Dans le Bazar de Téhéran. "Les ultraconservateurs iraniens ont perdu la bataille des réseaux sociaux." © Aslon Arfa

En Iran, la liberté loin des urnes

Le Vif

Simulacre démocratique, le scrutin présidentiel du 19 mai met en lumière les failles du régime et l’appétit d’ouverture d’une société connectée.

Les glapissements du vieil homme, crâne dégarni et moustache drue, troublent à peine la joyeuse cohue qui a envahi cette esplanade piétonne, à l’entrée nord du Bazar de Téhéran. Mais lui tient à livrer son message : il fend la mêlée de badauds attroupés autour d’une équipe de la télévision iranienne, fixe la caméra et lui crache son dépit.  » Toujours le même cirque, peste-t-il. « Mon cher peuple » par-ci, « Mon cher peuple » par-là. Une fois encore, vous redécouvrez notre existence à la veille du vote, pour l’oublier aussitôt !  » A qui s’adresse le râleur avant de s’éloigner d’un pas hargneux sous les applaudissements ? Sans nul doute aux six candidats à la présidentielle – trois ont jeté l’éponge entretemps – qui, ce 19 mai, se disputent les suffrages des 56 millions d’électeurs potentiels du pays.

Tous les quatre ans, la République islamique sacrifie à ce rituel, dont la vocation première reste de parer d’un vernis démocratique une théocratie au souffle court. Exercice de style : garant des dogmes sacralisés depuis la Révolution de 1979, le Conseil des gardiens veille à écarter de la course tout prétendant suspect de tiédeur idéologique, et disqualifie d’office les femmes – 137 cette année -, jugées par nature indignes de la fonction. De plus, chacun sait ici que la réalité du pouvoir appartient au Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, et à son bras armé, le corps d’élite des pasdarans, ou Gardiens de la révolution, nébuleuse à l’emprise tentaculaire. Il n’empêche : quand sonne l’heure de battre la campagne, le jeu de rôles électoral peut échapper à ses metteurs en scène. Les langues alors se délient ; et pas seulement celles de citoyens dépités. Pour preuve, l’âpreté des trois débats télévisés du sextuor, fertiles en vacheries et en invectives.

Grâce aux réseaux sociaux, la jeunesse s'émancipe.
Grâce aux réseaux sociaux, la jeunesse s’émancipe. © Aslon Arfa

L’atout maître du sortant Hassan Rohani, réformiste précautionneux et chantre de l’ouverture au monde, est aussi son talon d’Achille. Certes, l’accord laborieusement conclu en juillet 2015 par Téhéran et les  » 5 + 1  » – Etats-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France, Allemagne -, censé garantir le caractère exclusivement civil du programme nucléaire iranien, a brisé un isolement mortifère. Mais ses contreparties n’ont pas, loin s’en faut, porté les fruits escomptés. L’impact de la levée des sanctions, d’ailleurs partielle, demeure tributaire des foucades de l’Américain Donald Trump. Et la frilosité des banques internationales, tétanisées par la menace d’amendes colossales made in USA, paralyse les transactions en billets verts, donc entrave tout investissement d’envergure. A ce jour, un seul des 50 milliards de dollars d’engagements espérés aurait été bel et bien décaissé. Tandis que les trois quarts des avoirs iraniens bloqués attendent toujours le dégel.  » L’an dernier, j’étais super optimiste, avoue Ramin, cadre dans une société privée d’ingénierie pétrolière. Mais depuis, rien ne bouge. Même mes partenaires chinois restent en stand-by.  » Autant dire que le compromis sur l’atome défendu par Rohani, tenu pour une piteuse reddition par les faucons locaux, n’a guère adouci à ce stade le sort des plus humbles. Au moins son équipe peut-elle se prévaloir de quelques embellies – une inflation divisée par quatre, une croissance dopée par le doublement des exportations d’or noir – et invoquer à bon droit l’héritage calamiteux légué par son prédécesseur, le populiste illuminé Mahmoud Ahmadinejad, coupable d’avoir vidé les caisses à coups de subventions ineptes.  » Nous n’avions pas mesuré l’étendue des dégâts, avance l’économiste Saïd Leylaz. Qu’il s’agisse de production, d’échanges ou de pouvoir d’achat, Rohani pourrait au mieux, en cas de victoire, ramener au terme de son second mandat l’Iran en 2005.  » Un autre fléau ternit le bilan : le chômage, dont le taux frôle les 30 % chez les 18-30 ans. Fils de Shoush, enclave déshéritée du sud de la mégapole téhéranaise, Reza en mesure chaque jour les ravages.  » J’ai plein de copains sans boulot, confie ce marchand de rideaux. Pour eux, ni logement ni mariage. Comment s’étonner que tant de jeunes sombrent dans la drogue ?  » Il suffit d’arpenter les ruelles voisines pour découvrir, ici une femme occupée à s’injecter au grand jour un ersatz d’héroïne, là deux spectres tétant une pipe de shisheh, méthamphétamine bon marché. Et pourtant, il y a du mieux. Le misérable parc où, voilà dix-huit mois, on enjambait des gisants camés jusqu’aux yeux, a cédé la place à une aire de jeux pour enfants. Le salut passe-t-il par l’université ? Pas vraiment. Elle produit chaque année deux fois plus de diplômés que le marché du travail en absorbe. Alors, on bricole. Siavosh étudie le droit le lundi, bosse dans une imprimerie du mardi au jeudi et, les week-ends et jours fériés, joue les chauffeurs de taxi pour le compte de Snap, le Uber persan.

