Jarlinson Pantano - ici à l'entraînement à Medellin, en avril dernier - est l'un des sept Colombiens du Tour de France 2017. © MAXIMILIANO BLANCO

Histoire du cyclisme colombien: ascensions cyclistes, ascension sociale (2/5)

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

En Colombie, le vélo n’est pas qu’un sport. C’est aussi une planche de salut, un moyen d’échapper à la pauvreté, dans un pays parmi les plus inégalitaires au monde. Mais avant de rivaliser avec l’idole Nairo Quintana, les embûches sont nombreuses.

Il s’appelle Ullrich. Prénom en trompe-l’oeil : le garçon n’a pas grandi sur les bords du Rhin, mais en Amérique latine, à Cali, l’un des foyers les plus ardents de la salsa. Ullrich Quintero a 19 ans, la peau brune et les yeux légèrement en amande. Ses parents l’ont baptisé de la sorte car, quelques semaines avant sa naissance, un rouquin de Rostock venait de remporter le Tour de France, imposant sa force brute aux poids plumes Virenque et Pantani. C’était en 1997. Le colosse s’appelait Jan Ullrich. Depuis, de l’érythropoïétine a coulé dans les veines du peloton. La star allemande est devenue paria et son nom évoque la période noire du dopage à grande échelle. Quant à son homonyme colombien, il a mûri. Le nourrisson de 1997 s’est affranchi de son encombrant tuteur, mais pas des promesses que charriait son baptême. Il rêve aujourd’hui de devenir, à son tour, cycliste professionnel.

Ullrich Quintero esquisse sa biographie tout en enfilant un maillot bleu ciel. Il est sept heures, ce mercredi, et c’est jour de course à Palmira, dans l’est de la Colombie – un pays qui se lève tôt. Dans soixante minutes sera donné le départ de la première étape du Tour du Valle, l’une des rares épreuves du calendrier colombien disputées sur terrain plane, à basse altitude, loin des vertigineux sommets andins. Ullrich entend saisir sa chance, lui qui s’est forgé un corps de rouleur-sprinteur, les épaules larges, le torse musclé. Il joue à domicile : le parcours des cinq étapes a été tracé en étoile autour de Cali. Son club appartient aux quelques formations locales invitées par l’organisateur, comme faire-valoir des neuf équipes professionnelles engagées.

Trois des coureurs alignés par la ligue du Nariño au Tour de Valle.
Trois des coureurs alignés par la ligue du Nariño au Tour de Valle.  » On paie nos vélos nous-mêmes… « © FRANÇOIS BRABANT

L’enjeu n’effraie pas Ullrich. Le jeune coureur s’est fixé pour objectif de s’immiscer parmi les dix premiers d’une étape. Il veut profiter de cette vitrine pour attirer l’attention de l’un ou l’autre agent.  » Décrocher un contrat pro en Europe, c’est le rêve de tout le monde ici « , confie-t-il. La probabilité qu’il se donne d’y arriver ?  » J’en suis certain « , répond-il crânement, avec l’assurance échevelée qui caractérise les spécialistes du sprint. Pour étayer son ambition, il cite en exemple Jarlinson Pantano, de neuf ans son aîné. Ce dernier, parmi les sept Colombiens au départ du Tour de France 2017, roule pour la formation Trek, comme lieutenant de l’Espagnol Alberto Contador, après avoir passé son enfance dans un barrio mal famé de Cali, La Independencia. De la Colombie d’en bas jusqu’aux cimes du cyclisme mondial, l’ascension est donc possible.

Huit heures. Départ rapide, sur des routes rectilignes. Le peloton file à 50 km/h parmi les plantations de canne à sucre. Il traverse des villages isolés, peuplés de descendants d’esclaves africains. La course se déroule selon un scénario linéaire, jusqu’au premier imprévu. A la sortie d’un virage, une flaque d’huile a transformé la chaussée en patinoire, projetant au sol une quinzaine de concurrents. C’est un tableau chaotique de coureurs grimaçant de douleur, de maillots déchirés, de vélos enchâssés les uns dans les autres.

Le détail de l’incident, Ullrich Quintero le raconte trois heures plus tard, en survêtement, le regard vide.  » Quand la chute s’est produite, un autre vélo m’a percuté de biais, et avec la violence de l’impact, mon dérailleur a été littéralement sectionné.  » Le temps d’évaluer les dégâts, la voiture de dépannage neutre avait déjà poursuivi sa route, et celle de son équipe ne disposait pas d’un vélo de rechange.  » Quatre mois d’entraînement pour rien « , ressasse Ullrich. La frustration étrangle le reste de ses mots, laissant l’impression déchirante d’un jeune adulte que l’on avait cru intrépide, as du sprint dans la fleur de l’âge, incapable de retenir ses larmes. Si sa détresse est si forte, peut-être est-ce en raison d’une intuition : ce n’est pas un top 10 qui lui a échappé ce matin, dans le fracas d’une chute collective, mais la chance d’une vie.

