Carson McCullers, chez elle, à Columbus, en 1941. Un genre d'enfant éternisée... © isopix

On dirait le Sud

A l’occasion du centenaire de sa naissance, on redécouvre l’oeuvre de Carson McCullers, secret bien gardé des inconditionnels, mais véritable pépite romanesque à la portée de tous : âmes esseulées, fanatiques de fin fond d’Amérique profonde, éternels adolescents, amoureux éconduits.

Tennessee Williams disait qu’elle était l' » auteur le plus important d’Amérique, voire du monde « . Sur les images en noir et blanc qu’on a gardées d’elle, elle est sans âge : silhouette androgyne maigre et frondeuse, éternelle coupe carrée charmante et ingrate à la fois, yeux cernés et légèrement strabiques qui songent on ne sait où – mais toujours ailleurs. Toute sa vie durant, l’apparence de Carson McCullers fut celle d’un genre d’enfant éternisée, tout au plus marquée par le temps et les épreuves d’une existence pas banale.

Née il y a cent ans en 1917 en Géorgie (cet Etat du Sud qui borde la Floride) dans un épais climat de ségrégation, Lula Carson Smith de son vrai nom quittera tôt les paysages de champs de coton de son enfance pour partir étudier le piano à New York puis la création romanesque à Columbia – cette seconde vocation sera la véritable, spectaculairement éclose dès l’âge de 23 ans avec la publication événement du Coeur est un chasseur solitaire, premier livre et premier chef-d’oeuvre.

Démarrée vite, son oeuvre, dont les titres font aujourd’hui l’objet d’une réédition anniversaire par Stock, son éditeur historique en France, prendra ensuite le temps de se bâtir – lentement : de son vivant, McCullers ne publiera, au final, que huit livres : quatre romans, deux recueils de nouvelles, un de poésie et une pièce de théâtre. Mais comme c’est le cas des oeuvres puissantes et rares, chacune de ses publications fera grand bruit, un tas de petits faisceaux contribuant parallèlement à l’édification de sa légende personnelle : sa fragile constitution (elle souffre depuis qu’elle est enfant de sévères crises de rhumatisme), ses triomphes à Broadway, les jalousies que Truman Capote nourrira à propos de son talent, son incroyable histoire d’amour avec James Reeves McCullers (un écrivain raté et jaloux de son succès dont elle divorcera en 1941 pour se remarier avec lui à son retour de la Seconde Guerre mondiale), sa violente passion pour l’aventurière suisse Annemarie Schwarzenbach puis Greta Garbo (qui refusera ses avances), ses amitiés avec Henry Miller et Henri Cartier-Bresson, l’adaptation de son roman Reflets dans un oeil d’or par John Huston avec Marlon Brando et Elisabeth Taylor, sa mort prématurée à l’âge de 50 ans.

Enfant prodige

Peut-être est-ce dû à la précocité de son entrée en littérature ? Ou bien à la beauté poignante de son inoubliable et compliquée héroïne Frankie Addams, pendant féminin et sudiste du Holden Caulfield de L’Attrape-coeurs de Salinger ? Carson McCullers reste dans l’histoire comme l’enfant prodige de la littérature américaine. Elle est celle qui a su magnifiquement faire réaffleurer les solitudes de l’adolescence, ses insupportables attentes, ses caprices explosifs et ses tourments rentrés dans l’âme de ses lecteurs.  » Chez elle, explique Josyane Savigneau dans la biographie qu’elle lui consacre, l’adolescence, en dépit de toutes les expériences de la vie – les amours, les disparitions, les souffrances d’un corps cassé par la maladie -, semble être demeurée intacte, indestructible. Et lui avoir gardé  » un coeur de jeune fille  » – avec ses emballements et ses détresses.  »

Reste que l’adolescence, dans les livres de Carson McCullers, ne fait pas un thème en soi : ses livres embarqueront toujours aussi une thématique moins intime et plus sociale – le portrait d’une certaine Amérique. En premier lieu parce que, dans les histoires qu’elle raconte, cesser d’être un enfant, c’est par exemple trouver insupportable de rester là d’où on vient. Dans Frankie Addams, l’héroïne du même nom n’a qu’une urgence : profiter de l’événement inespéré de son été – le mariage idéalisé de son frère – pour quitter à tout jamais Columbus, petite ville  » noire et comme desséchée par le feu du soleil « , qui lui impose une privation existentielle de tous les instants.

