Alain Delon, à l'époque de Rocco et ses frères (1960). " C'est un peu gênant [de le dire] mais il paraît que j'étais très bien de ma personne, très beau. " © Titanus/BELGAIMAGE

Dernier round

Devenu star de l’écran sans y avoir pensé, Alain Delon entend partir en beauté. Son ultime film ? Une histoire d’amour.

Le parquet vénérable grince un peu sous les pas, et les dorures des salons du gouverneur n’ont plus leur éclat d’antan. Mais le palais des Princes-Evêques est un lieu propice à recevoir celui qui brilla, sublime, dans le rôle de Tancrède Falconeri du Guépard, sous les plafonds somptueux d’un autre palais, le Palazzo Gangi à Palerme. Alain Delon est l’invité d’honneur du Festival international du film policier de Liège, et rencontre pour l’occasion quelques journalistes. A 81 ans, celui qui inspira les plus grands cinéastes et affola en son temps les coeurs féminins (et pas seulement), conserve une prestance enviable. Si une de ses oreilles se fait désormais prier, le forçant parfois à tendre l’autre pour capter une question, sa parole reste haute et forte. Le regard, ce regard autrefois fatal, pétille au gré des traits d’humour que la star aime décocher. Il se mouille, aussi, à l’évocation de certains souvenirs, heureux ou déchirants. Durant une quarantaine de minutes, Delon tient son audience en haleine, avec un mélange de savoir-faire et de sincérité défiant les lourds clichés qui ont cours à son propos – et avec sa complicité active parfois – depuis quelques années…

Une beauté de cinéma

 » On a dit des choses ou très positives ou très négatives à mon égard. On m’a traité de tous les noms pendant cinquante ans… Mais j’ai toujours dit : « Vous pouvez dire et faire ce que vous voulez, mais vous ne pouvez pas m’attaquer professionnellement. Vous pouvez parler de l’homme, dire « je ne l’aime pas, il est trop con, il m’emmerde ! » mais carrière, zéro. Et c’est la seule chose qui compte. Le reste, je m’en fous, c’est leur problème, pas le mien !  »

Pourtant, devenir un acteur n’était pas, loin de là même, une hypothèse pour l’adolescent qu’il fut à la fin des années 1940.  » Je n’étais absolument pas fait pour le cinéma, pas du tout préparé. Mes parents ont divorcé quand j’avais 5 ans, j’ai été mis en pension, puis j’ai été charcutier avec le nouveau mari de ma mère, et ensuite je me suis engagé dans l’armée et je suis parti en Indochine. Au retour, je n’avais aucune idée de ce que je pourrais faire, sinon être un voyou, vu les fréquentations que j’avais… et mourir très vite. Mais le cinéma est venu à moi. Je ne suis pas allé le chercher, hein ! Si vous voulez savoir comment ça s’est passé, il se trouve – c’est un peu gênant – qu’à mon retour de l’armée, en 1957, il paraît que j’étais très bien de ma personne, très beau – je devrais toujours dire « Merci, Maman ! » Les femmes le pensaient, en tout cas, et ce sont elles, et précisément deux actrices que j’ai connues, qui m’ont amené au cinéma. Tout ce que j’ai fait dans ma carrière, c’est aux femmes que je le dois ! Et pour celles que j’ai aimées après, je voulais toujours voir dans leurs yeux que j’étais le plus grand, le plus beau, le plus fort…  »

Alain Delon a des larmes dans les yeux quand il évoque  » ses  » femmes, dont Mireille Darc,  » que nous avons tellement eu peur de perdre récemment, et avec qui nous restons les plus grands amis du monde après avoir été les plus grands amants « . Il brandit son signe astrologique ( » Je suis scorpion, et les scorpions ne sont pas faciles, mais fidèles ! « ) avant de revenir avec émotion sur Romy Schneider.  » C’était le plus beau des amours, l’amour de jeunesse ! Elle avait 18 ans, moi 21…  » Et de rappeler comment il imposa l’actrice autrichienne révélée par le rôle de Sissi dans le film de Jacques Deray La Piscine.  » De nombreuses actrices étaient considérées, mais pas Romy. Il y avait entre autres Angie Dickinson et Monica Vitti. A un moment j’ai dit aux producteurs « Vous m’emmerdez, parce que moi je sais qui c’est, et pourquoi elle doit le faire. Alors ce sera elle, ou il n’y aura pas de film ! » Ça a flotté pendant quelque temps. Et il y a eu le film… Le soir de l’avant-première aux Champs-Elysées, tous les producteurs étaient là et pas un pour se rappeler l’histoire (rire) : dès la première projection, c’était fini, oublié. Il n’y avait qu’elle pour jouer ce rôle. Parce qu’aussi, c’était avec moi. Si l’acteur principal avait été Jean-Paul (NDLR : Belmondo), par exemple, ç’aurait été une connerie ! Mais je savais qui elle était, et elle savait qui j’étais, nous savions ce que nous pouvions être ensemble…  » La Piscine, un de ses plus grands succès, Delon ne peut pas le revoir.  » C’est impossible, c’est trop dur. Romy n’est plus, Maurice Ronet n’est plus. Il n’y a plus personne à part Jane Birkin, qu’on reconnaît à peine, et moi…  »

