Yasmine Hamdan devant la villa Empain à Bruxelles, où l'exposition en cours questionne les frontières réelles ou imaginaires. © PHILIPPE CORNET

La femme nomade

Sur Al Jamilat, la pop orientale de Yasmine Hamdan revisite intensément la tradition poétique du grand Mahmoud Darwich, amenant l’amour de la langue arabe et l’audace artistique au seuil de la reconnaissance planétaire. A contre-courant des stéréotypes.

Yasmine claque le talon de sa botte sur la passerelle métallique qui résonne comme une chambre d’écho naturelle et lâche, ravie :  » Quel son génial ! « .Au sous-sol de la villa Empain bruxelloise, on visite Frontières imaginaires (1), l’expo de la fondation Boghossian en compagnie de la directrice du lieu, Louma Salamé. Entre la Parisienne de Beyrouth et la Franco-Libanaise aux racines arméniennes, le courant passe. Notamment sur le fil de frontières qu’elles ont toutes deux franchies pour une semblable cause première, la guerre civile ravageant le Liban entre 1975 et 1990. Et puis, la somptueuse villa Art déco de l’avenue Roosevelt incarne une autre mission commune : tracer voies et dialogues entre l’Orient et l’Occident via les appendices multiples de l’art. Louma et Yasmine discutent de l’audace plastique, celle, par exemple, de David Byrne et Mona Hatoum, tous deux présentés ici, avant que la chanteuse ne s’attable pour nous parler d’Al Jamilat, album solo fraîchement sorti (lire page 90). A 40 ans, Yasmine a toujours ce mix alluré de garçonne farouche et d’oeil de biche suprême, comme une princesse moyen-orientale 2.0 qui s’intéresserait davantage aux modalités sensuelles et complexes des cultures qu’au dernier eye-liner en vogue. Quoique.

Parcours de Golfe

Quatre ans après un premier album solo (Ya Nass,déjà sorti sur le label bruxellois Crammed Discs), Al Jamilat s’incarne d’abord dans sa chanson titulaire, inspirée du poème du même titre – en français Les Magnifiques au féminin de Mahmoud Darwich. Ecrivain palestinien emblématique (1941-2008) dont Yasmine précise le destin :  » Avec Adonis, Darwich est le poète le plus connu du monde arabe, le poète de la résistance qui a écrit des textes sur l’amour avec énormément de tendresse, à tous les niveaux, métaphoriques et réels. « Poète impliqué dans la résistance palestinienne, dont la parole libertaire ne plaira pas toujours aux autorités politiques, OLP incluse.  » Quand tu es artiste, faire partie d’un groupe est, à un moment donné, contraignant : il faut façonner ta propre opinion. Dans le Golfe, les Koweïtiens et les autres connaissent des recueils de poésie par coeur. Moi, je fais partie de la génération qui doit faire un effort pour se plonger dans cette littérature, contrairement à celle de mon père qui la dévorait. « Le père de Yasmine, ingénieur civil, emmène, au fil de sa carrière, la famille à Abou Dhabi, dans l’oasis d’Al-Aïn à la limite du sultanat d’Oman ou en Grèce. Le tout, au gré des convulsions de la guerre libanaise, survenant quelques mois avant la naissance de la chanteuse.  » J’ai également vécu au Koweït où on a été rattrapé par une autre guerre […] : récemment, je suis allée jouer dans ce pays où les gens sont d’une exquise gentillesse. Même si les femmes ne peuvent pas y danser sur scène, je l’ai néanmoins un peu fait (sourire). « Yasmine parle des » personnages fous qui y circulent « , de cette culture totalement underground qui donne une deuxième peau – cachée – à la société officielle. Celle des soirées à la maison où l’alcool étant interdit, la vodka clandestine – à 600 euros la bouteille – coule volontiers à flots.  » Les Koweitiens sont proches de l’Irak et possèdent aussi cette extraordinaire richesse musicale-là : c’est différent du Qatar, d’Abou Dhabi et de l’Arabie saoudite, où je ne vais pas parce que je n’aime pas la façon dont le régime saoudien traite les femmes.  »