Le portrait de cette Amérique sudiste immobile, isolée et poussiéreuse qui hante chacun de ses romans (à l’image d’un Faulkner, à qui on la compare souvent) culminera dans Le Coeur est un chasseur solitaire, intrigue difficilement résumable qui est peut-être, avant tout, la peinture d’une petite ville pauvre du Sud, à travers le dessin poignant de toutes les solitudes – cafetier, révolutionnaire militant, vieux médecin noir, Grec obèse, adolescente garçonne qui rêve de musique – qui s’y donnent rendez-vous autour de Singer, un personnage sourd-muet absolument désarmant. Ecriture laconique et sèche comme une terre d’été, le livre évoque bien des chefs-d’oeuvre, de Des souris et des hommes de Steinbeck à Huckleberry Finn de Mark Twain.

Hétérosexuelle et androgyne

L’adolescence, le Sud, l’isolement mais aussi l’importance de la musique : les livres de Carson McCullers sont re-connaissables à des thématiques récurrentes, dont la moins intéressante n’est pas cet intérêt qu’elle portera naturellement aux freaks et autres êtres en marge.

Hétérosexuelle qui préféra parfois les femmes, l’androgyne Carson peuplera aussi ses intrigues de personnages tantôt sexuellement indéterminés, tantôt explicitement homosexuels – Reflets dans un oeil d’or, par exemple, histoire des relations singulières entre deux femmes et trois hommes dans une garnison du Sud, lui vaudra les foudres de la bien-pensance, rarissime roman de langue anglaise à oser aborder l’homosexualité dans la première moitié du xxe siècle. Elevée en Géorgie, bastion d’anciens Etats sudistes profondément racistes, la jeune Carson sera surtout très tôt sensibilisée à la condition noire. Embrassant humanités blanche et noire dans un même élan (L’Horloge sans aiguilles, dernier roman publié en 1961, est celui qui traite le plus directement de l’esclavage et de la ségrégation), ses livres seront très tôt salués par un auteur afro-américain comme Richard Wright, qui parlera d’elle comme l’un des rares écrivains blancs présentant des portraits de Noirs échappant aux stéréotypes.

Mais c’est une nouvelle fois le grand dramaturge Tennessee Williams qui dira la chose la plus juste sur le travail de son amie intime quand il écrira :  » Son unique thématique : l’importance absolue et pourtant insoluble de l’amour.  » L’amour, c’est bien sûr celui qui occupa McCullers sa vie durant. Et celui que ses personnages souffrent de ne jamais atteindre. C’est aussi et surtout, de manière bien plus vaste, l’amour profond des êtres, l’empathie et la tendresse dont elle fait preuve à travers tous les pores de sa peau d’écrivain.

Carson s’éteindra le 29 septembre 1967 à l’âge de 50 ans d’une attaque cérébrale, sans avoir pu terminer son autobiographie. Publié de manière posthume, le texte inachevé s’appelle Illuminations et nuits blanches – un titre programmatique de ce que son oeuvre, tour à tour solaire et inquiétante, ne manque pas de créer chez ceux qui s’en saisissent. Sur la couverture de La Ballade du café triste, l’actrice et cinéaste Eva Ionesco raconte qu’elle a 16 ans quand elle lit Frankie Addams pour la première fois. Se produit alors ce qui se passe toujours avec ce livre prodigieux, secret éminemment partageable :  » Il m’a tellement plu que j’ai eu l’impression d’être la seule à l’avoir lu.  »

Retrouvez l’actualité littéraire aussi dans Focus Vif : cette semaine, A conserver précieusement, recueil de réflexions autobiographiques de la romancière russe Ludmila Oulitskaïa, page 34, et Cortex, le nouveau roman d’Ann Scott, icône de la Génération X, qui met en scène une explosion en pleine cérémonie des Oscars et en détaille les conséquences, page 34.

Par Ysaline Parisis

Elle a su magnifiquement faire réaffleurer les solitudes de l’adolescence

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