de l’Ocdefo au profit d’équipes décentralisées qui était controversé car cet outil policier, internationalement reconnu pour ses compétences, était considéré comme très efficace, notamment dans la lutte contre les fameux carrousels TVA qui, au début des années 2000, grevaient le trésor de l’Etat de plus d’un milliard d’euros chaque année.  » Sans l’Ocdefo, on retournera à la préhistoire en matière de carrousels TVA « , déclarait le juge Claise au Vif/L’Express en 2016.

Récapitulons pour bien comprendre : en mars 2014 est adoptée la loi sur l’optimalisation de la police fédérale. Il s’agissait de lifter les services de police dont la grande réforme, engendrée par l’affaire Dutroux, avait déjà plus de dix ans. Lorsque l’optimalisation était à l’état de projet, la commissaire en chef Catherine De Bolle souhaitait déconcentrer complètement les unités centrales comme l’Ocdefo ou la Federal Computer Crime Unit (FCCU) qui lutte contre la cybercriminalité. Mais elle s’est heurtée à la ministre de l’Intérieur de l’époque, Joëlle Milquet (CDH), pour qui il était impensable de transférer les effectifs de ces unités vers les arrondissements locaux, d’autant que les dossiers traités par celles-ci avaient souvent une dimension nationale voire des ramifications internationales. Joëlle Milquet avait d’ailleurs cadenassé le maintien des offices centraux dans un arrêté royal préparé par son cabinet juste avant les élections de mai 2014. Mais, curieusement, le texte n’est pas passé (Le Vif/L’Express du 7 octobre 2016).

Il semble bien qu’on ait perdu trois ans en matière de lutte policière contre la criminalité financière

Une fois le gouvernement Michel constitué, changement de cap radical. Les ministres N-VA Jan Jambon (Intérieur) et CD&V Koen Geens (Justice) ont préparé un nouvel arrêté royal visant à décentraliser totalement les offices centraux, comme le voulait Catherine De Bolle. Mais face au tollé suscité par leur initiative à la Chambre et dans les médias, ils ont finalement opté, sur avis du collège des procureurs généraux, pour un démembrement partiel. Détail piquant : sous le gouvernement Di Rupo, le collège des PG avait rendu un autre avis (Le Vif/L’Express du 19 juin 2015) préconisant, sans la moindre ambiguïté, le maintien complet de l’Ocdefo central, recommandant même de l’inscrire dans une loi plutôt qu’un arrêté royal, et ce  » afin d’éviter toute modification sur le plan opérationnel chaque fois qu’un ministre entre en fonction avec d’autres priorités « . PG, procureurs girouettes…

Bref, début 2014, il a été décidé que la moitié de la capacité d’enquête de l’Ocdefo – soit une quinzaine d’hommes – soit intégrée dans les cinq nouvelles directions d’arrondissement de la police judiciaire fédérale (Anvers, Bruxelles, Gand, Liège et Charleroi/Mons). A l’office central, il était prévu de maintenir une équipe chargée d’offrir un appui spécialisé dans des matières précises : délits boursiers ou carrousels TVA, par exemple. Les cinq unités de recherche spécialisées, au sein des chefs-lieux d’arrondissement, devaient en outre faire partie d’équipes d’enquête multidisciplinaires, baptisées Motem, dans lesquelles ils travailleraient avec des fonctionnaires fiscaux et des inspecteurs sociaux.

On a ainsi créé un niveau d’enquête supplémentaire en matière de criminalité financière. Aux trois précédents (services de recherche de la police locale, services déconcentrés de la police judiciaire et service central de l’Ocdefo), on a donc ajouté les unités de recherche des cinq nouvelles directions d’arrondissement. Beaucoup voient dans cette décentralisation la volonté, essentiellement flamande, de régionaliser la police… Quant à l’efficacité du lifting, elle est, pour l’instant, nulle puisque, comme déjà mentionné, ni l’Ocdefo amputé ni les cinq unités d’arrondissement ne sont fixés sur ce qu’ils doivent faire. Pis : aucun arrêté royal n’existe à propos des équipes pluridisciplinaires (Motem). Ce qui n’a pas empêché la Flandre orientale de créer une telle section de manière provisoire, mais c’est le seul arrondissement à l’avoir fait.

Quant à la capacité d’enquête Ecofin dans les cinq chefs-lieux d’arrondissement, qu’il était prévu d’augmenter, il n’en est rien. Comme écrit plus haut, le nouveau cadre de personnel de la police n’est toujours pas constitué. Plus particulièrement, le nombre d’enquêteurs spécialisés a légèrement augmenté à Mons depuis la loi sur l’optimalisation, il est resté stable à Anvers et il a un peu diminué à Gand et Liège. Pour Bruxelles et Charleroi, les chiffres ne sont pas disponibles, selon le rapport du Comité P qui suppute là aussi une baisse de capacité notamment en raison des transferts de moyens humains vers les équipes  » terrorisme « . En conclusion, il semble bien qu’on ait perdu trois ans en matière de lutte policière contre la criminalité financière…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire