Le fleuve Mékong, qui traverse le pays du nord au sud, est l'un des principaux moteurs économiques du Laos, via l'énergie hydraulique. © LEISA TYLER/GETTY IMAGES

Le Laos, l’ambitieux du milieu

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

La Chine, le Vietnam, la Thaïlande : trois champions économiques asiatiques. Coincé au milieu, le Laos. Le nouveau gouvernement communiste s’attelle à rattraper son retard. Mais entre les objectifs sur papier et la réalité du terrain, il reste du chemin.

Rien ne se perd, tout se transforme. Même les bombes. Là, la carcasse d’un obus tient lieu de piquet de clôture le long d’une façade. Dans les jardins, l’impact sert d’étang pour les poissons. Derrière le centre de santé de Tahouak, l’énorme trou fait office d’incinérateur pour les déchets. Les Américains auront au moins permis de ne pas avoir à creuser… Ce petit village du sud du pays, comme beaucoup d’autres, était juste au mauvais endroit, au mauvais moment. Trop près de la frontière vietnamienne, au beau milieu de la deuxième guerre d’Indochine. Le Laos n’était pas une zone de conflit. Il est tout de même devenu le pays le plus bombardé au monde. Plus de deux millions de tonnes d’explosifs larguées. Les Etats-Unis n’ont pas lésiné pour pulvériser les communistes vietnamiens qui s’engouffraient au-delà de leur frontière.

Une  » guerre secrète « , jamais reconnue par les Américains. En guise de mea culpa, un gros chèque : 90 millions de dollars pour le déminage, offerts par l’ancien président Barack Obama, lors d’une visite inédite, en septembre dernier. Dans la capitale Vientiane, tous les regards sont désormais tournés vers Donald Trump et son aptitude (ou non) à tenir les promesses passées. Même quarante-cinq ans après la fin du conflit, le Laos en aurait besoin. Près de 20 000 personnes sont mortes d’avoir manipulé des munitions non explosées. Ces UXO (UneXploded Ordnance) tuent de moins en moins : 302 décès en 2008, 42 en 2015. Mais toujours. Et encore, sans doute. Trente pour cent des explosifs déversés n’ont pas explosé et 98 % des terrains canardés n’ont pas été totalement assainis. Alors, de temps en temps, des habitants – souvent des enfants – tombent sur ces bombees pas plus grosses que des tasses à café qui, dans le meilleur des cas, ne leur arrachent qu’un membre et non la vie.

A Nongsay, lors de la visite de la reine Mathilde, un programme éducatif sur les bombes. Les enfants restent les principales victimes des munitions non explosées.
A Nongsay, lors de la visite de la reine Mathilde, un programme éducatif sur les bombes. Les enfants restent les principales victimes des munitions non explosées.© CHRISTOPHE LICOPPE/PHOTO NEWS

En l’absence de déminage, reste l’éducation. Les programmes de sensibilisation aux UXO étaient une étape de la mission de la reine Mathilde, en tant que présidente d’honneur d’Unicef Belgique, en février dernier (voir Le Vif/L’Express du 3 mars). Sur une estrade dressée au coeur du village de Nongsay, des formateurs déroulent de grandes bâches en tissu où des dessins d’explosifs se mélangent à ceux d’objets de la vie courante.  » Où est la bombe ?  » L’enfant qui donne la bonne réponse est récompensé par un tee-shirt. En retrait, un homme observe. Ce père de cinq enfants a perdu les deux jambes lors d’une explosion.

Mouton noir

Les fonds manquent pour organiser ce type de sensibilisation. Comme pour bien d’autres choses. Le parti communiste est obnubilé par la croissance économique : + 7,5 % entre 2011 et 2013 ! En attendant, les indicateurs sociaux restent les pires de toute l’Asie du Sud-Est. Taux de pauvreté, réussite dans l’enseignement primaire, participation à l’enseignement secondaire, mortalités enfantine et maternelle, mariage des enfants, retard de croissance, accès à l’eau potable et aux sanitaires, taux d’enregistrement des naissances… Le Laos ne se départit pas de sa place sur la liste des 22 pays les moins développés au monde.

 » Il ne faut pas oublier que d’énormes progrès ont été réalisés, insiste Hongwei Gao, représentante de l’Unicef au Laos. Par exemple, en 1990, le taux de mortalité infantile s’élevait à 162/1 000, contre 67 aujourd’hui. Cela reste toujours très élevé, mais il ne faut pas oublier d’où on vient.  » Entre 1992 et 2013, le taux de pauvreté a été divisé par deux, de 46 % à 23 %. Mais ses voisins aussi avancent. Plus vite, plus fort, économiquement comme socialement. Coincé tout en longueur entre la Thaïlande, le Vietnam et de petits bouts de Chine, de Cambodge et de Birmanie, le Laos se retrouve à nouveau dans une position géographique inconfortable. Sans accès direct à la mer, contrairement à toutes les autres contrées. Un tourisme hésitant. Une économie restreinte, qui ne peut essentiellement compter que sur l’agriculture, l’exploitation de mines et de l’énergie hydraulique grâce au fleuve Mékong, qui s’allonge majestueusement du nord au sud.  » Le Laos, c’est la Thaïlande il y a trente ans « , synthétise Jacques Coucke, un expatrié belge qui a vécu des deux côtés de la frontière.

Marc Vergara (au centre), responsable communication d'Unicef Laos :
Marc Vergara (au centre), responsable communication d’Unicef Laos : « Les autorités sont conscientes que les comparaisons sont défavorables. »© YORICK JANSENS/BELGAIMAGE

 » Les autorités sont conscientes que les comparaisons avec les autres pays sont défavorables et elles se rendent compte que ce n’est pas bon, surtout depuis qu’elles ont assuré la présidence tournante de l’Asean (NDLR : Association des nations de l’Asie du Sud-Est) en 2016, observe Marc Vergara, responsable communication d’Unicef Laos. Depuis avril dernier, un nouveau gouvernement est installé. Son obsession est de sortir de la liste des pays moins avancés d’ici à 2020.  »

Au pas de charge. Du jour au lendemain, l’équipe présidentielle a décidé de juguler la corruption, qui coulait alors dans les veines nationales aussi naturellement que le Mékong. Et, du jour au lendemain, les bakchichs ont quasi disparu. Même un simple renouvellement de documents d’identité ne doit plus être agrémenté de quelques kips. Les fonctionnaires se savent scrutés. Le contrôle social pèse lourd. Des articles publiés dans les journaux officiels (il n’y en a de toute façon pas d’autres…), révélant un vaste trafic illégal de bois impliquant officiels et hauts gradés, font passer le message. La liberté de la presse, version communisme.

Barack Obama, pour la première visite officielle américaine au Laos, a reconnu la responsabilité morale de son pays lors des bombardements durant la guerre du Vietnam.
Barack Obama, pour la première visite officielle américaine au Laos, a reconnu la responsabilité morale de son pays lors des bombardements durant la guerre du Vietnam.© JONATHAN ERNST/REUTERS

Un communisme laotien somme toute flexible. A la sauce chinoise. Où même un magasin perdu au milieu des campagnes du sud vend des tee-shirts Adidas. Où Leuang Litdang, petite vendeuse thaïlandaise devenue reine des fructueux cafés Dao, s’est construit un palace doré d’inspiration versaillaise. Où les investissements made in China poussent comme du bambou. A Vientiane, les hôtels de luxe financés par la République populaire prolifèrent. La Chine s’apprête à cofinancer des travaux de construction d’une voie ferroviaire d’environ 450 kilomètres, reliant le nord à la Thaïlande.

Overdose de riz

Le train de la modernisation trace. D’ici à 2020, la croissance économique est censée s’ébrouer de 7,5 %. Le nouveau gouvernement entend aussi pousser le PIB par habitant de 1 970 à 3 190 dollars d’ici à 2020, puis repousser le taux de pauvreté sous les 10 %. Les objectifs sociaux s’entremêlent aux ambitions économiques : augmentation du taux d’alphabétisation, lutte contre le retard de croissance des enfants, extension des services de santé… Voilà le but, sur papier.

