© Pierre-Emmanuel RASTOIN

Les mains de ma mère

David Abiker

Parfois, je vais trois jours chez ma mère. Pas assez souvent, pas assez longtemps.  » Tu viens et tu restes le nez dans ton portable « , me reproche-t-elle. La dernière fois que je suis allé la voir, elle s’est interrogée.

– Et pourquoi j’essaierais pas un portable, moi ? Mes copines en ont bien, elles. Alors, nous sommes allés au magasin à la recherche de l’unique modèle à grosses touches pour les plus de 75 ans. L’emballage, la forme, le prix, tout prouve par son packaging qu’il n’est pas le phénix des hôtes du rayon.

– Mais c’est cher, 35 euros, pour un truc aussi moche !

– Non maman, c’est donné… On prend celui-là, j’ai dit à la vendeuse, dans un accès d’autorité mal contrôlée.

– Attends que je le regarde !

Dans les magasins, ma mère me parle comme si j’avais 14 ans. Ça me rend dingue. Je reste son petit garçon. La vendeuse s’est marrée. Je lui ai pris un forfait mensuel, sms illimités. On est rentré chez elle. Là, j’ai voulu lui expliquer. Vite. Car moi, je fais tout vite, je lis pas les modes d’emploi, moi. Je lui mets l’appareil dans les mains et elle doit savoir. Bien sûr, elle ne comprend rien, ça m’agace, elle le sent, je m’énerve, elle m’engueule. J’ai 8 ans.

– Regarde là, tu as une touche SOS avec mon numéro, en cas de problème.

Elle m’a regardé.

– Mais tu habites à 150 kilomètres. Que veux-tu que je t’appelle si j’ai un souci ? T’arriveras pas assez vite !

J’ai soupiré, conscient de vivre dans un autre espace-temps. J’ai pensé aux prophètes de la nouvelle économie qui vendent des maisons connectées qui repèrent les cols du fémur fragiles à distance… Y’a encore du boulot. Tant d’amour entre elle et moi qui ne passera jamais par des mails, des sms ou des photos. Ma mère est perdue pour le numérique. Elle est née au moment des accords de Munich. J’ai capitulé…

Ma mère n’est pas 2.0, mais c’est quelqu’un. Elle brode mieux qu’une fée, elle peint comme une artiste, elle bricole, elle jardine, elle fait de la maçonnerie, de la menuiserie, elle a même une scie sauteuse. Mais ma mère ne sait pas utiliser un portable. Et si je lui montre, elle se braque. Alors, comme pour Internet, l’ordinateur ou la tablette, j’ai renoncé. Pour pas qu’on s’engueule à nouveau.

Plus tard, alors que les vaches revenaient dans le champ d’en face, à l’heure où le ciel devient mauve, elle m’a dit ça.

– Viens, assieds-toi.

La dernière fois qu’elle m’avait fait asseoir comme ça, dans la cuisine, nous avions eu une vraie discussion, loin des évitements et des oublis volontaires, de ces discussions entre gens qui s’aiment trop. C’est ma mère, que voulez-vous ! Son chien et le mien nous ont suivis dans la cuisine. Ils flairaient quelque chose. Effectivement.

– Tiens, je vais te montrer comment je fais la pâte à tarte, depuis le temps. Pose ton téléphone ! Lâche un peu ce machin…

Je l’ai posé, ce téléphone. Et elle m’a expliqué, à moi qui ne suis doué de mes doigts que pour lire des sms et taper des conneries avec mes pouces. Elle m’a révélé le secret de sa pâte, fine, craquante, légèrement salée.

– Tu prends un kilo de farine, un verre d’eau, une cuillère à soupe de sel et 500 grammes de beurre. Et tu fais comme ça…

J’ai regardé ses mains. Quarante-huit ans que je le fais. Ces mains qui m’ont appris à dessiner, qui m’ont servi, m’ont soigné, se sont posées sur mon front quand j’étais grippé.

– Avec ça, tu as de la pâte pour six tartes, et tu peux la congeler.

Les chiens et moi, nous l’avons regardée faire. Ses mains n’ont pas changé, précises, géniales et sûres. Je me fous éperdument qu’elles ne sachent jamais envoyer un texto ou mémoriser un numéro à 10 chiffres. Plus je les regarde, plus je n’imagine pas sans terreur qu’un jour elles puissent cesser cet élégant ballet dans cette pâte à tarte qui, talquée de farine, ressemble évidemment… au cul d’un bébé.

Chroniqueur pour 01 net Le newsmagazine du numérique

David Abiker

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