© hatim kaghat

Cher Edwin Drake,

Vous permettez que je vous appelle Edwin ? J’ai l’impression de vous connaître depuis toujours. Quel âge avais-je, quand j’ai lu pour la première fois A l’ombre des derricks ? Neuf ans ? Depuis, je ne peux vous imaginer autrement que comme ce type rigide affublé d’une barbe noire amidonnée. Mais je ne vous ai pas fait sortir de votre demeure six feet under pour vous parler d’un album de Lucky Luke. Vous qui avez en quelque sorte inventé l’exploitation pétrolière, je voulais vous demander : vous êtes fier de vous ?

Cher Edwin, dans votre pays, on aime bien simplifier l’histoire, s’inventer des légendes. Pour un peu, on dirait que vous l’avez découvert, le pétrole, en 1859 à Titusville, Pennsylvanie. Ce serait oublier les Mésopotamiens et les Egyptiens qui utilisaient le pétrole de surface dès l’Antiquité. Les forages, à Bakou, en Azerbaïdjan, dès le Moyen Age. Les premiers barils industriels, roumains et non américains. Mais allez savoir pourquoi, c’est votre nom que l’histoire a retenu. Vous n’étiez qu’un employé d’un des futurs grands trusts pétroliers. S’ils vous avaient envoyé prospecter, c’était surtout parce que vous voyagiez gratis sur le réseau du chemin de fer comme retraité du rail. C’est tout de suite moins glorieux, hein, mon bon Edwin. Bref, c’est quand même un peu à cause de vous qu’on a vu fleurir des derricks sur la prairie. Et naître d’immenses conglomérats comme la Standard Oil de John Rockefeller. Depuis lors, vous ne pourrez pas nier que c’est un peu comme dans l’album de Lucky Luke : votre pétrole, là, il a mis le souk !

Exemple ? Lula, président du Brésil de 2003 à 2010. Tribun formé aux luttes syndicales. Idole de la gauche. Comparaissait la semaine dernière devant le juge Sergio Moro. Poursuivi pour des avantages en nature évalués à un million de dollars – autre chose que le prix d’une Porsche Cayenne, ça, mon bon Edwin ! Moro veut sa peau. Pas l’ombre d’un doute. On dit qu’il roulerait pour l’autre camp – avec quel combustible ? Allez savoir…

Que lui reproche-t-on, à Luiz Inàcio Lula da Silva ? D’avoir trempé dans une gigantesque fraude autour de l’entreprise nationale de recherche, d’extraction et de transformation du pétrole, la Petrobras, celle-là même qui a réussi, en 2010, l’une des plus grandes capitalisations boursières de l’histoire en levant 70 milliards de dollars. Ah oui, on est dans les gros sous, quand même ! Spécialisée dans l’exploitation de gisements sous-marins à grande profondeur, la Petrobras est en cheville avec tout ce que le Brésil compte d’entreprises de travaux publics et du bâtiment. Rois du pétrole et rois du béton, main dans la main. Aux dires du jeune  » shérif  » Moro, tout ce petit monde aurait traficoté en tout sens – à ma gauche, pour alimenter les caisses du parti et satisfaire des besoins personnels, à ma droite pour rafler illégalement des marchés.

Dans cette affaire comme dans d’autres, la vérité est un animal farouche. Et comme ailleurs, on crie ici au complot de tous les côtés. J’ignore qui est innocent et qui est coupable. Ce que je sais, c’est que sans vos sacrés derricks, l’inspecteur aurait eu du mal à trouver un chef d’accusation, cher Edwin.

Quand je vous demandais si vous étiez fier de vous…

Thierry Bellefroid

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