Femme piquée par un serpent, © DEBBY TERMONIA

A l’oeil nu

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Thomas Gunzig.

Tapi dans le fond d’un café bobo-branché de la capitale, c’est un Thomas Gunzig très en avance qui sirote un thé vert en attendant l’heure du rendez-vous. Confortablement assis sur une banquette en skaï, vue panoramique sur la salle et écouteurs vissés aux oreilles, il tapote sur un Apple recouvert d’autocollants. Il s’excuse, parce qu’il ne se rappelle plus très bien les oeuvres qu’il avait choisies mais, pas de problème, il a son  » petit dossier dans son ordinateur et puis, c’est tellement plus gai d’improviser « . En revanche, l’écrivain souhaiterait que vous lui réexpliquiez ce que vous attendez de lui : il revient d’une semaine d’écriture en solitaire et n’a pas encore véritablement accosté. En fait, entre ses billets radio à la RTBF, l’écriture de scénarios ou de spectacles, il désirerait surtout pouvoir terminer son nouveau roman, La Vie sauvage, dont la sortie est prévue en septembre prochain. Peu expressif et franchement pas bavard, ce grand garçon de 46 ans a l’air plutôt sympa dans ses Adidas blanches, et même content de vous parler d’art.

Et ce sont les mains sagement posées sur ses genoux et sur un fond musical de chorale africaine diffusé par les quatre haut-parleurs de ce bar d’habitués qu’il évoque premièrement Femme piquée par un serpent, d’Auguste Clésinger.  » Je suis amoureux de cette femme, elle est sublimement belle et onctueuse. Je ne me rappelle plus son nom mais son histoire est aussi intéressante que sa beauté. C’est en faisant des recherches pour mon prochain roman que je l’ai découverte. Baudelaire – qui apparaît en filigrane dans mon histoire – était bleu de cette femme. Pour la petite histoire, il la semi-divinisait, il aurait fait n’importe quoi pour l’avoir. Et du jour où elle a cédé, il l’a rabaissée au rang de toutes les autres, c’est terrible quand même !  » s’émeut-il. Avant de s’exclamer :  » Ça y est, j’y suis, elle s’appelait Apollonie Sabatier ! C’était une sorte de courtisane mais qui tenait des salons littéraires à Paris et, sans que ça gêne son mari, elle couchait un peu avec tout le monde. Théophile Gautier lui a écrit des poèmes pornographiques magnifiques ; Clésinger, qui a aussi été son amant, l’a sculptée. C’est une femme qui en a inspiré plus d’un… Sans doute parce qu’elle était extraordinairement libre et ne vivait qu’en fonction de ses désirs et de ceux de son corps. Je trouve ça à la fois très courageux et totalement fantastique « , confie Gunzig d’un visage aussi impassible que ses propos sont passionnés. Et, se penchant sur la photo de la statue, il complète :  » Quand je la regarde, j’y vois l’agonie et le plaisir, la luxure et la mort, c’est sublime ! Sans compter que quand on l’observe de plus près, le rendu de cette sculpture est tellement réaliste qu’on y décèle même des petits trous de cellulite. C’est fou quand même ! Je ne suis pas capable de vous l’expliquer en détail mais son style quasi photographique vient du fait qu’il a coulé directement le moule sur cette merveilleuse femme.  »

Les zones obscures de l’imaginaire

Et sa femme idéale, à lui ? Gunzig s’agite un peu sur sa banquette.  » Ah non, c’est terriblement excluant d’avoir un idéal. En tout cas moi, je n’en ai pas. Je peux être séduit par toutes sortes de caractères, de formats, de couleurs… De toute façon, la beauté physique, c’est tellement large comme idée. Je pense que c’est plutôt un agencement particulier de petites choses qui font qu’une personne est belle.  » Alors qu’il sourit timidement en penchant la tête, il est interrompu par un haut et fort  » Bonjour maître « , lancé par son pote, le comédien Jean-Luc Couchard (Dikkenek, Taxi 4, etc.). Il lui répond par un affectueux  » camarade « . Les deux se papouillent en se souhaitant une  » bonne année  » et on passe à la deuxième oeuvre d’art préférée : Saturne dévorant un de ses enfants, de Goya.

 » C’est curieux comme c’est difficile d’expliquer pourquoi un artiste vous attire. Moi, c’est Goya. Il exerce sur moi un pouvoir, une fascination totale. Que ce soit ses dessins illustrant la guerre d’Espagne ou ses femmes nues, je l’adore. Et, d’un air plutôt fier, Gunzig reconnaît apprécier les femmes nues.  » Mais Goya, je l’ai toujours aimé, ça remonte sans doute à mon enfance ou à mon adolescence. Là où je suis le plus admiratif, c’est devant sa capacité à apporter une dimension exceptionnelle à un événement. Aucune photo ne sera jamais capable d’exprimer ce qu’un peintre ou un dessinateur propose en quelques coups de crayon. C’est exactement ce qui se passe quand on observe ce tableau – il le pointe du doigt – car sans rien connaître à la mythologie ou à Saturne, on comprend toute l’horreur et la violence de cet être. Il dévore un cadavre sanguinolent, c’est une boucherie, c’est la folie. Quand je vois ça, mon imaginaire se met en route : « Qu’est-ce qui s’est passé ? A quoi pense-t-il quand il dévore ses enfants ? Pourquoi les dévorer alors qu’il pourrait se contenter de les tuer ? » Gunzig s’interroge, bras croisés sur la table, ce qui accentue sa carrure de karatéka. Il reprend, après quelques instants :  » Je suis très attiré par toutes les zones obscures de l’imaginaire.  »