Souvenirs matriciels

 » On est dans la création précisément parce qu’on n’est dans aucune case  » :c’est Louma Salamé, de la fondation Boghossian, qui définit ainsi Yasmine Hamdan. On ne saurait mieux dire d’une démarche artistique qui ramène, entre autres importations fines, la langue arabe dans un mode musical mixé entre Paris, Beyrouth et Londres. D’où la question fondatrice, celle du territoire. Yasmine :  » J’ai l’impression que ma vie est une succession de déménagements, y compris ce disque qui est lui aussi une sorte de nouveau départ. Je me souviens de mes deux premières années passées dans le désert, j’y suis arrivée à l’âge de deux semaines et je me rappelle de certaines sensations, d’un sentiment très zen. A un moment donné, je devais avoir 11 ans, je me suis passionnée pour la littérature française. La vie n’est pas une chose horizontale ou continue : aujourd’hui, je ne sais même pas en quelle langue je rêve ou je pense. Certains mots me viennent dans une langue, puis je switche. « Comme la mécanique de son esprit, Al Jamilat est nomade, concocté au fil des voyages et des concerts, sur les deux ou trois dernières années.  » Tu es inspirée par des gens, des saveurs, des pays et puis, à un moment, tu ressens la frustration de ne pas aller vers un point précis et cela peut prendre du temps, des années, d’articuler tes désirs, entre toi et toi-même. Puis de les réaliser.  » Entre une apparition chez Jim Jarmusch (Only Lovers Left Alive) et des concerts partout, dont une mémorable soirée égyptienne enveloppée de l’ombre d’Oum Kalthoum, Yasmine construit un cap mondialiste tout en restant fidèle à sa première langue, celle des souvenirs matriciels et des songes beyrouthins.  » Je me sens moins sincère en chantant en anglais ou en français qu’en arabe, parce que je questionne mes racines. J’ai une conversation dans un espace que j’ai moi-même défini et organisé, c’est un truc personnel, l’arabe est ma langue d’émotion. Le cinéma et la culture arabes n’auraient jamais existé sans les femmes : dans le monde arabe, ce sont elles qui tiennent la maison, ont un pouvoir sans en avoir officiellement. Si demain, les femmes y faisaient grève, le monde arabe ne fonctionnerait plus.  »

A warrior

Difficile de ne pas en venir au concept de frontières géographiques en plein délire trumpiste d’interdictions aléatoires pour cause de délit de nom ou de faciès… Yasmine :  » J’espérais que ce thème était sorti de ma vie parce que j’en ai quand même pas mal bavé. Pour avoir la liberté de s’épanouir, il faut les opportunités et cela me brise le coeur de voir tellement de gens et de talents qui ne peuvent pas être dans un environnement le permettant. Je me sens plus en sécurité d’avoir désormais le passeport français en plus du libanais, je ne suis pas une optimiste à 100 % même si j’estime être une combattante, a warrior(sic). Je reste sceptique et j’ai toujours regardé le Liban avec inquiétude mais tendresse, comme un pays qui dysfonctionne, qui fait mal mais qui est aussi hyperattachant. Je me rends maintenant compte que le monde se met à ressembler au Liban qui, d’une certaine façon, était à l’avant-garde du dysfonctionnel…  » Yasmine, qui a vécu plus longtemps en dehors du Liban qu’en son sein, reparle de ces moments là-bas,  » formateurs « ,de ses parents sunnite et chiite, de son évident refus de toute communautarisation. Elle, mariée à un cinéaste palestinien – Elia Suleiman vivant à Paris et voyageant sans cesse, citoyenne de partout, menacée par le nulle part de la géopolitique mondiale.  » Quand tu es artiste, tu peux t’adresser au monde local, bien sûr, mais aussi à quelque chose de plus grand, des gens d’ailleurs, curieux, des poches d’oxygène dans lesquelles ils se retrouvent. La musique est un matériel qui bouge, qui n’est pas fixé : quand tu vas en Somalie et que tu écoutes de la musique, tu te rends compte que les modes sont chinois, conséquences d’échanges commerciaux et maritimes. « 

Les fluides internationaux, bons et mauvais, alimentent les conversations partagées avec Yasmine depuis notre première rencontre, à Paris en 2009, alors pour parler de son Arabology electro-pop concocté avec Mirwais, Français né en Suisse de parents afghan et italien, producteur occasionnel de Madonna. Parmi les questions récurrentes, celles sur l’état du monde arabe reviennent comme un leitmotiv obsessionnel traduisant les spasmes plus généraux du monde.  » Les maladies arabes ont cent ans et sont les conséquences de tout ce qui a été manipulé dans cette région géopolitique, avec laquelle on a beaucoup joué. Je ne suis pas fan du grand dénominateur  » monde arabe  » et je peux me sentir plus proche d’une Norvégienne que d’une Saoudienne… Ce qui me rend un peu triste, c’est que les gens ne se rendent pas forcément compte que les premières victimes de Daech, ce sont les Arabes eux-mêmes. Au Liban par exemple, nous étions des peuples qui vivions tous ensemble, juifs, musulmans, chrétiens, arméniens : la musique était fantastiquement riche, aujourd’hui tout le monde veut l’exclusivité du territoire et la culture s’appauvrit. C’est là le danger : on ne peut pas tout ramener à l’identitaire. « Un dernier mot de Yasmine sur Yasmine ?  » Je peux être super baba cool (sic) et totalement control-freak « . Même pas un scoop.

(1) Frontières imaginaires : à la fondation Boghossian, à Bruxelles, jusqu’au 30 avril, www.villaempain.com

PAR PHILIPPE CORNET

 » Aujourd’hui, je ne sais même pas en quelle langue je rêve ou je pense  »

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