L’amour avec la caméra

Le jeu de séduction entamé avec la gent féminine s’est donc poursuivi sur les plateaux. Loin de toute cette gêne souvent manifestée par tant de ses collègues sur leur image, Delon a  » toujours eu un rapport fabuleux avec la caméra.  »  » Cela fait soixante ans que je fais l’amour avec la caméra ! « , s’exclame celui qu’ont su magnifier, au temps de sa prime splendeur, un Jean-Pierre Melville, un Luchino Visconti, un René Clément…  » Ils avaient chacun et toujours l’amour du cinéma, l’amour de la création, l’amour du sujet, l’amour des acteurs et des actrices. Visconti fait Le Guépard et avant Rocco et ses frères, Melville fait Le Samouraï, Clément fait Plein soleil, chacun avec son style différent, mais c’est tellement beau, c’est tellement grand ! Ce que je suis, ce que j’ai fait, c’est eux qui me l’ont donné… Et si j’ai fui le cinéma, c’est parce qu’il n’y en a plus comme eux. René Clément était mon dieu, le plus grand directeur d’acteurs. Sans réalisateurs de cette trempe, je ne fais plus rien et je m’emmerde !  » Un nouveau projet cinématographique va tout de même faire reprendre à Delon le chemin des plateaux. Début octobre, il retrouvera Patrice Leconte, dix-neuf ans après Une chance sur deux, pour le tournage d’un film écrit pour lui par le réalisateur.  » Je souhaitais initialement faire ce film avec Sophie Marceau, confie l’acteur, mais elle a d’autres engagements. Alors j’ai trouvé une autre actrice que j’aime beaucoup, même si je ne l’ai jamais rencontrée, qui connaît le sujet – une histoire d’amour entre un homme de 80 ans et une femme de 50 – et qui a follement envie de le faire : c’est Juliette Binoche. Je peux déjà vous dire qu’il s’agira de mon tout dernier film !  »

Le combat de trop

Et Delon d’expliquer :  » Sans vouloir être prétentieux, j’ai eu une vie extraordinaire, magnifique ! Venant d’où je viens, avec le parcours que j’ai fait… Moi qui ai aussi été entraîneur et manager de boxe, j’ai appris de très très grands boxeurs qu’il y a une chose qu’il ne fallait jamais faire, c’est le combat de trop.  » La mort, l’impétueux acteur de Zorro et de la Tulipe noire veut la regarder en face. Alain Delon se définit comme  » passéiste  » et avoue que la mort lui  » évitera de voir l’évolution de l’histoire, toutes ces choses horribles qui arrivent à la France, à l’Europe et au monde, et qui me bouleversent, m’étranglent… Je n’aurai aucun regret de partir, ce n’est plus mon époque !  » Il n’ira pas plus loin dans l’analyse politique, sinon pour trouver  » pathétique  » la campagne pour l’élection présidentielle française en voie de s’achever au moment de la rencontre liégeoise. Lui qu’on traite souvent de  » réac  » ne veut plus se laisser entraîner dans un vain débat.  » Je n’ai jamais fait, dans ma vie, que ce que j’avais envie de faire. Me forcer à quoi que ce soit, vous n’y arriveriez pas. Je n’irai jamais où je n’ai pas envie d’aller !  » lance-t-il au passage, visant probablement aussi  » ce cinéma d’aujourd’hui qui ne fait plus rêver, mais nous confronte aux réalités quotidiennes auxquelles justement le grand cinéma permettait d’échapper. On s’asseyait avec plein d’autres gens, dans des fauteuils rouges, la lumière s’éteignait et on pouvait commencer à rêver…  »

Un cinéma qui l’aura en partie confiné dans les rôles héroïques et surtout le genre policier. Même si son seul César lui est venu – en 1985 – pour Notre histoire de Bertrand Blier.  » Un film que j’aimais beaucoup, mais qui n’a pas marché. Parce qu’il sortait entre deux polars, et c’est plutôt cela que les gens attendaient de ma part. Ils voulaient voir Delon avec un flingue à la main…  » Et quand c’était Melville qui lui donnait le flingue, que ce soit dans Un flic, Le Cercle rouge Le Samouraï, l’acteur tutoyait les cimes, sans avoir jamais à en faire trop. Aujourd’hui encore, il peut parler beaucoup, et ne s’en prive pas, mais ses silences restent des plus éloquents, appuyés qu’ils sont sur un regard qui fit vibrer les foules, et une prestance qui reste impressionnante. L’icône masculine du cinéma européen des années 1960 et 1970 garde de ses héros  » melvilliens  » quelque chose de solitaire, de déterminé dans cet isolement paradoxal pour une star qui a tant fait rêver. Lui-même rêve à un film avec Roman Polanski, avec lequel il entretient un rapport amical et qu’il admire.  » Lui aussi a envie, mais vous savez qu’il est encore plus âgé que moi, Roman ? 83 ans, pour 81. Mais encore des allures de jeune homme !  » De quoi espérer, malgré l’annonce d’une proche et définitive retraite de l’acteur, à une rencontre entre ces deux monstres sacrés à la fois follement admirés et honnis…

Par Louis Danvers

 » Vous pouvez dire et faire ce que vous voulez, mais vous ne pouvez pas m’attaquer professionnellement  »

 » Je n’aurai aucun regret de partir, ce n’est plus mon époque !  »

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