La romancière Mahsa Mohebali négocie pied à pied avec la censure.
La romancière Mahsa Mohebali négocie pied à pied avec la censure. © Aslon Arfa

Mahsa Mohebali a, elle aussi, plus d’un métier. Quand elle n’écrit pas, cette romancière et scénariste traduite en anglais, en français, en italien, en turc et en suédois enseigne le piano. Ou négocie pied à pied avec les censeurs d’Ershad, le ministère de l’Orientation islamique. Dans un manuscrit récent, ceux-ci ont déniché 87 scènes et tournures jugées immorales.  » J’avais truffé le texte d’injures, raconte Mahsa, rompue comme tant de créateurs iraniens à la science du leurre. Ils se sont focalisés là-dessus, au détriment de passages plus subversifs sur le fond. Parfois, on marchande. Je renonce à ceci, tu laisses passer cela. Mais, à vrai dire, nos « lecteurs », quoique moins obtus qu’hier, cèdent rarement.  » Si rarement que son dernier roman, trop sulfureux pour avoir la moindre chance de franchir l’écueil, a été publié à Kaboul, la capitale afghane. Ce qui, par effet boomerang, aura permis d’en glisser un demi-millier d’exemplaires chez les libraires iraniens…  » L’atmosphère a changé, constate en écho Behrang Kiyaeyan, l’un des directeurs de la maison d’édition Chesmmesh. Avant, les gens d’Ershad faisaient tout pour enterrer les livres un rien audacieux ; désormais, ils font le maximum pour qu’ils sortent.  » Les tabous persistants ? L’homosexualité, la figure du Guide et sa légitimité, et tout ce qui peut nuire à l’aura de la République islamique ; y compris le suicide, pour peu qu’il reflète l’échec de ses institutions.  » Rien ici n’est irréversible, prévient toutefois le jeune éditeur. Nous avons connu des phases de détente suivies de brutales régressions.  »

Telegram superstar

Il est pourtant un domaine où les ultraconservateurs ont sans doute perdu la bataille : celui des réseaux sociaux. Mondialisée, hyperconnectée, la jeunesse urbaine se joue, avec un art très persan de la transgression, des filtres et des interdits. Bastion de l’archaïsme répressif, le pouvoir judiciaire a bien sûr ordonné l’arrestation d’une douzaine de pionniers pour  » atteinte à la sécurité nationale  » et diffusion de  » contenus obscènes « . Il a aussi proscrit, contre l’avis du ministère compétent, les échanges vocaux via l’application de messagerie cryptée Telegram ; laquelle totaliserait ici près de 30 millions d’usagers. Peine perdue. Tout l’Iran recourt à ce vecteur : Rohani, les agences de presse inféodées aux pasdarans, mais aussi un  » Centre de service de sigheh et de massage  » – référence au mariage temporaire de la tradition chiite, paravent d’une prostitution à peine voilée. Qu’importe le bannissement, au moins en théorie, de Twitter et YouTube. Dans le métro, les parcs, les restaurants et les galeries commerciales, on navigue sans désemparer entre WhatsApp, Viber, Line, Imo et l' » appli  » de partage de photos Instagram. Par quels canaux tente-t-on de convaincre la crème de la diaspora de rentrer au pays ? Facebook, formellement prohibé, et LinkedIn.  » Quand le mensonge éhonté d’un officiel fait 20 millions de vues, souligne un enseignant, ça change la donne.  »

Tout à son chantier nucléaire, Hassan Rohani s’est gardé d’ouvrir, au risque de disperser ses – maigres – forces, un nouveau front sur le champ des libertés et des droits civiques. La police, les tribunaux et les prisons, qui échappent à son magistère, perpétuent le règne de l’arbitraire. Le sort des femmes ?  » Timide éclaircie, avance la romancière Mahsa Mohebali. Un peu moins de harcèlement vestimentaire et des ONG qui, sans éclats, font avancer la cause.  » A une nuance près : hanté par le spectre du déclin démographique, le Guide Ali Khamenei exalte la mission d’épouse et mère, invitant les Iraniennes à préférer le foyer à leur carrière. L’idéal d’équité a d’ailleurs du chemin à faire : lors du premier marathon de Téhéran, au début d’avril, les joggeuses au long cours eurent le privilège de tourner en boucle sur 10 kilomètres dans un stade fermé aux gradins déserts.

