Amneris (Nora Gubisch) et Aida (Adina Aaron), une princesse et sa captive prises dans un tourment passionnel. © Forster

Et la vie devient le désert

Un drame de la jalousie, à la Monnaie : Aida de Verdi, implacable comme le khamsin, vent de sable brûlant…

Amneris, princesse pharaonique, et Aida, sa captive éthiopienne : aïe aïe, deux femmes éprises du même homme – le commandant de l’armée égyptienne, Radamès, qui ne se consume que pour la dernière (et qui aurait mieux fait d’aller s’enflammer ailleurs, vu que c’est quand même la fille de l’ennemi). On le sent bien, dès l’ouverture de l’opéra, et rien qu’aux positions qu’occupe sur scène ce trio terrible (un triangle parfait), ça va barder. Des corps exaltés sous pression maximale, une guerre des coeurs atroce, à côté de laquelle le massacre des champs de bataille thébains semble aussi bénin qu’un vol d’ibis sur le Nil… Il y a peu à dire, en revanche, et rien à redire, surtout, sur le décor sobre de cette magnifique production du Grec Stathis Livathinos : une toile en bas-relief qui dresse une couche vaporeuse entre les interprètes et le public, un immense rocher central, que le jeu de lumières transforme en récif, en bloc de lave, en dune de sable ou en pierre moussue. Sous le plafond, un carré percé d’un rond s’abaissera sur les amants emmurés vivants, dans un moment d’union extatique intense. Et puis, ce vent chaud qui souffle, entre les divers tableaux, métaphore de l’existence aréique des héros…

Malgré ses choeurs sidérants, ses effets de masses spectaculaires et ses célèbres sonneries de trompettes, qui rendent l’anéantissement de l’adversaire quasi grisant, Aida, créé au Caire en 1871, est bien un huis clos passionnel. Elans de désirs contrariés, fin des illusions de Cupidon : la lutte contre le destin y est perdue d’avance, et cette mort des ambitions amoureuses signe une véritable tragédie – on avait tant espéré, et voulu l’autre si fort, et puis non, c’est non. Des moments de solitude absolue, de frustration, de désespoir indescriptible, quand la vie rêvée se transforme en désert. C’est dans ces thébaïdes qu’Amonasro, le père d’Aida, n’hésite pas à utiliser sa fille comme appeau sexuel, pour obtenir une info militaire. Et qu’Amneris dévoile vainement ses jambes dorées, avant d’exercer tour à tour tendresse feinte, terreur mentale, chantage et puis sadisme, prise du doute affreux que Radamès puisse lui préférer une vulgaire esclave.

Audacieux et décalé

Pourtant, dans la mise en scène très esthétique de cette oeuvre shakespearienne, point d’égyptomanie, de défilés somptueux ni d’exubérances chorégraphiques. La scène triomphale qui clôt l’acte II prend, chez Livathinos, un ton plus subtilement féroce : la parade des soldats victorieux qui exhibent leur butin devant le roi n’inclut que des femmes parmi les prisonniers, pauvres pantins désarticulés qui passent de main en main et, souvent, de vie à trépas.

Le reste est tout aussi audacieusement décalé : des cris de douleur, des freezing dans les gestes, des Egyptiennes cruelles aux perruques poudrées de blanc et des soudards en Seth ou Anubis, dotés de masques de chacals, fascinent sur la durée. Dans cette logique mortuaire inexorable, la musique, que Verdi voulait tantôt puissante et belliqueuse, tantôt raffinée, savante, délicate et douce (oui, douce ! ), oscille admirablement d’un pôle d’émotions à l’autre, sous la baguette des chefs Alain Altinoglu et Samuel Jean. Dans la scène finale, des harmonies célestes de violons libèrent définitivement les amants de la crypte souterraine où ils ont été jetés – et le public, mais c’est tout à fait accessoire, du chapiteau de Tour & Taxis qui l’a accueilli, deux ans durant. En septembre, retour (enfin) place de la Monnaie…

Aida, de Giuseppe Verdi, jusqu’au 4 juin, au palais de la Monnaie, à Bruxelles.www.lamonnaie.be

Par Valérie Colin

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