Traitant des super-héros, Benoit Lapray évoque la problématique de la double appartenance chez les êtres issus de l'adoption. © BENOÎT LAPRAY. GALLERY LACROIX, PARIS

Identité: l’adoption racontée à travers les arts et l’imaginaire

Guy Gilsoul Journaliste

Pour réagir aux multiples questions que pose l’adoption, le musée Dr. Guislain, à Gand, a convoqué l’histoire et les arts, les faits et l’imaginaire. De Moïse à Superman et des tableaux misérabilistes du XIXe siècle au cinéma, le parcours interroge le passé comme le présent.

En confrontant la réalité de documents historiques et les fictions (autobiographiques ou non) portées par les créations picturales, littéraires ou graphiques, l’exposition Adoption entre aventure et blessure vise l’adoptant, l’adopté et la société. Dès l’entrée, une peinture toute en chaleur solaire, signée par la peintre luministe de la fin du XIXe siècle Jenny Montigny, cible une relation d’amour réussie entre un bambin et sa mère. Voilà pour l’idéal. Mais comment se construit ce lien chez l’enfant adopté ? Les réponses viendront au fil des quatre salles.

Dans un dessin du XIXe siècle, on voit un tout-petit blessé et pendu par les pieds à un arbre. L’auteur, Jan Antoon Verschaeren, illustre un épisode fondateur du mythe d’OEdipe. Alertés par l’oracle de Delphes qui a prédit le sinistre destin de l’enfant, ses parents décident de l’abandonner, le livrant tête en bas à une mort certaine après lui avoir transpercé les pieds afin d’y faire passer la corde. Sauf qu’un berger le délivre et le confie au roi et à la reine de Corinthe qui désespéraient d’avoir une descendance. Mais en grandissant, OEdipe, moqué par ses pairs, va chercher à retrouver ses  » vrais  » parents. Il part sur la route de Delphes. On connaît la suite.

Non loin, l’image d’un Superman en vol et de son reflet dans l’étendue d’eau, une photo de Benoit Lapray, évoque cette problématique de la double appartenance. D’un côté, le héros venu de la planète Krypton ; de l’autre, l’enfant adopté. Côté face, un justicier, doué de pouvoirs très spéciaux ; côté pile, Clark Kent, un garçon timide et renfermé. L’adoption crée-t-elle toujours des êtres doubles et parfois profondément solitaires, comme le montre une autre composition du même artiste situant Spiderman dans un immense paysage ? On rencontre bien d’autres gosses adoptés dont le destin, réel ou imaginaire, sera flamboyant. Et de songer, via un dessin du XVIIe, au personnage de Moïse, héros fondateur des trois religions du Livre. Existerait-il alors chez ces mômes une capacité particulière à la résilience qui soit bien réelle ou inventée par la littérature et les arts ? De multiples nuances et autant de questions sont proposées à notre réflexion.

 Aux enfants assistés : l'abandon, Edouard Gelhay, 1885-1886.
Aux enfants assistés : l’abandon, Edouard Gelhay, 1885-1886.© MUSÉE D’ART ET D’ARCHÉOLOGIE, SENLIS

Ainsi, cette bande dessinée réalisée par Jung Henin. Elle raconte le parcours de l’auteur depuis l’époque de la guerre de Corée où, après la mort de ses parents, il est confié à un orphelinat avant d’être adopté en 1971 en Belgique, à 6 ans, et de se sentir toujours l’étranger parmi les quatre autres enfants blancs de sa famille d’accueil. Le documentaire qui lui répond donne la parole à une mère adoptive. En sept minutes, correspondant aux sept années de procédures mais aussi de questionnements nécessaires avant l’adoption effective, il pointe aussi le rôle joué par l’autorité sociale et le jugement moral.

La deuxième salle nous projette dans la réalité d’un passé qui, pour l’essentiel, ne prit fin qu’aux alentours des années 1970. Le dernier baiser, toile commandée par l’Etat français en 1857 et réalisée par Charles-François Marchal, capte l’instant où une jeune mère dépose son poupon dans ce qu’on appelait une  » tour d’abandon « . Non loin, une gravure datée de la fin du XVIIIe illustre la manière dont la société gère le cas des enfants illégitimes et de leur mère appelée  » pécheresse « . La scène se passe dans la chambre où la jeune femme manifestement issue de la bourgeoisie vient d’accoucher. A peine né, le bébé que sa mère appelle de ses bras et de ses cris lui est arraché. Elle ne le verra plus. Une toile d’Edouard Gelhay intitulée L’Abandon renchérit en mettant en scène la réponse non plus de la famille mais du politique face à l’illégitimité de l’enfant né, dira-t-on jusqu’il y a peu,  » sous x « . Derrière son large bureau de bois vernis, la directrice de l’institution a préparé l’acte d’abandon, alors que la mère regarde pour la dernière fois la fillette de 2 ans emmenée par l’assistante.

Souvent, la mère accroche à son enfant un objet qui pourrait lui permettre de le retrouver. Ainsi cette demi-image pieuse : la maman gardait l’autre partie. Ou cette trompette miniature retrouvée sur une gamine à qui l’administration donna le nom de Pétronille Trompette. Souvent, le patronyme était inventé à partir d’un indice lié à ce genre d’objets, à un problème de santé ou à l’endroit où le nourrisson avait été trouvé. Ainsi cette petite  » Van Der Durpel  » dont le nom évoque le seuil (« dorpel » en flamand) où elle avait été déposée.

