La billetterie éphémère du festival s'installe cette année au pied du Mont des Arts. © HATIM KAGHAT

Festin des arts

A la pointe de la création internationale, le Kunstenfestivaldesarts investit une nouvelle fois Bruxelles pour trois semaines de spectacles hybrides, d’expériences inclassables et de prises de risque artistique. Le Vif/L’Express s’est glissé pendant plusieurs mois dans les coulisses de cet événement mastodonte et ambitieux.

9 novembre 2016 Puzzle de créations

Donald Trump vient de prononcer son discours de victoire en tant que 45e président des Etats-Unis. Du coup, dans les bureaux du Kunstenfestivaldesarts, à quelques encablures du canal, l’ambiance est un poil morose pour la réunion de production qui rassemble une partie des permanents (ils sont onze dans l’équipe fixe). Sur la table, l’attention est monopolisée par un grand tableau Excel. Il compile les 23 jours de l’édition 2017 et la trentaine de projets destinés à l’intégrer. Organiser le Kunsten, c’est un puzzle géant, et il n’est pas trop mal avancé.

Celui qui amène les pièces, c’est Christophe Slagmuylder, directeur depuis 2006. Cet historien de l’art, qui a secondé, dès 2002, Frie Leysen, la fondatrice, pour la programmation, voit en moyenne 200 spectacles par an à travers le monde. Pas tant pour  » visionner  » et amener les productions telles quelles à Bruxelles que pour repérer des artistes, nouer des liens et entretenir son réseau international. Car le Kunstenfestivaldesarts est avant tout un festival de créations. Cette année, il y en a 23 parmi les 39 propositions adressées au public.

Du jamais-vu donc, présenté pour la première fois à Bruxelles en mai prochain. Pour chaque projet, c’est un pari. Un pari qu’ils sont de moins en moins nombreux à prendre le risque de relever.  » On sent qu’il y a globalement en Europe une frilosité, avance Christophe Slagmuylder. Ces dernières années, de gros festivals européens comme Edimbourg, Avignon ou la Triennale de la Ruhr ont tendance à se réfugier derrière des valeurs plus sûres. Les structures qui s’engagent dans la création, avant que le spectacle n’existe, sont devenues une denrée rare et elles investissent des montants plus faibles qu’avant. Autrefois, on pouvait soutenir des projets à trois ou quatre, maintenant on a besoin d’être neuf, dix partenaires. Ce travail de recherche de coproducteurs prend beaucoup de temps.  »

Christophe Slagmuylder est un équilibriste. Chaque année, pour constituer le programme, il marche sur un fil. Un fil tendu entre grands noms et artistes émergents, entre les différentes disciplines, théâtre, danse, performance, concerts, installations, avec aussi beaucoup de formes hybrides. Et puis entre la fidélité aux artistes qu’on retrouve d’édition en édition (en 2017, par exemple, Claude Régy, Mette Edvardsen, Spangberg, El Conde de Torrefiel, Milo Rau, Radouan Mriziga…) et l’accueil de nouvelles têtes.  » Je trouve tellement important qu’un festival suive le parcours d’un artiste sur plusieurs années, explique le directeur. Mais où s’arrête-t-on ? Comment laisser suffisamment de place pour introduire de nouveaux noms ? Quand on voit que d’autres maisons à Bruxelles commencent à programmer des artistes que nous avons introduits, on se dit que ce n’est plus notre rôle de les accompagner.  »

Chaque pièce du puzzle, dûment pesée et soupesée, se trouve à présent sur la table. Pour chacune, il faut trouver une place. En 2017, les festivaliers circuleront entre 24 lieux différents. Le Kunsten ne dispose pas de ses propres salles, il repose tout entier sur la collaboration avec ses partenaires bruxellois. Aussi bien francophones (le Varia, le Théâtre national, la Bellone, la Balsamine…) que flamands (le Beursschouwburg, le Kaaitheater, le KVS…). Depuis sa naissance, ce festival au nom bilingue est volontairement bicommunautaire, dans les lieux qu’il investit mais aussi dans les subsides qu’il reçoit des pouvoirs publics. Il est pour une grande partie financé par la Communauté flamande (un million d’euros) et la Fédération Wallonie-Bruxelles (un peu moins de 600 000 euros).  » Quand je vois la réalité de la ville aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il est complètement désuet de penser Bruxelles en termes de Flamands et de francophones, poursuit Christophe Slagmuylder. Il y a ici tellement d’autres langues, de nationalités, d’origines… Mais sur le plan politique, ça reste la réalité de ce pays. Dans la façon dont on communique ces dernières années, j’insiste moins sur l’aspect bicommunautaire que sur l’aspect cosmopolite et multiculturel de la ville. Le Kunsten a été pionnier il y a vingt ans, il y a aujourd’hui beaucoup plus de relations qui existent entre les partenaires bruxellois.  »