Le barman change sa playlist. Finis, les tam-tams ; on passe au jazz. Et entre deux commentaires sur la différence entre la science-fiction, sa grande passion, et la littérature fantastique, Gunzig s’enfile quelques speculoos et conclut sur un thème cher à l’imaginaire, la mort.  » La mort, c’est un sujet intéressant car, aussi paradoxal que ça puisse paraître, la mort peut procurer un peu d’espoir. Pour celui qui en a marre, c’est une porte de sortie fabuleuse, un joli petit bouton sur lequel on appuierait et qui, « bam », vous permet de vous en aller. Oui, dans ce sens, la mort est une expression de liberté et c’est plutôt stimulant de le savoir.  »

L’écriture de la photo

Pour terminer : un cliché de Vivian Maier, artiste complètement ignorée de son vivant et dont les opus affolent aujourd’hui le petit monde de la photographie.  » Encore plus que les oeuvres d’art, ce qui me fascine ce sont les histoires qui les accompagnent. Et l’histoire de Vivian Maier, je l’a-do-re !  » Gunzig raconte alors que la photographe était en réalité nurse d’enfants de familles riches et ce n’est qu’à ses heures perdues qu’elle s’amusait à photographier tout ce qui lui passait sous les yeux.  » Elle n’a jamais pensé à montrer ses photos et ce n’est que lors de la liquidation de sa succession qu’on a découvert, dans un garde-meuble, l’ensemble de ses photos et des tas de pellicules qu’elle n’avait pu, faute d’argent, faire développer. C’est tragique et complètement génial. Ça me fait penser à tous ces grands artistes qui ne savaient pas qu’ils changeraient le monde. Kafka, par exemple, un petit employé d’assurances jamais satisfait de ce qu’il écrit et qui ne pensait pas un seul instant que ses petites histoires pourraient intéresser quelqu’un un jour. Quand on pense qu’il est mort seul, dans un sanatorium, sans femme, sans enfants, sans succès, pour finir par être considéré, des années plus tard, comme l’un des plus grands écrivains. C’est extraordinaire comme destin.  »

Une anecdote loin de sa propre histoire car, mise à part une scolarité compliquée – en raison d’une légère dyslexie qui lui vaudra six ans d’enseignement spécialisé au milieu de trisomiques légers et d’enfants caractériels, Gunzig fait partie de ces rares écrivains qui ont été publiés du premier coup. Un recueil de nouvelles à 18 ans, plusieurs romans primés ensuite ; pour lui, l’écriture n’est pas une souffrance.  » Ça m’énerve, ce genre de réflexion ; quand on voit des gens qui ont un vrai boulot de merde, qui travaillent dur dans des supermarchés ou dans des entreprises et qui, tous les jours, subissent la vraie violence sociale, on n’a vraiment pas le droit de se plaindre. Par contre, si on pouvait gagner un peu mieux notre vie, ce serait bien.  »

Il pose alors les yeux sur la photo  » sans titre  » de Vivian Maier :  » Même si sa thématique est assez facile, elle n’en est pas moins unique et c’est ça qui me fascine. Sérieusement, combien de centaines de milliers de photos d’enfants dans une bagnole ont-elles été prises ? Pourquoi celle-ci est-elle différente ? Je ne sais pas et Vivian Maier sans doute non plus, c’est une question d’instinct. En tout cas, quand j’observe les enfants assis dans cette voiture, je pense aux miens (NDLR : trois, de 5 à 15 ans) et le désespoir m’emporte quand je songe à la société dans laquelle ils seront appelés à vivre. Si je n’avais pas d’enfant, je me dirais : « OK, c’est comme ça, ça fait 5 000 ans que ça dure, il n’y a aucune raison que ça s’arrange ; donc on s’en fout puisqu’au final, on va tous crever ». Mais aujourd’hui, les moyens de foutre la merde sont tellement plus importants qu’hier… Alors, avant que tout ça se termine dans une joyeuse apocalypse, j’essaie d’en profiter un peu, d’apporter un peu de bonheur autour de moi et d’essayer de cesser d’y penser.  »

Pour se détendre, l’auteur – comme il aime se qualifier tant son travail peut être protéiforme – fait de la photo. Un peu gêné d’en parler après avoir évoqué de grandes figures de la photographie, il dit que  » l’écriture c’est tellement cérébral, on passe son temps à réfléchir, réfléchir encore pour essayer de faire quelque chose alors que la photo c’est tout le contraire : je laisse venir l’image à moi et quand elle est belle, je la prends. C’est en devant me lever très tôt pour mes chroniques radio que j’ai commencé à en faire (NDLR : une série sur Bruxelles entre le sommeil et le réveil). Elles ont rencontré un petit succès sur Facebook, d’où l’expo, puis le livre. Après, j’en ai eu marre de faire des photos de Bruxelles et comme je ne fonctionne qu’au plaisir pur, j’ai arrêté. Et puis est arrivée l’envie numéro 2 ! s’enthousiasme-t-il en trépignant sur sa banquette.  » Aujourd’hui, je photographie des femmes nues dans la forêt ! Mais attention, des femmes de tous âges, de tous « formats », de tous genres. Ce sont toutes des volontaires qui se sont proposées via Facebook. Sur mes photos, on ne reconnaît d’ailleurs jamais un visage, c’est mieux. En fait, c’est une idée qui m’est venue à cause de ma grande timidité. C’était une sorte de défi que je me lançais.  »

A la fin de l’entretien, Thomas Gunzig est un peu moins réservé. Et termine sur le rôle ou l’utilité de l’art.  » L’art nous permet de nous extraire de notre condition de mammifère, à savoir naître, vivre et mourir. Il donne du sens, il crée du lien entre les humains et, petit à petit, il construit une civilisation.  »

Dans notre édition du 17 mars : Yann Moix.

PAR MARINA LAURENT ? PHOTO : DEBBY TERMONIA

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire