© RENÉ BURRI/MAGNUM PHOTOS

70 ans de l’agence Magnum (2/7) : Ernesto « Che » Guevara, en 1963

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

La célèbre agence photo Magnum fête ses 70 ans. Durant tout l’été, arrêt sur sept images emblématiques tirées de Magnum Manifeste, récitd’une aventure photographique qui, à force de témoigner de l’histoire, en fait désormais partie. Cette semaine : La Havane, 1963, le Suisse René Burri photographie une longue interview du Che au cigare triomphant, puis capte ce simple moment de répit humain.

Il existe deux images iconiques de Che Guevara, dont celle d’Alberto Korda : photographe officiel de Castro, il saisit en mars 1960 le numéro 2 cubain, béret étoilé et regard filant vers des lendemains présumés chantants. Aujourd’hui encore, l’instant baptisé Guerrillero Heroico donne lieu à des armées de posters et de tee-shirts. Korda, mort en 2001, n’en a jamais tiré le moindre droit d’auteur. L’autre standard de l’imagerie guevariste est signée René Burri : Ernesto face caméra, en cadre américain, le visage tendu vers le haut, belle gueule impassible garnie d’un barreau de chaise tabagique. Derrière lui, floutées par le manque de profondeur de champ, les persiennes temporisent l’ardeur du soleil cubain. Le manque de décor renforce la place centrale du sujet en uniforme, même si le noir et blanc éclipse la couleur olive originale. Depuis sa prise en 1963, cette photographie de Burri n’a cessé de faire le tour du monde, devenant malgré elle, l’incarnation d’une arrogance révolutionnaire, optimalisée par le romantisme physique. Un pur moment d’hagiographie involontaire. L’expression y est d’ailleurs silencieuse, peut-être le Che écoute-t-il un interlocuteur ?

Deux heures et demie de rhétorique

Oui, parce que l’image en question est capturée au même moment que celle du coup de mou guévariste qui nous intéresse. Membre intégral de Magnum depuis 1959, le Zurichois René Burri, 30 ans à peine, est convié en 1963 à photographier le révolutionnaire lors d’une rencontre face to face avec la journaliste américaine Laura Bergquist, star de Look, bimensuel alors concurrent de Life. L’entretien se déroule au huitième étage de l’hôtel Riviera de La Havane et la reporter asticote d’emblée le Che, alors ministre de l’Industrie et directeur de la Banco Nacional. En 2010, quatre ans avant sa mort, Burri raconte l’ambiance à The Guardian :  » J’ai vu que les persiennes de la pièce étaient tirées et j’ai demandé au Che de pouvoir les ouvrir, il a dit non. […] D’emblée, Bergquist et le Che s’écharpent sur les questions idéologiques : elle doit d’autant plus assurer ses arrières que les Américains n’ont pas encore avalé la révolution. Et lui tente de la convaincre que cela devait forcément arriver.  » La rhétorique dure deux heures et demie pendant lesquelles Burri danse littéralement autour de Guevara, mitraillant le militant suprême aspiré par la conversation.  » Tellement absorbé qu’il ne m’a pas regardé une seule fois.  »

Yin du yang

Dans ces 150 minutes-là, le Che devient son propre acteur-scénariste, grimace, parade, triomphe, assène, s’emporte et, même, sourit. Et puis Burri, évoquant ces futurs ralentis de chez Tarantino entre deux irruptions d’hémoglobine, le cueille dans un interlude figé. On croit entendre le silence bourdonnant alors qu’Ernesto se frotte les yeux de la main gauche, banal geste de pose ou de fatigue, pris en légère plongée, ce qui le met en situation de dominé. Contrairement à l’histoire qu’il veut à tout prix écrire sur des résolutions de gagnant. Si la fonction ultime d’une image est d’être décryptée, d’engendrer des scénarios, d’enfanter les hypothèses, ce cliché parmi les huit rouleaux de pellicules utilisés par Burri est une sorte de chef-d’oeuvre. Le yin du yang officiel, l’antimatière du portrait triomphant pris au même moment et tout aussi involontairement sans doute, l’annonce d’un futur cruel épilogue. Celui de la folle aventure de vouloir  » créer deux, trois, plusieurs Vietnam « , se terminant en octobre 1967, guérillero loser finissant sous les balles de forces spéciales boliviennes. Exposé alors torse nu meurtri, aux objectifs de la presse internationale. Ce jour-là, devant Burri, loin des mises en scène de la révolution cubaine, le Che est juste un homme qui reprend son souffle, un chef de guerre retourné à sa triviale fonction humaine.

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