Le château de Gaasbeek accueille des expositions qui, chaque fois, s'avèrent une aventure logistique. © PHILIPPE CORNET

Château d’art

A l’occasion de son exposition consacrée au temps, visite guidée du château de Gaasbeek, voisin de Bruxelles, où le décor Renaissance d’une marquise farfelue du xixe siècle sert d’écrin naturellement dramatique aux oeuvres d’art.

Rouler quelques kilomètres vers l’ouest de Bruxelles, traverser un bout de Pajottenland et arriver au parking du château de Gaasbeek, commune de Lennik. Il faut alors marcher 700 mètres sur la drève forestière qui traverse un vaste parc de 50 hectares et passer à sa droite un jardin à la française avant de visualiser ce qui fut, au xiiie siècle, une partie des enceintes de la défense de Bruxelles (1).

La dynastie italienne Arconati-Visconti et la dernière occupante privée du lieu, la marquise du même nom (1840-1923), lègueront ce vaste édifice composite à l’Etat belge en 1921. Un Lego foldingue imaginé par l’aristocrate occupant le bâtiment trois semaines à l’année lors de la période de chasse.  » Elle s’habillait fréquemment en page de la Renaissance, raconte le responsable des expositions et des archives Boudewijn Goossens. Et à la fin du xixe siècle, lorsqu’elle a intégralement fait restaurer le château, elle a adopté les codes architecturaux de sa période préférée, bien que les murs datant du xve – xvie siècle aient beaucoup souffert, notamment lors des guerres hollandaises. A l’époque, les travaux ont coûté un million de francs, une somme considérable quand on sait qu’un ouvrier gagnait alors un franc à la journée. La marquise n’habitait qu’une partie du bâtiment, celle où se trouvait un chauffage.  »

Hormis les pièces  » marquisées « , le château de Gaasbeek conditionne d’emblée le visiteur à la météo belge : en ce début mai, les murs épais rappellent qu’ils sont faits d’une variété de brique poreuse, celle qui retient l’humidité ascensionnelle. L’ambiance fraîche se double aussi d’une topographie sinueuse : les escaliers et couloirs, les recoins et la multiplicité des pièces tordent la perspective. Au tournant d’un mur, on ne sait jamais vraiment sur qui on va tomber,  » même si aucun fantôme n’a été signalé « , précise Boudewijn Goossens, historien de l’art et licencié en archivistique. A cette ambiance de dédale ténébreux s’ajoute la bande-son qui accompagne toute exposition. Un mash-up de musiques classiques et de chansons pop fantomatiques creusant la tension supplémentaire offerte au visiteur.

C’est particulièrement vrai au printemps 2016 avec Décadence divine, expo à succès – 30 000 visiteurs – montée par la compagnie malinoise Abattoir fermé, en référence au livre culte de Joris-Karl Huysmans, A rebours. L’intrigue naturelle du château se double alors de figures inquiétantes croisées au débotté dans le bâtiment et d’oeuvres  » un peu provocantes  » signées Berlinde de Bruyckere, Jan Fabre, Félicien Rops ou Kees van Dongen. L’ambiance générale tient d’autant plus du lupanar soyeux que les artistes contemporains – ou pas – se placent dans le décor voulu par la marquise, ses tapisseries, velours, bibelots et baldaquins. Sans oublier cette salle de bains tout en miroirs qui aurait plu à Kubrick. Le tout côtoyant des oeuvres d’art permanentes telles que le Babel de Maarten Van Valckenborch ou la photo prise lors d’une performance de Spencer Tunick à Gaasbeek en 2011, rassemblant plusieurs centaines de nudistes couchés devant le château :  » Le château a également conservé les possessions et le mobilier personnels de la marquise : le tout vaut plusieurs centaines de millions d’euros. Nous exposons aussi des objets trouvés dans les environs comme ce morion, un casque espagnol du xvie siècle « , explique le curateur.

Dilatation du temps

 » A son arrivée en 2004, le directeur du château Luc Vanackere a rompu avec la tradition d’expos plutôt régionales et traditionnelles. La nature des événements a vraiment changé.  » En 1980, la régionalisation avait mis l’édifice dans l’escarcelle de la Communauté flamande qui le gère toujours via son département de la culture, le vaste domaine étant supervisé par l’agence Natuur en Bos, comprenant une chapelle baroque et un pavillon de plaisance de ce qui était autrefois la seigneurie de Gaasbeek, englobant pas moins de dix-sept villages. Tout cela est bien sûr classé, communautarisé et régionalisé à la belge.

Il n’empêche, la volonté du château de Gaasbeek de s’ouvrir au public francophone est claire. Par évidence géographique bien sûr – le ring de Bruxelles est à dix kilomètres – mais aussi par l’internationalisation naturelle de la culture. Pratiquant le cross over linguistique dès l’intitulé des expos, l’actuelle exposition Château Kairos succède à une promenade dans l’univers du Grand Meaulnes à l’automne 2016,  » aussi parce qu’il y a une ambiance similaire entre le livre d’Alain-Fournier et le château, la dernière marquise ayant d’ailleurs la nationalité française « .

Chaque expo s’avère une aventure logistique dans un lieu par définition fragile et, pour rappel, à 80 % non chauffé, l’installation d’un système s’avérant impraticable dans un tel édifice. D’autant que  » cela dilaterait le bois des lambris et pourrait menacer les oeuvres entreposées depuis parfois deux cents ans « , dixit Boudewijn Goossens.

La dilatation est aussi au programme de l’expo Château Kairos, mais il s’agit cette fois de celle du temps. Un événement dont la commissaire hollandaise, Joke Hermsen, définit la teneur :  » L’idée est d’appréhender les deux visages du temps selon les philosophes grecs qui ont défini le kairos, le moment opportun pour avoir davantage conscience de la nécessité de se soustraire parfois au régime de plus en plus contraignant du temps chronologique (NDLR : le chronos grec, ou temps linéaire), d’entrer dans une certaine contemplation intérieure et de s’ouvrir alors à une expérience du moment kairotique porteuse d’inspiration.  » Thème d’une farouche actualité que Gaasbeek traite à sa manière : hautement visuelle et jouant de musiques – de Bach à Arvo Pärt – plongeant le visiteur dans un cocon ténébreux propice à la contemplation. De l’installation d’entrée signée Olga Kisseleva – un appareil mesure votre état émotionnel – à la formidable horloge vidéo de Maarten Baas, il s’écoule une heure ou plus d’un espace qui égrène les époques, volontairement d’un autre temps.

(1) Le château n’est accessible qu’à pied et sa visite ne dispose pas d’aménagements pour personnes à mobilité réduite.

Château Kairos. Cueillir l’éternité dans l’instant, au château de Gaasbeek, à Gaasbeek, jusqu’au 18 juin. www.kasteelvangaasbeek.be

Par Philippe Cornet

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