22 décembre 2016 Redécouvrir l’inconnu

Schaerbeek. Non loin de l’église royale Sainte-Marie, dont la coupole est visible par la fenêtre. Christophe Slagmuylder, Johanne de Bie, responsable de la communication, et Jasper Nijsmans, responsable des publications et du site Web, ont rendez-vous dans les bureaux de Petra Fieuws et Simon Casier, duo de graphistes qui travaille pour le festival depuis dix ans. Parmi ses clients, Casier/Fieuws compte pas mal d’artistes belges de premier plan, comme la chorégraphe bruxelloise Anne Teresa De Keersmaeker, les plasticiennes Berlinde De Bruyckere et Edith Dekyndt, le chanteur Ozark Henry, mais aussi quelques institutions francophones comme le MAC’s au Grand-Hornu et le théâtre Les Tanneurs à Bruxelles. Sa marque de fabrique : un minimalisme qui séduit par son élégante discrétion, mais qui peut aussi agacer ou déconcerter en tranchant si fort avec l’abondance et la surenchère ambiantes.

Pour la brochure et les affiches du Kunsten, son option minimaliste s’est traduite pendant plusieurs années par un jeu graphique sur les deux derniers chiffres du millésime du festival. Des chiffres, c’est pratique quand il faut s’adresser à la fois aux publics francophone, néerlandophone et anglophone. Petra et Simon ont affiché sur une cloison les différentes variantes de leur projet pour l’édition 2017 : des chiffres, à nouveau, mais à la façon d’un calendrier alignant toutes les dates du festival, du 5 au 27 mai. Sur la couverture du programme, diffusé à 20 000 exemplaires, il n’y aura donc que cela, directement reconnaissable par les habitués grâce à la police de caractères choisie et au papier utilisé. Le look and feel Kunsten. Les non-initiés assez curieux iront voir au dos de la brochure où le nom et les principales infos du festival sont mentionnés.

Quant au contenu du programme, juste avant Noël, il est quasiment finalisé. L’assemblage du puzzle dont les premiers éléments ont été posés il y a un an et demi touche à sa fin, tant pour les spectacles que pour les budgets, les salles, les horaires et les partenariats.  » L’exercice, c’est de laisser le programme ouvert jusqu’à un certain moment mais d’en faire quelque chose de cohérent, précise Christophe Slagmuylder. Il n’y a jamais de thème au départ, mais quand on avance dans la programmation, il y a des images qui apparaissent. Du coup, le choix des derniers projets est plus influencé par ce qui se trouve déjà sur la table. Il faut une épine dorsale, mais aussi suffisamment de contrastes, de contradictions presque.  »

Pour dessiner les fils rouges de sa programmation, le directeur consulte régulièrement deux dramaturges, Lars Kwakkenbos et Daniel Blanga-Gubbay.  » On ne veut pas créer une structure dramaturgique dans laquelle les oeuvres risqueraient d’illustrer une pensée, souligne ce dernier, docteur en philosophie politique. L’idée est toujours de partir du travail des artistes et de voir quelle genre de constellation est en train de se dessiner.  » En 2017, une des lignes qui traversent les projets, c’est le rapport à l’inconnu.  » A une époque où l’inconnu est assez rapidement transformé en peur, précise Daniel. De quelle manière se réapproprier ce rapport avec l’inconnu pas comme « l’autre », mais comme « l’autrement », c’est-à-dire une sorte de détour par rapport aux codes habituels. L’inconnu comme quelque chose de positif, à redécouvrir, c’est hyperimportant aujourd’hui, politiquement.  »

On retrouve dans le programme de 2017 beaucoup de propositions qui reposent sur autre chose que la parole et les mots, sur une empathie sensible : l’exposition et les concerts de l’artiste libanais Tarek Atoui, qui travaille sur la matérialité du son ; le Slugs’ Garden ( » Jardin des limaces « ) des Equatoriens Fabián Barba et Esteban Donoso, où des performeurs évoluent les yeux fermés dans un espace très tactile ; Le moindre geste des chorégraphes tunisiens Selma et Sofiane Ouissi, où c’est le corps qui raconte ; Voicing Pieces de l’artiste turque basée à Bruxelles Begüm Erciyas, où la voix prend une autre dimension… Plus deux nuits de réflexion orchestrées par les deux dramaturges du festival : Beyond the codes, un banquet qui propose  » un voyage au-delà de la pensée  » et Before the codes,  » une nuit pour penser à travers les sens « .

12 janvier 2017 Casse-tête technique

Dans les Marolles, au pied des escaliers de l’ancienne chapelle des Brigittines. Monira Al Qadiri, plasticienne koweïtienne qui est née au Sénégal, a étudié au Japon et est actuellement basée à Amsterdam (la bio des artistes invités au Kunsten ressemble souvent à un mini cours de géo), retrouve Raphaël Noël, directeur technique du festival, et Nina Wabbes, assistante de production, pour visiter les lieux pressentis pour la création de son premier spectacle  » théâtral « , Feeling Dubbing. La chapelle est complètement vide, débarrassée de sa scène et de son gradin.  » J’ai l’impression que ça va être difficile ici « , dit Monira, dubitative, après quelques minutes d’observation et de questions.