Reza a échappé au chômage et à la drogue, fléaux de son quartier.
Reza a échappé au chômage et à la drogue, fléaux de son quartier.© Aslon Arfa

 » Au fond, concède Saïd Leylaz, nous préférons la sécurité à notre libre arbitre. Et le régime en joue.  » De fait, la propagande maison fait son miel du chaos qui enfièvre la région, de la Syrie à l’Afghanistan, via l’Irak et le Yémen. Par contraste, l’Iran apparaît comme un îlot de quiétude.  » Le pouvoir, soupire un ingénieur, a convaincu la plupart d’entre nous de la nécessité vitale, pour protéger notre sol du terrorisme, d’aller faire la guerre hors de nos frontières à Daech comme à Al-Qaeda. D’où l’aval que recueille le soutien obstiné à Bachar al-Assad.  » Même si les fortunes englouties dans cette aventure et son coût humain – des milliers de soldats et de  » volontaires  » tombés au combat – font grincer quelques dents. Une autre hantise, intérieure celle-là, bâillonne la contestation démocratique : le souvenir de l’écrasement de l’insurrection civique que déclencha, en 2009, la réélection frauduleuse d’Ahmadinejad. Croisé à la sortie d’un meeting d’Hassan Rohani, Hessam, lui, refuse l’amnésie.  » Nul n’a le droit d’oublier le prix payé par nos martyrs et nos détenus « , lance cet acteur de théâtre et de cinéma. Epinglé sur son tee-shirt, un badge bicolore reflète cet impératif : il marie le mauve, couleur fétiche du sortant, au vert du mouvement férocement étouffé alors. Qu’advient-il des orphelins de ce fol espoir ? Beaucoup se replient sur la sphère privée, d’autres cherchent le salut dans la course au bien-être, les escapades à l’étranger ou l’exil. Employée à la municipalité de Téhéran, Nazila y songe.  » Au temps d’Ahmadinejad, raconte l’élégante trentenaire, cils interminables et rose à lèvres assorti au chemisier fuchsia, j’ai vainement tenté d’émigrer en Australie. Mais pas facile de commencer une nouvelle vie si loin d’ici quand on a 35 ans et une petite fille. Cela dit, je me vois mal rester si Raissi l’emporte.  » En clair, si l’ancien procureur général Ebrahim Raissi, pur produit du sérail islamo-conservateur, détrône Rohani.

En soi, l’issue du scrutin n’est qu’une péripétie. Elle importe bien moins, pour l’avenir de l’Iran, que la succession d’un Ali Khamenei à la santé précaire ou que l’aptitude des pasdarans, ce côté obscur de la force, à préserver leur rente militaro- affairiste. Or, la rudesse de la campagne aura, en la matière, enfoncé les limites du dicible et de l’indicible. On a ainsi vu un ancien président – Mahmoud Ahmadinejad – défier ouvertement le Guide, son ex-mentor. Et l’actuel titulaire de la charge dénoncer les accès de répression meurtrière orchestrés dans le passé par deux de ses rivaux. Ce qui menace l’édifice, fût-il en béton armé, c’est moins l’éruption volcanique que le lent travail de sape de mille ruisseaux souterrains, qui charrient envers et contre tout tant d’envies d’ailleurs et de liberté.

De notre envoyé spécial, Vincent Hugeux.

Suspense a minima

Un paradoxe persan parmi cent : l’issue du scrutin, si verrouillé soit-il, demeure imprévisible. Pour preuve, les surprises qui jalonnent la chronique électorale de la République islamique. En 1997, le souriant réformiste Mohammad Khatami balaie dès le premier tour le favori du régime. Huit ans plus tard, l’outsider Mahmoud Ahmadinejad, laïc à la foi rustique dont le basisme et la simplicité séduisent les mostazafin– les déshérités -, terrasse le très capé Hachemi Rafsandjani. Jamais jusqu’alors un sortant en piste pour un second mandat n’a été vaincu. Autant dire qu’une défaite d’Hassan Rohani, scénario improbable, sonnerait le glas des espoirs d’assouplissement du système. Quant à un ballottage, même victorieux, il saperait sa fragile autorité. Son rival ? Un apparatchik religieux, Ebrahim Raissi, ex-pilier de la machine judiciaire et protégé du Guide ; lequel l’a placé en la ville sainte de Machhad (Est) aux commandes de la puissante fondation Astan Quds Razavi.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire