Moustache de peintre, regard malicieux, Jean-Marie Laclavetine est devenu un des tauliers de la collection Blanche. © PATRICE NORMAND/REPORTERS

Le liseur

L’éditeur de Tristan Garcia, Leïla Slimani, Boualem Sansal, Daniel Pennac ou Marie NDiaye, c’est lui. Jean-Marie Laclavetine travaille depuis trente ans chez Gallimard. Portrait d’un lecteur au nez creux, responsable des derniers gros coups maison.

Il arrive aux éditions Gallimard 7 000 manuscrits par an. Le calcul est facile, et paradoxalement de plus en plus vertigineux au fur et à mesure de ses divisions : 583 par mois, 135 par semaine, 19 par jour. Travail de l’ombre dont le geste le plus réussi est aussi le plus indétectable, le métier d’éditeur est d’y mettre bon ordre, triant le bon grain de l’ivraie, et accompagnant dans le secret les alchimiques processus d’écriture et de création avant de les rendre publics. Gallimard, Jean-Marie Laclavetine, né en 1954 à Bordeaux, en parle comme de  » la maison « . Cela fait vingt-sept ans que l’ancien étudiant en lettres est officiellement entré à son redoutable comité de lecture. Rue Gaston Gallimard à Paris, grimper trois volées d’escalier, voir la largeur des couloirs et des plafonds rétrécir un peu à chaque étage pour déboucher presque sous les combles : l’antre du chercheur d’or a tout de la chambre de bonne – un petit bureau certes empli de livres, mais loin du fantastique capharnaüm imaginé.

Tout respire ici la modération. Le grand calme de l’activité intellectuelle. Moustache de peintre et regard noble sinon malicieux, celui qui est aussi romancier (En douceur, Première ligne) et traducteur de l’italien (on lui doit notamment des traductions de Leonardo Sciascia ou Alberto Moravia, et la découverte d’Elena Ferrante en français) évoquera ce jour-là de sa voix douce un parcours qui lui vaut d’être aujourd’hui devenu l’un des tauliers de la collection Blanche – l’une des plus enviées du paysage romanesque français. L’une, aussi, des plus éclectiques. A évoquer la littérature –  » Ça a toujours été un penchant, depuis l’enfance, je ne sais pas dire pourquoi, sans doute avais-je besoin de cette part de solitude et de rêve que nous offrent les livres  » -, la discussion se prolongera jusqu’à la tombée de la nuit.

Avant de nous raccompagner à travers les galeries éteintes de la fourmilière désormais désertée, Jean-Marie Laclavetine considérera encore la petite montagne de tapuscrits en attente sur le métier – accumulation sévère de dossiers format A4 cachant, sous l’interchangeable apparence administrative, une formidable polyphonie d’histoires et de matière vibrante attendant d’être investies. Soit autant de promesses.  » J’aime penser qu’il se trouve là peut-être une voix qui se prépare à me bouleverser…  »

Vous avez découvert récemment de nouvelles voix comme celles de Leïla Slimani, prix Goncourt 2016, ou Jean-Baptiste Del Amo, mais vous continuez à être l’éditeur d’auteurs confirmés et prolixes comme Daniel Pennac ou Boualem Sansal : comment s’organise cette partition entre premier roman et suivi d’une oeuvre ?

J’aime beaucoup travailler sur le long terme avec les auteurs, parce que des liens très profonds se nouent. Il y a tout de même une dimension affective, irrationnelle, dans ce travail qui est liée à la matière elle-même : la littérature fait intervenir des forces très obscures et, évidemment, cela implique un dialogue très intense entre l’auteur et l’éditeur. En même temps, je ne peux pas m’arrêter de lire des premiers romans, parce que c’est ce qu’il y a de plus excitant dans le travail : les premiers contacts, les premiers textes, la première lecture, c’est quand même un moment très particulier dans une histoire. L’histoire d’un couple, ou d’un tandem, qui se forme à chaque fois et qui est censé durer longtemps. Ce premier semestre, comme le programme est fait jusqu’en mai, je m’occupe de 21 livres. C’est beaucoup, ce n’est pas toujours autant. Mais il faut dire que comme il y a toujours de nouveaux auteurs et que les anciens continuent d’écrire, ça augmente d’année en année, c’est un peu le problème (rires).

7 000 manuscrits arrivent annuellement chez Gallimard. Avec lesquels entrez-vous réellement en contact ?

Il y a des manuscrits que je reçois personnellement, et puis ceux qui arrivent au comité de lecture de façon non nominative. Bien entendu, je ne peux pas lire tout ce qui arrive. Il faut effectuer un premier tri, qui est fait par des gens en qui on a toute confiance. Nous n’avons pas de statistiques, mais je dirais que 80 % des livres qui arrivent sont éliminés à cette étape, parce qu’on voit tout de suite qu’ils ne correspondent pas du tout à ce qu’on veut publier dans la collection Blanche. Commence alors le vrai travail éditorial : il va falloir se prononcer sur chaque manuscrit de façon argumentée, écrire une note de lecture et confronter nos avis en comité de lecture. Nous sommes une douzaine d’éditeurs, mais chacun a une manière particulière de travailler. Je suis personnellement l’un des plus impliqués. Au comité de lecture, il y a trois, quatre lectures qui donnent lieu à des discussions entre nous, toujours en présence d’Antoine Gallimard, qui finit par trancher. Il peut arriver qu’une décision se prenne hors du comité de lecture quand il y a urgence. Ça a été le cas pour Leïla Slimani : je l’avais connue dans mon atelier d’écriture (NDLR : Jean-Marie Laclavetine est l’un des intervenants des ateliers d’écriture mis sur pied par les éditions Gallimard), j’ai tout de suite vu qu’il y avait une personnalité exceptionnelle, j’étais persuadé qu’il ne fallait pas la lâcher. Je suis allé voir Antoine Gallimard et on lui a proposé un contrat sur-le-champ. C’était une démarche exceptionnelle.

Pour quelles raisons soutenez-vous ou écartez-vous une publication ?

Ce que j’attends, c’est d’entendre une voix, personnelle et singulière. Il faut une voix inouïe, une chose que j’ai l’impression de n’avoir jamais entendue avant. J’accepte les faiblesses, les maladresses, surtout s’il s’agit d’un premier roman. Ce que je refuse, en revanche, ce sont les manuscrits bien léchés, bien maîtrisés, bien écrits, bien érudits qui sont en fait des travaux de point de croix, des objets jolis et sans aspérités. Ce que j’appelle une prose de professeur de lettres, faite par des gens qui pensent que la culture peut remplacer l’art. Qu’avoir lu Proust dix fois et être capable de citer Flaubert in extenso donne un droit d’accès à la littérature. Mais la littérature, c’est une steppe sauvage… On y entre sans référence. Et il faut pouvoir s’y griffer les mollets dans les champs de chardon. Ça ne veut pas dire qu’on doit être un barbare. Au contraire : pour être un véritable écrivain, il faut avoir beaucoup lu et aimé les livres des autres, mais que ce ne soit pas un obstacle à la recherche de sa propre sauvagerie. On a besoin dans un manuscrit de sentir passer un vent de folie, quel que soit le registre, comique ou tragique : qu’il y ait un mystère qui irradie tout le texte.

D’où vient votre conviction à l’heure de décider du sort d’un manuscrit ?

 » Le premier geste d’éditeur, c’est de dire oui ou non. C’est très simple, dans le fond. Après, ça se complique un peu… (sourire). Quand je termine le manuscrit, tout est un peu confus, j’ai des sentiments très contradictoires, et puis, en écrivant ma note, tout se met en ordre, s’éclaircit. En tant qu’éditeur, il ne s’agit pas de dire des choses intelligentes sur un texte, d’en donner une analyse raffinée et évasive, il s’agit de s’engager de manière forte : choisir, trancher. Et donc de faire confiance à son instinct – en l’occurrence, suivre mon goût, qui est tout à fait discutable, subjectif et contestable. Ne pas s’abîmer dans les convenances, la convention, les idées reçues. Dire non à un manuscrit, c’est simplement une absence de désir. Ça exclut toute forme de censure. Le contenu même du livre, idéologique ou politique, sexuel ou pornographique, ça m’est entièrement égal, ce n’est absolument pas un critère. Ça ne le sera jamais, ça ne peut pas l’être.