Sur le terrain, les énormes disparités entre villes et campagnes semblent insurmontables. Dans les provinces les plus reculées, une croix au charbon dessinée sur le ventre d’un enfant est toujours censée soigner les (parfois mortelles) diarrhées. La défécation en plein air reste à certains endroits la norme, ce qui n’aide pas à éradiquer les épidémies. Les habitants ne crèvent pas de faim. Mais, parfois, meurent de mal s’alimenter.  » En lao, le mot « manger » signifie littéralement « manger du riz » « , traduit Marc Vergara. Tout est dit. Si l’allaitement maternel progresse (de 26 % en 2006 à 40 % en 2012), il n’est pas rare que les bébés soient nourris avec du riz après un ou deux mois, lorsque les mères ne peuvent plus se permettre d’abandonner les champs. Puis encore du riz, toujours du riz, quasi que du riz.  » Qui n’apporte pas suffisamment de valeurs nutritionnelles. C’est entre six mois et deux ans que le cerveau se construit. Si la nutrition n’est pas bonne durant cette période, les lacunes ne pourront plus être rattrapées, même si par la suite l’alimentation s’améliore.  »

Au menu ? Du riz. Les Laotiens s'en nourrissent abondamment, ce qui provoque d'importants retards de croissance chez certains enfants.
Au menu ? Du riz. Les Laotiens s’en nourrissent abondamment, ce qui provoque d’importants retards de croissance chez certains enfants.© CHAU DOAN/GETTY IMAGES

Trente-six pour cent des enfants laotiens souffrent d’un tel retard de croissance. Ce qui n’est pas qu’un problème humanitaire. Pour atteindre ses ambitions économiques, le pays aura besoin de main-d’oeuvre suffisamment qualifiée. Or, l’enseignement n’est pas vraiment son fort. L’école maternelle n’est accessible que pour un enfant sur deux. En l’absence de structure officielle, les communautés financent elles-mêmes des infrastructures. Comme à Kang, petit village de la province défavorisée de Champassak. Deux pièces sommaires, où des petits bouts enfilent des feuilles sur un fil. Savansay Kyong (27 ans officiellement, 10 de moins d’apparence) a décidé de laisser la gestion de la ferme à sa famille pour devenir instituteur,  » pour se rendre utile « . En tant que bénévole, l’Unicef le défraie 200 000 kips par mois. Un peu moins de 25 euros.

49 ethnies

 » L’objectif est finalement que ce type d’écoles disparaissent pour être remplacées par des structures dépendant du ministère de l’Education « , détaille Marc Vergara. L’enseignement maternel n’est pas un détail, dans un pays où 49 ethnies sont officiellement reconnues, englobant elles-mêmes… 167 sous-ethnies et autant de différentes cultures, traditions et, surtout, langues. Lorsqu’ils débarquent en primaire, les enfants ne parlent généralement pas un mot de lao, d’autant plus s’ils ne sont pas passés par les maternelles. Le redoublement en première devient presque un passage obligé.

Même si le taux d’inscription à l’école primaire est proche du maximum (98,7 %), seuls 78 % des enfants terminent le cursus de cinq ans. Et à peine 45 % poursuivent en secondaire. Dont très peu de jeunes filles, rattrapées par la puberté, les obligations ménagères, voire le mariage précoce. Trente-sept pour cent des femmes âgées de 20 à 49 ans sont devenues épouses avant leur majorité. Beaucoup se retrouvent à éduquer seules des rejetons dont le père a fui pour mieux se consacrer au lao-lao, l’alcool national. A base de riz, évidemment.

Pendant ce temps-là, la main-d’oeuvre thaïlandaise, vietnamienne et chinoise afflue. Mieux formée, plus compétente, mieux rémunérée. Et, souvent, détestée des Laotiens. Un pays choisit ses défis. Pas ses voisins.

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