Robinson Lopez (à dr.), avec Adrian Bustamante : coureur mais aussi travailleur agricole chez ses parents.
Robinson Lopez (à dr.), avec Adrian Bustamante : coureur mais aussi travailleur agricole chez ses parents.© FRANÇOIS BRABANT

Vieille oligarchie

Jarlinson Pantano, lui, a su déjouer les coups du sort. On le rencontre mi-avril dernier, en Belgique, dans le confort ouaté d’un hôtel 4-étoiles, à l’avant-veille de Liège-Bastogne-Liège. Que de chemin parcouru depuis l’époque où il se levait aux aurores pour égrener les kilomètres, dans la périphérie de Cali, seul gamin de son quartier, infesté par le trafic de drogue, à pratiquer un loisir aussi vertueux.  » Parfois, je regarde ma vie actuelle, je repense à d’où je viens, et je me dis : le temps passe vite.  » Jarlinson a été élevé par sa mère, Olga, et sa grand-mère, Rosa.  » Vers 16 ans, après le collège, j’ai dû prendre une décision : soit je commençais des études, soit je me consacrais à 100 % au cyclisme. Les études, c’était compliqué, car ma famille n’avait pas d’argent. J’ai opté pour le cyclisme, mais en me donnant à fond.  » En Colombie, de nombreux témoins se souviennent d’un adolescent résolu, tout entier voué à son rêve, qui multipliait les stages en altitude, seul, du côté de Medellin, hébergé par de vagues connaissances.  » A Cali, je vivais dans un quartier dangereux, mais les habitants me connaissaient, ils savaient que je poursuivais un but, que je voulais aller de l’avant, et personne ne me cherchait d’ennuis.  » Loin de le saboter, les potes se cotisent, le petit peuple de La Independencia lui glisse des billets, pour permettre à Jarlinson de se rendre aux courses. Le dividende se matérialisera en 2016 sous la forme d’une victoire d’étape au Tour de France.

La Colombie n’est pas le domaine des self-made-men. Dans ce pays, le deuxième le plus inégalitaire d’Amérique latine, la vieille oligarchie contrôle d’une main ferme tous les secteurs de l’économie traditionnelle. Progresser dans l’échelle sociale exige d’emprunter des chemins détournés. D’où la fascination ambivalente que suscite Pablo Escobar. Honni pour ses délires meurtriers, le narcotrafiquant le plus célèbre de la planète reste néanmoins, aux yeux de certains compatriotes, l’homme qui a défié – un temps – le système figé des castes à la colombienne. Aujourd’hui encore, pour qui réprouve le banditisme, les voies de l’ascension sociale sont étroites. Il y a le football, la boxe. Et le cyclisme, bien sûr.

Le récit sans cesse renouvelé des Rastignac du vélo, qui montent les cols comme on monte à Paris, pour se construire un destin, berce l’inconscient collectif. Dernièrement, le pays s’est entiché pour l’histoire de Robinson Lopez, 21 ans, récent champion de Colombie espoirs. Originaire des montagnes du Boyaca, comme l’idole Nairo Quintana, Robinson partage sa vie entre entraînements intensifs et travail de la terre, dans la modeste exploitation agricole de ses parents. La vidéo diffusée sur le site du quotidien El Tiempo, où on le voit à genoux récolter les oignons, a fait 32 000 vues en une semaine. Signe qu’elle touche un point sensible dans le corps endolori de la Colombie.

Darwin Atapuma, seul coureur du Nariño à avoir atteint un haut niveau international.
Darwin Atapuma, seul coureur du Nariño à avoir atteint un haut niveau international.© BRYN LENNON/GETTY IMAGES

Narcotrafiquants et guérilleros

Retour au Tour du Valle. Au soir de la première étape, on rend visite aux huit coureurs alignés par la ligue du Nariño, une région déshéritée, à la frontière de l’Equateur, longtemps le terrain de jeu des narcotrafiquants et des guérilleros. Dans le patio d’un hôtel sommaire, ils se sont assis en cercle, comme les gitans de Carmen. L’un d’eux, rétif aux confidences, ne quitte pas son hamac, suspendu dans un coin de la pièce. Un autre se présente les bras tamponnés de bandages, séquelles de la chute matinale.  » Simple caresse du bitume « , dédramatise-t-il. Le plus âgé, Jesus Portillo, 23 ans, se mue en porte-parole.  » On paie nos vélos nous-mêmes, à la différence des grandes équipes, expose-t-il. Nos roues bas de gamme, certains coureurs n’en voudraient même pas à l’entraînement. Dans ces conditions, c’est très difficile de rivaliser avec nos adversaires. Mais on peut y arriver !  »

Ce qui frappe, à les entendre en choeur, c’est leur foi inébranlable. Aucun d’entre eux ne semble douter de sa bonne étoile. Ils se réfèrent à Darwin Atapuma, unique coureur du Nariño à avoir atteint le haut niveau internationalet présent, lui aussi, sur la Grande Boucle, cette année.  » Si lui participe au Tour de France, pourquoi pas nous ?  » s’interroge ingénument Ruben Quiroz. Ce dernier, à l’instar de ses coéquipiers, attend avec impatience le prochain Tour de la Jeunesse, principale course colombienne réservée aux moins de 23 ans.  » Un tremplin pour se faire connaître d’équipes nationales et internationales « , indique Jesus Portillo.

En aparté, Alex Atapuma, leur directeur sportif, frère de Darwin, avoue son désarroi.  » Je ne peux même pas diriger les meilleurs espoirs du Nariño. Dès que j’en ai un qui devient bon, une équipe mieux argentée le débauche aussitôt.  » Atapuma, visage de seigneur inca, la voix toujours douce, évoque son meilleur élément, le grimpeur Dylber Cabrera, 18 ans.  » Lui, je crois qu’il peut aller loin. Quand il s’en ira, comme d’autres, ça me laissera un sentiment doux-amer. Mais ces jeunes proviennent de familles pauvres. Je ne peux pas me montrer égoïste à leur égard, en les empêchant de poursuivre leur chemin. S’ils ont une opportunité, qu’ils la saisissent !  »

Quelques semaines plus tard, la nouvelle tombera, six lignes sur un site spécialisé : faute de financement, l’équipe du Nariño est forfait pour le Tour de la Jeunesse. Six lignes pour dire toute la fragilité d’un rêve anéanti.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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