Vous éditez aussi bien Pierre Jourde que David Foenkinos, Marie NDiaye que Jean-Christophe Rufin. Comment réconciliez-vous toutes ces voix au sein de la collection Blanche ?

Certains éditeurs sont connus pour avoir un goût rectiligne : Jérôme Lindon (NDLR : directeur des éditions de Minuit de 1948 à sa mort en 2001) choisissait des livres qui, d’une certaine façon, se ressemblaient tous. C’était un immense éditeur. Moi je me sens au contraire dans un éclectisme total : je suis prêt à aimer toutes sortes de livres, des livres de poètes illisibles et des livres de conteurs populaires. C’est une tradition chez Gallimard : la collection Blanche a toujours publié des livres très différents les uns des autres.

En quoi consistent très concrètement vos interventions sur un texte ?

Tout dépend de la demande, et chaque relation est particulière. Certains auteurs sont demandeurs d’une relation très suivie, rassurante et régulière, d’autres attendent plutôt un dialogue constructif et distancié sur leur travail. Avec d’autres encore, mon rôle est plus interventionniste : je peux leur faire des suggestions très précises, et très détaillées sur le texte lui-même :  » tel aspect de la narration ne fonctionne pas très bien « ,  » tel chapitre est trop long « ,  » la fin est abrupte « ,  » il y a une grosse panne au milieu du livre, il faut resserrer ça « ,  » tel personnage est un peu faible « , etc. Je peux dans certains cas leur prendre trois chapitres et les corriger de manière intensive pour les inviter à reprendre leur roman en tenant compte de ces suggestions. Parfois, je leur remets des pages qui sont entièrement ravaudées : ils acceptent ou pas, mais cela leur donne au moins une idée très précise et détaillée de ce que je pense.

Jean-Christophe Rufin, Marie NDiaye, Leïla Slimani ont reçu le Goncourt, Boualem Sansal et Hédi Kaddour le Grand Prix de l’Académie française. La maison vous doit quelques-uns de ses plus précieux investissements…

Bien sûr, j’ai envie que les livres soient appréciés, à l’intérieur et à l’extérieur de la maison. Et quand il arrive, j’accueille le succès commercial avec joie. Mais ce n’est pas le but. Le but, c’est que les auteurs puissent accomplir leur travail de façon la plus apaisée possible, la plus favorable, et que les livres vivent. S’ils rencontrent le goût du public, c’est formidable, mais on sait que ce n’est pas la règle. Si on regarde les tirages d’Henri Michaux, ou de Beckett avant le Nobel, ce ne sont quand même pas des best-sellers… Les grandes oeuvres ne sont pas forcément des oeuvres lues par beaucoup de monde. Mais il est important qu’un livre soit disponible pour ceux qui pourraient en avoir besoin.

Après trente ans de métier, votre désir se revivifie-t-il toujours ?

Oui, c’est un étonnement pour moi, mais je n’éprouve aucune lassitude. Lire un manuscrit intéressant, c’est faire une rencontre. Et on ne peut pas se lasser des rencontres…

Retrouvez l’actualité littéraire dans Focus Vif : cette semaine, notamment, L’Opium du ciel, deuxième roman dense et virtuose du Français Jean-Noël Orengo, page 42, et Les Soirées chez Mathilde, intrigue parisienne vaporeuse de Dominique Fabre, page 43.

PAR YSALINE PARISIS, À PARIS

 » Je ne peux pas m’arrêter de lire des premiers romans, c’est ce qu’il y a de plus excitant dans le travail  »

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