Opération Baylift, Robert Stinnett, 1975.
Opération Baylift, Robert Stinnett, 1975.© OAKLAND MUSEUM OF CALIFORNIA, OAKLAND

A la honte s’ajoute la misère. Dans les premières années du XXe siècle, de nombreux enfants quittent les quartiers pauvres des villes afin d’être confiés à des familles de paysans. Dans la bande dessinée Le Train des orphelins, Xavier Fourquemin et Philippe Charlot, après une enquête minutieuse, révèlent comment, au milieu du XIXe siècle, à New York, 250 000 orphelins issus de l’immigration ont été embarqués dans des trains pour un long périple. Dans chacune des gares, des  » familles d’accueil  » les examinaient pour recueillir  » les meilleurs  » : ceux qui pouvaient répondre au cruel manque de main-d’oeuvre de l’Ouest américain….

Plusieurs documents nous renvoient aussi au nazisme quand, entre 1939 et 1945, Himmler imagina l’opération  » Lebensborn « . Soit des séances d’accouplements forcés visant à créer des enfants de race aryenne pure. Ceux-ci, photographiés sous la protection d’une croix gammée ou disposés  » en batterie  » à la campagne étaient proposés à l’adoption. L’actualité des  » soeurs  » du djihad dont la fonction est de préparer la génération des futurs combattants de Daech ne relève pas d’une autre visée.

La guerre produit de nombreux orphelins et d’autres enfants dont la famille cherche à protéger l’avenir en espérant qu’ailleurs ils puissent être recueillis. Le photographe américain Robert Stinnett nous montre une image stupéfiante prise en 1975 alors que la guerre du Vietnam touche à sa fin. Dans un avion, des bébés (il y en aura plus de 2 000) ont été alignés dans des petits cageots sur tous les sièges. A partir de cette décennie, chez nous, les enfants adoptés ne seront plus majoritairement des petits Belges mais les victimes issues de pays lointains. Ils vont provoquer un déplacement de la question de l’adoption dans laquelle l’Etat va de plus en plus s’impliquer en réglementant chaque fois davantage les conditions imposées aux futurs parents et la protection des enfants. Dans le même temps, le féminisme va mener le combat de la déculpabilisation des dites  » mères célibataires « . Une page est résolument tournée. Résout-elle la question ? L’expo ne s’aventure pas dans le présent.

« Petronilla Trompet », signe de reconnaissance retrouvé sur un enfant abandonné, 1842.© ARCHIEV OCMW GENT

Elle suggère plutôt, dans sa dernière partie, d’écouter les artistes. Certains jouent la carte de l’imagination (de Bob et Bobette à Hulk en passant par Paddington), d’autres portent un regard critique, les derniers sont d’abord des témoins de première ligne. Ainsi, Madge Gill, aujourd’hui considérée comme l’un des grands noms de l’art outsider mais morte inconnue.  » Enfant de la honte « , née en 1882 dans un quartier populaire de Londres, elle est cachée par sa mère et sa tante jusqu’à 9 ans. Elle est alors envoyée au Canada où elle travaille dans une ferme jusqu’à 19 ans. De retour en Angleterre où elle devient infirmière, elle retrouve sa tante qui l’initie à l’astrologie et au spiritisme, se marie et voit sa vie endeuillée par le décès de plusieurs de ses enfants. Elle se met à dessiner, pour elle seule, chaque nuit, dans une mansarde, à la lumière d’une bougie, durant quarante ans. Mais pour dire quoi ? Le dessin de quelques centimètres à plus de onze mètres), guidé affirme-t-elle par un esprit appelé Myrninerest (traduit par  » mon moi profond « ) est fait de tracés enchevêtrés. Il laisse apparaître des silhouettes féminines dans lesquelles la seule partie  » claire  » est un visage désincarné, toujours le même, qui révèle de manière obsessionnelle sa quête identitaire et son échec.

Plus près de nous, Tracey Moffatt (1960), photographe et cinéaste mondialement connue (elle représentera l’Australie à la Biennale de Venise cette année). Née d’une mère aborigène et d’un père européen, elle est, comme des milliers d’enfants, victime, entre 1910 et 1970, de la politique  » d’assimilation  » décrétée par son pays, retirée de sa famille et confiée à une famille blanche. Elle grandit en se réfugiant dans les images de la télé, la publicité, la musique populaire puis le cinéma. Ses films procèdent d’insertions inattendues d’images et de sons, issus du monde des médias. Du coup, le récit éclate autant qu’il se rapproche des procédures de la mémoire :  » Mon travail, écrit-elle, est fait d’émotion et de drame.  » Dans NightCries (1989), elle raconte comment une aborigène vit les derniers moments de sa mère adoptive blanche. Y cohabitent, après une introduction chantée par Jimmy Little, le crooner aborigène des années 1950, des scènes venues du passé et d’autres d’une ultime journée et d’une nuit où l’on découvre combien l’adoptée, malgré ses rancoeurs, voire ses colères, laisse réapparaître les moments passés de petits bonheurs alors qu’auprès de l’agonisante, elle multiplie les gestes de tendresse et d’amour. On songe alors à la peinture de Jenny Montigny…

Adoption entre aventure et blessure, au musée Dr. Guislain, à Gand, jusqu’au 16 avril prochain. www.museumdrguislain.be

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