Deuxième étape, la villa Empain, perle Art déco de l’avenue Franklin Roosevelt, rénovée et occupée par la fondation Boghossian qui y organise des expositions temporaires. Monira Al Qadiri s’enthousiasme. Avec ses galeries, le patio de l’entrée serait parfait pour manipuler, depuis le premier étage, la marionnette du spectacle, son double grandeur nature.  » I love the space. It’s like a dream this place.  » Mais où disposer le public ? Comment installer les lumières ? Et quid du surtitrage en trois langues ? Le tout dans un bâtiment classé où il est hors de question de forer le moindre trou, et avec une exposition (Mondialité, curatée par Hans Ulrich Obrist et Asad Raza) en cours. Ça n’a pas l’air d’inquiéter Raphaël Noël, il en a vu d’autres. Ce Lorrain travaille pour le Kunsten depuis 1998. Cela fait trois ans qu’il en est le directeur technique. Sa tournée en Afrique avec le Jeune Ballet de France, au début de sa carrière de régisseur, lui a appris une leçon utile :  » Même si tu n’as pas tout le matériel, tu peux quand même faire le spectacle.  »

En quasi vingt ans de Kunsten, il se souvient particulièrement du Giulio Cesare du metteur en scène star italien Romeo Castellucci. C’était en 1998, une adaptation de Shakespeare  » avec un décor qui était brûlé et un cheval sur scène « . Et puis d’Exhibit B, de l’artiste sud-africain Brett Bailey, une  » exposition vivante  » installée lors de l’édition 2012 dans l’église du Gesù, en face du Botanique. Un lieu de culte désacralisé, abandonné et squatté depuis des années en attendant que s’y concrétise le projet d’un hôtel de luxe.  » Il n’y avait pas d’électricité et l’eau s’infiltrait par des fentes dans le toit. Avant même de commencer, on a tout nettoyé. On a rempli deux containers de crasses. Il fallait installer de la lumière, du son, des loges, des toilettes, des douches, donc de l’eau chaude… Au début, on se dit qu’on n’y arrivera jamais, et puis on y arrive.  »

Ce genre de casse-tête technique se renouvelle chaque année dans l’organisation d’un festival qui aime investir des lieux  » non spectaculaires « .  » Même si c’est plus lourd en matière de préparation et d’installation, j’aime beaucoup ça à partir du moment où l’artiste le sait, se prête au jeu et trouve ça super, poursuit Raphaël Noël. Parce que recréer une salle de spectacle dans un endroit qui n’en est pas une, ce n’est pas très excitant. Alors, autant aller dans un vrai théâtre.  » Venant de France, ce directeur technique qui gère pendant le festival une soixantaine de techniciens et un atelier de construction installé dans les caves de Tour & Taxis, a été frappé par la solidarité entre les différentes équipes du milieu culturel bruxellois.  » Ici on n’a pas de problème à demander de l’aide ou à poser des questions. En France, c’est plus difficile, parce que ça veut dire que tu ne sais pas. Mais ça, c’est la base : on ne sait pas. En tout cas on ne sait pas tout, donc on a toujours besoin des autres.  » Belle leçon d’humilité.

9 mars 2017 Millefeuille bruxellois

Mont des Arts. Raphaël, Johanne, Simon et Petra ont rendez-vous sur la place de l’Albertine pour une visite du palais de la Dynastie, imposant édifice construit pour l’Exposition universelle de 1958 et resté très peu utilisé depuis. Pendant toute la durée du Kunsten, le lieu deviendra le Centre du festival. Devant, sur l’esplanade, s’installeront, à partir du 13 avril, deux containers transformés en billetterie éphémère.  » Ici il n’y a pas de source électrique et aucune possibilité d’accrocher des lumières, précise Raphaël Noël. Comme c’est très grand, il faut tout de suite des kilomètres de câbles juste pour mettre une petite ampoule.  »

Dans la vaste première pièce, le rez-de-chaussée du palais accueillera le bar et le buffet. Sur la mezzanine prendront place les installations des DJ pour les soirées et un bookshop. On monte. Derrière la niche recouverte de mosaïque se dissimule une autre pièce, l’ancienne salle de conférence, qui accueillera l’exposition de Tarek Atoui. Raphaël déplace une plaque et l’on découvre à l’arrière plusieurs étages complètement laissés à l’abandon. Des centaines de mètres carrés vides dans un lieu stratégique du centre-ville. Absurde, et révélateur du millefeuille administratif bruxellois. Le palais de la Dynastie ne dépend pas de la Ville de Bruxelles, ni de la Région de Bruxelles-Capitale, mais de la Régie des bâtiments, le  » gestionnaire immobilier de l’Etat fédéral « . Une preuve de plus que le fédéral se meurt, et une partie de ses bâtiments avec lui. Mais pendant trois semaines, le Dynastie va revivre, comme aux plus belles heures de la Belgique de papa. Merci le Kunsten !

Kunstenfestivaldesarts, du 5 au 27 mai, à Bruxelles, www.kfda.be

Par Estelle Spoto

En 2017, une des lignes qui traversent les projets, c’est le rapport à l’inconnu

 » Au début, on se dit qu’on n’y arrivera jamais, et puis on y arrive  »

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