30 juillet 1966. L'Angleterre, qui a formalisé les règles du football et inventé sa culture, remporte enfin la Coupe du monde à Wembley, à l'issue d'un match controversé contre l'Allemagne de l'Ouest. © isopix

« Le football, c’est l’histoire »

Le Vif

Journaliste politique au Vif/L’Express, Olivier Mouton signe un livre passionnant, centré sur le sport roi mais dépassant le cadre du stade. Et démontrant que le football a été le témoin, parfois le miroir et souvent l’acteur des évolutions majeures de notre société.

Le football est l’un des grands absents des livres d’histoire. C’est notamment de ce constat qu’est parti Olivier Mouton pour publier Hors-jeu : 22 matchs de foot qui ont marqué l’histoire. Chacun de ces 22 textes pour 22 matchs (parce que 22 joueurs sur un terrain) éclaire l’histoire de notre continent, de 1872 à l’Euro de l’été 2016. Rencontre autour d’un bouquin qui peut se lire d’une traite ou par petits bouts (par exemple, à la mi-temps) et même dans le désordre. Bien écrit, instructif et novateur.

Pourquoi le football est-il absent des livres d’histoire ?

Je pense que c’est parce qu’il a été longtemps considéré comme un jeu de beauf, populaire et sans intérêt. C’est d’autant plus bizarre que le jeu lui-même, la tactique, la stratégie, sont déjà passionnants en soi. Mais il y a tout le reste… dont on parle peu et qui est largement plus important. Les historiens ont eu tort de délaisser un phénomène qui était capable, au siècle dernier, de réunir 150 000 personnes dans un stade. Il y avait une sorte de dédain intellectuel qui niait sa valeur.Il y a des exceptions : Montherlant, qui a écrit sur le foot, ou Nick Hornby avec son remarquable Fever Pitch (Carton jaune), mais ce sont des artistes, pas des historiens. Chose que je ne m’explique pas vraiment, ce sont surtout les anglo-saxons et les hispaniques qui lui ont consacré les ouvrages les plus exceptionnels. Il y a de bons ouvrages en français, mais c’est nouveau.

Pourquoi écrire un livre qui souligne le lien entre le foot et l’histoire de l’Europe ?

Parce que le football est dans tous les phénomènes majeurs qui ont dessiné l’Europe d’aujourd’hui – et, par rebond, le monde. Et parce qu’il a tout influencé. Quand on parle de nationalisme, de globalisation, de mondialisation, de totalitarisme, d’identité, il y a participé et souvent de près. Le football est désormais l’entreprise la plus importante du monde avec à la fois les plus gros salaires et les problèmes sociaux les plus aigus, comme, entre autres, la traite des êtres humains. Et il a influencé et continue d’influencer la société dans laquelle on vit de façon décisive dans toutes ses dimensions : économique, politique, sociétale, culturelle…

Le ballon rond, passion commune à l'intervieweur (Stephan Streker) et l'interviewé (Olivier Mouton).
Le ballon rond, passion commune à l’intervieweur (Stephan Streker) et l’interviewé (Olivier Mouton).© hatim kaghat pour le vif/l’express

Sans oublier que l’un de ses plus grands mérites est qu’il réussit à éliminer les classes.

Absolument. On peut communiquer avec des gens de tous horizons, de toutes races, de toutes cultures et de tous milieux sociaux grâce au football. C’est sans doute un de ses plus grands atouts. Et puis, il est l’un des socles de l’identité. C’est un monument de culture. Il est même devenu pour certains une religion. On peut communiquer avec tout le monde grâce au foot… Au tout début de ma carrière de journaliste, j’étais à Antananarivo, la capitale de Madagascar. Je me suis retrouvé dans un quartier pas très bien famé. Des gars m’ont encerclé pour m’agresser. Je leur ai dit :  » Je viens de Belgique… Enzo Scifo !  » Et ils ont commencé à me citer d’autres joueurs. C’était surréaliste. On a communiqué grâce au football. Scifo m’a sauvé la vie. (Rires)

Qui a été le premier à comprendre que le foot est une arme de pouvoir ?

Mussolini. Il avait compris l’exceptionnel pouvoir de manipulation des foules qu’était le spectacle footballistique. Il y a eu les deux Coupes du monde remportées par l’Italie, en 1934 et 1938. Il avait la main sur les clubs. Il savait que, par le foot, il pouvait imposer une marque politique. Le foot est une machine à faire rêver. Et un vecteur absolu d’émotions fortes. Comment ne pas comprendre le pouvoir qu’il donne ?

Des 22 matchs du livre, quel est selon vous le plus important ?

Sans doute le tout premier, celui qui se joue au Havre, derrière une clôture, en 1872. C’est la naissance d’un phénomène gigantesque mais, bien sûr, tout le monde l’ignore encore alors.

Et votre préféré ?

Peut-être celui qui a vu l’unique victoire de l’Angleterre en Coupe du monde : cette inoubliable finale de 1966. Le pays qui a formalisé les règles du sport, et qui en a construit la culture profonde, est enfin sacré. Huit ans après le drame de Munich, l’accident d’avion qui a décimé l’équipe de Manchester United. Bobby Charlton, l’icône du club, est la star de l’équipe championne du monde. Magnifique symbole…

22 juin 1974. La République démocratie d'Allemagne (RDA) bat sa consoeur de l'Ouest 1-0 en Coupe du monde. Un symbole, en pleine guerre froide.
22 juin 1974. La République démocratie d’Allemagne (RDA) bat sa consoeur de l’Ouest 1-0 en Coupe du monde. Un symbole, en pleine guerre froide.© Getty Images

Vous dites aussi que Johan Cruyff et Franz Beckenbauer, stars absolues de la Coupe du monde de 1974, ont été les premiers footballeurs à avoir été transformés en produits de consommation.

Aujourd’hui, toutes les grandes vedettes du foot le sont. Mais, à l’époque, il n’y en avait aucune… jusqu’à l’avènement de ces deux stars. Beckham et Ronaldo sont les fils de Cruyff et Beckenbauer. Ils ont été transformés avec leur assentiment en produits et ont donc induit une évolution majeure dans le foot, celle des mercenaires. Les footballeurs bougent, les supporters restent.

Etes-vous d’accord avec ce cliché qui dit qu’on peut changer de tout mais pas de club de son coeur ?

Bien sûr. C’est pour ça que le football est un élément clé de l’identité. Avec, en creux, de belles questions… Comment grandit-on avec le foot ? Comment le monde s’éveille avec lui ? Le foot, il faut être tombé dedans quand on est petit… Et, heureusement, la marmite est grande. Mais j’aime l’idée qu’on conserve cette passion aveugle toute sa vie. On grandit, on évolue avec le foot mais il y a une part de soi qui reste ce petit garçon, passionné et émerveillé. Je collectionne les Panini, encore aujourd’hui. Et je n’utilise pas l’alibi de mes enfants, comme certains, pour justifier cette passion. (Rires)

Le football est l’entreprise la plus importante du monde avec à la fois les plus gros salaires et les problèmes sociaux les plus aigus »

Vous écrivez aussi que le drame du Heysel, en 1985, au-delà de toute son horreur, a façonné de manière décisive le football tel qu’on le connaît aujourd’hui.

Bien sûr. Le drame du Heysel et celui d’Hillsborough, quatre ans plus tard, ont conduit à faire payer les places beaucoup plus cher. Le foot est passé alors du statut de sport populaire à celui de spectacle réservé aux élites.

Avec comme conséquence désormais que, dans les stades anglais, on croise autant – si pas plus – de touristes japonais fortunés que de supporters  » historiques « .

Aujourd’hui, on va voir les grands matchs comme on va voir un opéra à la Scala. Ce n’est peut-être pas la plus exaltante évolution du foot mais elle est indiscutable. Comme l’est le fait que le foot est passé de sport de terroir à sport globalisé.

Le plus étonnant dans votre livre, c’est qu’on constate que deux textes sur les 22 concernent directement la Belgique avec le Heysel et le combat de Jean-Marc Bosman…

Oui et l’affaire Bosman, en 1995, est à la base de la plus grosse révolution connue par ce sport, indiscutablement : la liberté de choix d’un joueur, une fois son contrat expiré, de partir où il veut.

Le match qui vous a le plus marqué personnellement est-il dans les 22 ?

Non. C’est un autre match, un vingt-troisième… C’est le mythique Belgique – URSS, en 8e de finale de la Coupe du monde de 1986, au Mexique (4-3). En termes d’émotion, c’est un sommet que je crois insurpassable. Rester éveillé jusqu’au bout des prolongations, témoin au milieu de la nuit d’un scénario aussi incroyable, c’était fabuleux.

Qu’est-ce que l’écriture de ce livre vous a appris ?

Que ces 22 histoires pourraient toutes faire l’objet d’un film. Pour moi, ces 22 matchs, ce sont 22 films. On a affaire, chaque fois, à un scénario incroyable, passionnant, avec une morale au bout qui en dit finalement plus sur nous, notre société, notre histoire, notre vie… que sur le foot lui-même.

Entretien : Stephan Streker, cinéaste et consultant foot à la RTBF

Hors-jeu : 22 matchs de foot qui ont marqué l’histoire, par Olivier Mouton, éd. Armand Colin, 224 p.

Les 22 matchs

Septembre 1872 : le jour où le football envahit la France.

25 décembre 1914 : le jour où les armes se taisent, le temps d’un match.

10 juin 1934 : le jour où le football fait la promotion du fascisme en Italie.

3 avril 1938 : le jour où un joueur autrichien défie le régime nazi.

Mai 1940 : le jour où l’Ajax d’Amsterdam sauve des Juifs de la Shoah.

15 juin 1954 : le jour où l’utopie européenne se concrétise.

22 novembre 1956 : le jour où les Hongrois du Honvéd fuient le communisme.

10 juillet 1960 : le jour où l’URSS met l’Europe à ses pieds.

2 décembre 1962 : le jour où la Turquie devient membre de l’Europe.

30 juillet 1966 : le jour où l’Angleterre domine enfin le monde.

22 juin 1974 : le jour où la RDA bat miraculeusement la RFA.

7 juillet 1974 : le jour où Cruyff et Beckenbauer se transforment en marques.

29 mai 1985 : le jour où le hooliganisme meurtrit Bruxelles.

26 juin 1992 : le jour où le Danemark surprend tout le monde.

26 mai 1993 : le jour où Marseille remporte la première Champions League.

15 décembre 1995 : le jour où un joueur du FC Liège bouleverse l’Europe.

12 juillet 1998 : le jour du triomphe de la France « black-blanc-beur ».

29 juin 2008 : le jour où l’Espagne, surendettée, débute son triplé.

9 mai 2009 : le jour où Red Bull rachète Leipzig.

6 mars 2012 : le jour où le Qatar s’empare du PSG.

13 novembre 2015 : le jour où le terrorisme frappe pendant un France-Allemagne.

27 juin 2016 : le jour du double Brexit.

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